Alors que tout le
monde avait enterré définitivement K.W. JETER, qui depuis quelques
années ne donnait signe de vie qu'au travers de suites sans grand
intérêt [Blade Runner] ou de séries SF de seconde zone [Star Trek
, Alien nations et autres starwarseries], voici que paraît en 1998
un roman autrement plus ambitieux, un mélange de polar hard-boiled
et de science-fiction pour adultes consentants. NOIR
c'est un peu la rencontre entre Alfred BESTER et Norman SPINRAD, un
univers d'une violence sociale extrême dans lequel évolue un héros
pas toujours très net, voire franchement antipathique, écartelé
entre un passé difficile et un avenir encore plus incertain. Quand
K.W. JETER renoue avec ses démons du passé ça fait mal, très mal,
un peu comme Dr Adder en son temps, mais en
moins jovial.
Dans un futur
indéterminé, quelque part dans l'immense conurbation de Los
Angeles, qui s'étend désormais bien au-delà des frontières de la
Californie [le gloss], Mc Nihil, ex flic du bureau de recouvrement
est contacté par les dirigeants de la puissante multinationale Dyna
Zauber [DZ pour les intimes] afin d'enquêter sur le meurtre d'un
cadre secondaire. Désormais freelance, Mc Nihil a par le passé été
l'un des principaux asp-ions de l'agence de recouvrement, chargée
par les ayants-droits d'oeuvres intellectuelles de traquer les
pirates de tous bords qui osent dealer de la littérature, de la
musique ou des vidéos sous le manteau. La loi réserve un traitement
de choc aux pirates ; traqués par les asp-ions, ils sont abattus
sans sommation, leur cerveau et leur moelle épinière sont
soigneusement extraits de leur corps pour être ensuite recyclés en
divers produits de consommation courante, pour le seul bénéfice de
l'ayant-droit qui s'est estimé lésé (grille-pain, cable Hi-Fi
haute fidélité, nourriture pour chat, ....). Evidemment, chaque
objet contient encore suffisamment de la personnalité du pirate pour
le faire souffrir au gré de l'utilisateur. L'autre particularité de
McNihil, en plus d'être un enfoiré, c'est d'avoir des implants
greffés à la place des yeux, des implants qui lui permettent de
voir le monde comme s'il évoluait dans un vieux
film en noir et blanc, avec imperméable à la boggart, vieilles
guimbardes américaines des années cinquante, cigarettes sans filtre
échappant des volutes de fumée bleutée et délicieuse blonde
platine au tailleur serré. Il ne manquerait plus qu'une petite
musique de jazz pour compléter le tableau.
L'ennui dans le monde
de McNihil et de ses petits camarades, c'est que quand vous êtes
mort vous ne l'êtes pas vraiment, surtout si vous avez oublié
d'être en règle avec le fisc ou avec vos débiteurs ; des gentils
docteurs s'empressent rapidement de récupérer votre dépouille et
de la maintenir en semi-vie jusqu'à ce que vous ayez trimé
suffisamment pour régler toutes vos dettes. Quant-à la justice,
c'est bien simple, il n'y en a pas, n'espérez pas un procès la
police se charge uniquement de constater votre décès, voire
directement votre meurtre. A L.A. version JETER, l'argent est roi, et
pourvu que vous ayez un compte en banque bien rempli vous pouvez tout
vous permettre : poules de luxe façonnées sur mesure par les clomes
Adder des cliniques Serp Med, implants en tous genres ou drogues
virtuelles illicites. Attention, n'abusez tout de même pas trop de
ces petits extras ou vous vous sentirez obligé de vous confesser,
directement online évidemment, l'évêque vous fera de toute manière
un prix d'ami sur les crucifax de dernière génération.
Quant-à l'affaire de
meurtre, elle pue le coup fourré, le traquenard monté de toute
pièce. Alors McNihil n'en fait qu'à sa tête, il enquête sans
enquêter, se paye la tête des cadres de DZ et accessoirement
dessoude un pauvre pirate à la manque qui tentait de refourguer les
bouquins numérisés d'un vieil écrivain oublié de romans noirs.
NOIR est en
quelque sorte un synchrétisme de l'oeuvre de JETER, voire un
testament tant ce roman dégage une sensation de finitude, comme si
l'auteur avait jeté ses dernières forces dans une bataille ultime
qu'il savait perdue d'avance ; une synthèse de tous les éléments
développés par JETER depuis l'écriture de son premier roman, Dr
Adder. Ce dernier était le fruit d'une réflexion encore
inaboutie mais pleine de force et de vigueur ; le roman d'un jeune
écrivain qui voulait balancer ses mots à la face du monde comme s'ils
pouvaient avoir une influence sur le cours des choses. Rien de tout
cela dans NOIR, la réflexion est ici plus personnelle que
dans les précédents romans de JETER, NOIR est truffé de
passages d'une rare fulgurance où l'auteur épingle tous les travers
de la société, en forçant nettement la dose sur le néocapitalisme
sauvage, le piratage et la religion. De violence, le roman n'en
manque pas, qu'elle soit sociale ou physique, on pense en particulier
à la scène de vivisection sur le jeune pirate, d'une brutalité
insoutenable, justifiée (pour McNihil) par un discours à peine
moins intolérable. A elle seule cette scène fâchera plus d'un
lecteur, qui, fatigués par tant de rage, de scepticisme et de
nihilisme forcené, finiront par reposer ce roman épuisant. A moins
que ce ne soit la propension de l'auteur à faire durer les dialogues
qui n'ait raison de leur patience. Les autres, comme votre serviteur,
prendront leur pied face à tant de lucidité et de perspicacité
quant-aux réalités du monde moderne, dont finalement NOIR
n'est guère éloigné, comme toute oeuvre de SF qui se respecte
oserais-je avancer. Il y aurait encore bien d'autres points à
évoquer, comme certaines similitudes entre le film Blade Runner
et le roman de JETER, rien d'étonnant lorsqu'on sait que le même
auteur a publié trois suites au film de Ridley SCOTT. Les images
générées par NOIR évoquent cette atmosphère urbaine
déliquescente, ce Los Angeles pollué, gris, sale, envahi par une
faune miséreuse et hétéroclite. Plane également sur le roman le
fantôme de Deckard, qui à bien des égards rappelle McNihil, bien
que ce dernier soit bien plus impitoyable encore.
« Vous voyez, c’est là que les dernières
variations, notamment dans les films, ont mal tourné (…) Elles ont
confondu les images, l’apparence d’un vieux chef d’œuvre de
Billy Wilder, en croyant que c’était tout ce qui comptait (…)
[elles n’avaient] pas la moindre idée de cette putain de notion,
de ce que voulait dire l’essence, l’âme du noir. (…)
L’apparence, toutes ces ténèbres et ces ombres, toutes ces rues
banales trempées de pluie – ça n’était rien. Ça n’avait
rien à voir. »
(…) « C’était quoi, alors ? »
« Oh… c’est la trahison. » (…)
« Ça a toujours été ça. C’est ce qui rend ce monde si
réaliste, même lorsqu’il est totalement miteux et onirique, quand
on croirait sur une autre planète. Celle que nous avons perdue et
dont nous n’avons aucun souvenir, mais que nous voyons quand nous
fermons les yeux… »
NOIR c'est
avant tout une ambiance, une esthétique à la fois rétro et
ultramoderne qui n'est pas sans rappeler certaines oeuvres cyberpunk
[sans l'aspect gadgeto-matriciel, à mon sens d'une pénibilité sans
égal] ; c'est glauque, violent, sale et répugnant, mais c'est aussi
fascinant, lucide et diablement intelligent. NOIR est une
oeuvre imparfaite, mais incroyablement puissante, une lecture dont on
ne sort pas totalement indemne, à condition d'arriver jusqu'au bout
du voyage.
2 commentaires:
Waou une chronique de 2006 toute en fulgurance !
Le quatuor Ubik, K2R2, Olivier, AK ça donnait !
Souvenirs souvenirs. Un peu de nostalgie en ce qui me concerne. Je me demande si je ne vais pas ressortir mon papier sur Dr Adder 😉
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