L’ennui lorsqu’on a
publié dès le début de sa carrière un roman culte, c’est que
les lecteurs ont tendance à se focaliser sur cette oeuvre, oubliant
sans doute que chaque auteur a le droit d’avoir ensuite une
carrière riche et variée. C’est un peu ce qui est arrivé à Luke
Rhinehart, George Cockcroft de son vrai nom, après avoir publié en
1971 L’homme dé, brûlot anticonformiste et pierre angulaire de la
contre-culture américaine. Et votre serviteur ne sort pas tellement
plus glorieux de cet examen de contrôle puisque : 1- il pensait que
George Cockcroft avait passé l’arme à gauche. 2- Il n’avait pas
la moindre idée de ce que le bonhomme avait publié à la suite de
L’homme dé. C’est donc avec une grande surprise et une certaine
joie, qu’il découvrit récemment la publication de Invasion,
dernier incident livresque commis par l’écrivain américain, âgé
désormais de 86 ans mais toujours aussi alerte sur le plan
intellectuel.
Autant être honnête,
Invasion relève avant tout de la farce, mais sous son aspect
initialement potache le lecteur découvre avec délice une satire
sociale de l’Amérique assez incisive, quoiqu’un brin redondante.
Imaginez la Terre envahie par des extraterrestres totalement
déjantés, des boules de poils à l’intelligence supérieure, mais
qui ne pensent qu’à s’amuser et à faire des blagues aux dépens
des humains. C’est l’une de ces étranges créatures, que Billy
Morton, pêcheur établi au nord de Long Island, découvre un jour
sur son bateau. La bestiole étant inoffensive et amusante, Billy
décide de la ramener à la maison pour amuser ses deux garçon, qui
s’empressent de l’adopter et de la surnommer Louie. Mais la
famille Morton réalise assez rapidement que Louie n’est pas un
animal comme les autres, ses capacités intellectuelles semblent
nettement plus élevées et il prend un malin plaisir à changer de
forme pour amuser la galerie. Alors lorsqu’il se met à parler et à
utiliser l’ordinateur familial pour hacker le site web de la CIA,
les Morton commencent à réaliser que Louie n’est pas exactement
un animal de compagnie, d’autant plus que les Protéens commencent
à se multiplier partout à travers la planète et décident de
mettre en oeuvre leur grand projet : s’amuser à tout prix et
mettre le bazar partout où ils passent ; et le moins que l’on
puisse dire c’est qu’ils ne font pas les choses à moitié. Bien
décidés à montrer aux humains toute la bêtise de leur
organisation sociale et économique, les Protéens prennent un malin
plaisir à pirater les banques afin de redistribuer plus
équitablement les richesses, à contrecarrer les plans de l’armée
américaine, notamment au Proche Orient, à piller les banques de
données des agences de sécurité (notamment la NSA, le FBI et la
CIA) et de manière générale à ridiculiser les autorités. Autant
dire que le gouvernement américain commence sérieusement à prendre
en grippe les Protéens et à classer l’espèce dans la liste des
terroristes à éradiquer, un jeu que Louie et ses amis trouvent très
amusant, mais que les Morton commencent à trouver pénible et
dangereux.
Drôle, irrévérencieux,
foncièrement satirique, le début du roman de Luke Rhinehart est
mené à un rythme d’enfer sous la plume acérée d’un écrivain
qui n’a rien perdu de son mordant. Pointant du doigt les
incohérences et les impasses d’une Amérique en panne de justice
sociale, de cohésion et tout simplement d’humanisme, Invasion
dénonce la mainmise du complexe militaro-industriel, l’obsession
sécuritaire et les dérives d’une société sous surveillance
sclérosée par ses inégalités. Mais la forme et le fond atteignent
rapidement les limites de l’exercice, Rhinehart tourne un peu en
rond et surtout son roman souffre d’être bien trop long. La farce
amuse, puis finit par lasser quelque peu à force de redondances. On
aurait aimé que le roman soit allégé de 200 pages, il aurait gagné
en force et en impact sans pour autant lasser le lecteur. La critique
elle-même manque de perspective et de hauteur, Rhinehart dénonce,
mais s’en tient à des généralités antisystème qui n’apportent
guère d’eau au moulin. Les Protéens, aussi drôles soient-ils ne
proposent aucun modèle cohérent, et le jeu, qui reste fondamental
dans leurs rapports aux autres, ne constitue hélas pas un socle
suffisant pour construire une société juste, tolérante et
équitable. Certes, on sourit, on rit même parfois, et dans
l’ensemble on passe un agréable moment de lecture, mais en
refermant la dernière page, on ne peut s’empêcher de garder à
l’esprit que tout ce cirque est tout de même un poil vain. Alors
que L’homme dé était une oeuvre profondément critique et
dérangeante, qui pouvait mettre le lecteur dans une position très
inconfortable, Invasion se contente d’être un roman mineur dont on
oubliera probablement rapidement le contenu.