Moins connu dans nos contrées que son
fils Jonathan (auteur de Les bienveillantes, Goncourt 2006 écoulé
à plus de 800 000 exemplaires en France), Robert Littell est
pourtant une plume bien connue aux Etats-Unis. Journaliste à
Newsweek spécialisé dans la géopolitique du Moyen-Orient (il a
notamment couvert la guerre des Six jours comme reporter), son
travail fut salué pour sa rigueur et sa grande qualité. Mais c’est
dans les années soixante-dix que Robert Littell se lança dans
l’écriture de romans d’espionnage, publiant une douzaine de
romans, dont La Compagnie, retraçant l’histoire de la CIA depuis
sa création jusqu’au début des années 2000. Largement romancé,
mais s’inspirant évidemment de faits réels, le roman passe pour
être une somme dans son domaine, un incontournable à classer aux
côtés des classiques du genre. Alors ce pavé de 1200 pages
tient-il toutes ses promesses et peut-il être comparé aux chefs
d’oeuvres de John le Carré, maître à priori indépassable du
roman d’espionnage ?
Petite précision avant d’entrer dans
le vif du sujet. Je n’ai pas pour habitude de dire du mal des
éditeurs, surtout que je n’ai absolument rien à reprocher à
Points Seuil, mais si vous avez la possibilité d’acquérir ce
roman en grand format, n’hésitez pas car l’édition poche est
vraiment très peu confortable à lire, trop épaisse, trop rigide et
imprimée dans une police minuscule… on en viendrait presque à
souhaiter que l’éditeur scinde en deux volumes ce pavé de 1200
pages ou propose une version électronique. Mais passons, il ne
s’agit que d’un point de détail purement ergonomique, qui ne
remet nullement en cause les qualités intrinsèques de cet excellent
livre.
Construite sur les cendres de l’OSS,
organisme de renseignement américain dissous en 1945 alors que
l’Amérique pensait ne plus avoir besoin des services d’une
organisation taillée pour collecter des renseignements en temps de
guerre, la CIA fut créée en 1947 par Harry Truman, contre l’avis
de l’armée et du FBI, qui voyaient certaines de leurs prérogatives
leur échapper. Le roman débute de manière chronologique dès 1950
et retrace les grandes étapes politiques et historiques du XXème
siècle. Du Berlin des années cinquante, pas encore scindé par le
mur, à la guerre d’Afghanistan, en passant par le désastre de la
baie des cochons ou bien encore la crise des missiles de Cuba, Robert
Littell évoque avec brio la guerre froide et l’affrontement du
bloc soviétique et de l’Occident dans sa dimension la plus secrète
et donc forcément la plus fascinante. Il nous fait entrer dans les
coulisses du pouvoir, qu’il s’agisse du bureau ovale de la Maison
blanche, des couloirs de Langley (base principale de la CIA) ou des
obscures arcanes du pouvoir soviétique. L’auteur laisse également
la part belle aux officiers de terrain, auteurs d’opérations
risquées comme en témoigne l’échec cuisant de la mission en
Hongrie en 1956 alors que le pays tente de se révolter et de
s’affranchir de la tutelle communiste. Bien évidemment, Robert
Littell n’oublie pas les personnages qui ont fait l’histoire,
Truman, les frères Kennedy, Khrouchtchev ou bien encore l’agent
double Kim Philby, mais ses personnages les plus réussis sont ceux
finalement qui relèvent de la fiction et lui laissent donc la plus
grande marge de latitude (bien que certains soient inspirés par de
véritables agents). Torriti alias le Sorcier, Jack McAuliffe ou bien
encore Ebby sont parmi les personnages les plus creusés et les plus
attachants du roman. Mais l’une des facettes les plus intéressantes
de ce récit extrêmement riche réside dans l’affrontement entre
les deux grands maîtres du contre-espionnage de la période guerre
froide, à savoir James Angleton côté CIA (personnage ayant
parfaitement existé) et Starik côté soviétique (personnage à
priori fictif). Leurs manoeuvres de déstabilisation et de
manipulation sont absolument fascinantes, mais n’atteignent
néanmoins pas tout à fait la maestria déployée par George Smiley
dans La Taupe. Petit exemple de manipulation et de travail de sape à
l’usage des néophyte : lorsque Starik apprend que Kim Philby et
deux autres agents doubles sont découverts, le maître-espion russe
décide sciemment de lâcher Philby et de le faire passer de l’autre
côté du rideau de fer, dans le seul but de déstabiliser Angleton,
qui, trahi par l’un de ses amis les plus plus proches, perdra
grandement confiance Ce très subtil affrontement intellectuel et
psychologique aboutit à transformer Angleton en être
déraisonnablement suspicieux et contribua à le mettre sur la touche
au sein de la CIA. Angleton, probablement fragilisé par la trahison
de Kim Philby (numéro 2 du contre-espionnage britannique, avec
lequel il s’était lié d’amitié), surveillait tout et tout le
monde, faisant preuve d’un zèle frôlant la paranoïa. On restera
néanmoins un peu plus réservé sur le personnage de Starik en
lui-même, dont Robert Littell a cru bon d’en faire un pédophile ;
on ne voit pas bien en quoi cela sert le récit. Mais l’auteur a le
souci de n’épargner personne et le constat qu’il dresse n’est
pas à l’avantage des gens dont il évoque le parcours. Nombre de
personnages ne sortent pas indemnes de leur passage au sein de la CIA
et l’auteur ne glorifie ni l’Amérique ni l’Agence, se montrant
savamment critique tout au long de son récit.
Formidablement bien documenté et
parfaitement maîtrisé, le roman de Robert Littell a le mérite
d’atteindre son objectif principal (dresser une vaste histoire de
la CIA), mais pas forcément toutes ses ambitions. Si la première
partie est ainsi très réussie et formidablement maîtrisée, la
tension retombe dans le dernier tiers du roman, sans doute aussi
parce que la menace évolue et se fait plus insaisissable, moins
manichéenne. La guerre froide laisse place à un terrorisme
international que la CIA n’a pas l’habitude de combattre et qui
redéfinit les règles du jeux dans leur intégralité. Littel manque
encore certainement de recul pour écrire sur le sujet à chaud, sans
doute aurait-il un regard un peu différent quinze ans plus tard,
alors que les services de renseignements américains ont désormais
tiré la leçon de leur formidable erreur d’appréciation. Mais
pour cela, je vous conseille de vous orienter vers la lecture du
livre de Robert Baer, La chute de la CIA : mémoires d’un guerrier
de l’ombre sur les fronts islamiques.
2 commentaires:
Au rayon Goncourt Les bienveillantes me tenterait bien, peut-être aussi Les flamboyants de Patrick Grainville.
Content de retrouver ta prose !
J'ai jamais eu le courage de m'attaquer aux Bienveillantes, à tort sans doute parce qu'apparemment c'est vraiment bien.
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