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dimanche 16 septembre 2018

La compagnie : le grand roman de la CIA, de Robert Littell

Moins connu dans nos contrées que son fils Jonathan (auteur de Les bienveillantes, Goncourt 2006  écoulé à plus de 800 000 exemplaires en France), Robert Littell est pourtant une plume bien connue aux Etats-Unis. Journaliste à Newsweek spécialisé dans la géopolitique du Moyen-Orient (il a notamment couvert la guerre des Six jours comme reporter), son travail fut salué pour sa rigueur et sa grande qualité. Mais c’est dans les années soixante-dix que Robert Littell se lança dans l’écriture de romans d’espionnage, publiant une douzaine de romans, dont La Compagnie, retraçant l’histoire de la CIA depuis sa création jusqu’au début des années 2000. Largement romancé, mais s’inspirant évidemment de faits réels, le roman passe pour être une somme dans son domaine, un incontournable à classer aux côtés des classiques du genre. Alors ce pavé de 1200 pages tient-il toutes ses promesses et peut-il être comparé aux chefs d’oeuvres de John le Carré, maître à priori indépassable du roman d’espionnage ?

Petite précision avant d’entrer dans le vif du sujet. Je n’ai pas pour habitude de dire du mal des éditeurs, surtout que je n’ai absolument rien à reprocher à Points Seuil, mais si vous avez la possibilité d’acquérir ce roman en grand format, n’hésitez pas car l’édition poche est vraiment très peu confortable à lire, trop épaisse, trop rigide et imprimée dans une police minuscule… on en viendrait presque à souhaiter que l’éditeur scinde en deux volumes ce pavé de 1200 pages ou propose une version électronique. Mais passons, il ne s’agit que d’un point de détail purement ergonomique, qui ne remet nullement en cause les qualités intrinsèques de cet excellent livre.

Construite sur les cendres de l’OSS, organisme de renseignement américain dissous en 1945 alors que l’Amérique pensait ne plus avoir besoin des services d’une organisation taillée pour collecter des renseignements en temps de guerre, la CIA fut créée en 1947 par Harry Truman, contre l’avis de l’armée et du FBI, qui voyaient certaines de leurs prérogatives leur échapper. Le roman débute de manière chronologique dès 1950 et retrace les grandes étapes politiques et historiques du XXème siècle. Du Berlin des années cinquante, pas encore scindé par le mur, à la guerre d’Afghanistan, en passant par le désastre de la baie des cochons ou bien encore la crise des missiles de Cuba, Robert Littell évoque avec brio la guerre froide et l’affrontement du bloc soviétique et de l’Occident dans sa dimension la plus secrète et donc forcément la plus fascinante. Il nous fait entrer dans les coulisses du pouvoir, qu’il s’agisse du bureau ovale de la Maison blanche, des couloirs de Langley (base principale de la CIA) ou des obscures arcanes du pouvoir soviétique. L’auteur laisse également la part belle aux officiers de terrain, auteurs d’opérations risquées comme en témoigne l’échec cuisant de la mission en Hongrie en 1956 alors que le pays tente de se révolter et de s’affranchir de la tutelle communiste. Bien évidemment, Robert Littell n’oublie pas les personnages qui ont fait l’histoire, Truman, les frères Kennedy, Khrouchtchev ou bien encore  l’agent double Kim Philby, mais ses personnages les plus réussis sont ceux finalement qui relèvent de la fiction et lui laissent donc la plus grande marge de latitude (bien que certains soient inspirés par de véritables agents). Torriti alias le Sorcier, Jack McAuliffe ou bien encore Ebby sont parmi les personnages les plus creusés et les plus attachants du roman. Mais l’une des facettes les plus intéressantes de ce récit extrêmement riche réside dans l’affrontement entre les deux grands maîtres du contre-espionnage de la période guerre froide, à savoir James Angleton côté CIA (personnage ayant parfaitement existé) et Starik côté soviétique (personnage à priori fictif). Leurs manoeuvres de déstabilisation et de manipulation sont absolument fascinantes, mais n’atteignent néanmoins pas tout à fait la maestria déployée par George Smiley dans La Taupe. Petit exemple de manipulation et de travail de sape à l’usage des néophyte : lorsque Starik apprend que Kim Philby et deux autres agents doubles sont découverts, le maître-espion russe décide sciemment de lâcher Philby et de le faire passer de l’autre côté du rideau de fer, dans le seul but de déstabiliser Angleton, qui, trahi par l’un de ses amis les plus plus proches, perdra grandement confiance Ce très subtil affrontement intellectuel et psychologique aboutit à transformer Angleton en être déraisonnablement suspicieux et contribua à le mettre sur la touche au sein de la CIA. Angleton, probablement fragilisé par la trahison de Kim Philby (numéro 2 du contre-espionnage britannique, avec lequel il s’était lié d’amitié), surveillait tout et tout le monde, faisant preuve d’un zèle frôlant la paranoïa. On restera néanmoins un peu plus réservé sur le personnage de Starik en lui-même, dont Robert Littell a cru bon d’en faire un pédophile ; on ne voit pas bien en quoi cela sert le récit. Mais l’auteur a le souci de n’épargner personne et le constat qu’il dresse n’est pas à l’avantage des gens dont il évoque le parcours. Nombre de personnages ne sortent pas indemnes de leur passage au sein de la CIA et l’auteur ne glorifie ni l’Amérique ni l’Agence, se montrant savamment critique tout au long de son récit.

Formidablement bien documenté et parfaitement maîtrisé, le roman de Robert Littell a le mérite d’atteindre son objectif principal (dresser une vaste histoire de la CIA), mais pas forcément toutes ses ambitions. Si la première partie est ainsi très réussie et formidablement maîtrisée, la tension retombe dans le dernier tiers du roman, sans doute aussi parce que la menace évolue et se fait plus insaisissable, moins manichéenne. La guerre froide laisse place à un terrorisme international que la CIA n’a pas l’habitude de combattre et qui redéfinit les règles du jeux dans leur intégralité. Littel manque encore certainement de recul pour écrire sur le sujet à chaud, sans doute aurait-il un regard un peu différent quinze ans plus tard, alors que les services de renseignements américains ont désormais tiré la leçon de leur formidable erreur d’appréciation. Mais pour cela, je vous conseille de vous orienter vers la lecture du livre de Robert Baer, La chute de la CIA : mémoires d’un guerrier de l’ombre sur les fronts islamiques.

2 commentaires:

Soleil vert a dit…

Au rayon Goncourt Les bienveillantes me tenterait bien, peut-être aussi Les flamboyants de Patrick Grainville.

Content de retrouver ta prose !

Emmanuel a dit…

J'ai jamais eu le courage de m'attaquer aux Bienveillantes, à tort sans doute parce qu'apparemment c'est vraiment bien.