Amusant comme l’on peut parfois être brusquement frappé par une
évidence que l’on avait pourtant sous les yeux depuis, disons le
clairement, un certain temps. C’est un peu l’effet produit auprès votre
serviteur après qu’il ait délicatement refermé la dernière page de ce
roman de James Crumley. Cette évidence c’est que depuis quelques années
j’explore de manière plus ou moins fortuite (miracle de la serendipité
diraient certains) la production littéraire des écrivains dits de
“l’école du Montana” (Pete Fromm, Sherman Alexie, James Lee Burke, James
Welch, Richard Hugo, Dan O’Brien…..), appellation gratuite et forcément
abusive, mais sans doute aussi révélatrice d’un certain état d’esprit
ou tout du moins d’une certaine sensibilité. Il est probable que les
choix éditoriaux des éditions Gallmeister, dont je reste un
inconditionnel, influencent en grande partie cette orientation dans mes
lectures, mais pas seulement puisque certains des auteurs de cette
mouvance ne sont pas édités par cette maison d’édition. En forçant le
trait, mais pas tant, on pourrait également leur associer l’écrivain du
Wyoming voisin, Craig Johnson. Sans doute est-ce lié à une fascination
plus ou moins consciente pour l’Amérique des grandes plaines et des
espaces à perte de vue, sur lesquels plane encore l’ombre des tribus
indienne qui régnaient sur ces terres avant l’arrivée de l’homme blanc.
De leur tragédie s’échappe comme une aura mystique, la promesse d’une
Amérique encore préservée du rythme infernal de la vie moderne, sauvage,
à peine civilisée… presque vierge. Illusion probablement, fantasme
propre à celui qui rêve et qui voyage par la pensée, mais après tout,
que serions sans nos rêveries. Sur ces considérations dignes d’un
philosophe de comptoir, intéressons nous plus précisément à ce Fausse
piste, qui constitue le premier volet des aventures édifiantes de Milo
Milodragovitch, détective privé pathétique, alcoolique notoire et loser
magnifique.
Ce qui est bien dans ce genre de polar c'est que l’on sait d’emblée
que l’enquête y est un peu accessoire, non pas qu’elle ne soit pas
intéressante ou mal ficelée, mais elle reste un prétexte à l’exploration
de l’âme humaine et de ses travers. Ce qui compte ici, ce ne sont pas
les indices, les corrélations ou bien encore les procédures d’enquête,
mais les personnages et les dialogues. Et le moins que l’on puisse dire,
c’est qu’en la matière, James Crumley est un maître. Ne venez donc pas
vous plaindre de ne pas avoir été prévenu.
Milo Milodragovitch exerce donc la profession sinistrée de détective
privé dans la petite ville de Meriwether, nichée au coeur du Montana,
cette région frontalière du Canada où l’on compte sans doute plus de
bisons que d’habitants. L’ennui c’est que depuis l’adoption de nouvelles
lois facilitant le divorce, Milo se retrouve quasiment au chômage
technique. Lui qui s’était fait une spécialité dans la filature des
époux volages ne peut que constater l’inutilité désormais patente de sa
profession : l’adultère ne rapporte plus. Alors pour tuer l’ennui, en
attendant d’atteindre l’âge qui lui permettra d’enfin toucher l’héritage
de son père, une véritable fortune, Milo picole. Il picole au petite
déjeuner, il picole le matin, il picole l’après-midi et le soir, il
picole aussi… Bref, toutes les occasions sont bonnes pour lever le coude
et biberonner. Dans la ville tout le monde le connaît, mais lui ne vit
que dans l’ombre de son père, alcoolique notoire ayant fait fortune dans
l’immobilier, désormais mort après s’être tiré un coup de fusil en
pleine tête. Accident malheureux, suicide déguisé, nul ne le sait, même
si au fond de son coeur Milo connaît la vérité. La vie aurait pu
continuer ainsi pendant des années, avec pour seul horizon le prochain
verre ; mis à part la cirrhose du foie on ne voit pas bien ce qui aurait
pu arrêter notre bonhomme. Mais c’était sans compter sur la belle
Helen, dont le déhanché incendiaire n’a d’égal que la fragilité
intérieure. Un cocktail qui ne laisse pas Milo indifférent et, dans un
accès de faiblesse, voilà notre détective prêt à accepter une enquête
qui dès les premiers éléments laisse augurer d’une impasse. Mais la
femme a touché l’homme en plein coeur, elle a mis à nu une âme qui ne
demandait qu’à aimer et à être aimée en retour, dans sa plus simple et
sa plus pure expression. Alors Milo part à la recherche du meurtrier
présumé du frère d’Helen, officiellement mort d’une overdose d’héroïne,
thèse à laquelle Helen, terrassée par le chagrin, refuse de croire
malgré l’évidence.
Désespéré par bien bien des aspects, le roman de James Crumley se
laisse porter par une enquête faussement paresseuse, prétexte destiné
essentiellement à explorer une galerie de personnages à la fois
fascinants et repoussants. Le roman ne respire ni la gaieté ni la joie
de vivre, mais contre toute attente il exsude comme une infime parcelle
d’espoir au milieu de toute cette noirceur. Fausse piste explore des
thèmes bien plus profond qu’il n’y paraît au premier abord. La question
de la filiation est au coeur du roman. Milo est véritablement hanté par
son passé, par la figure écrasante de son père, il souffre de ne pas
être à la hauteur, de ne pas avoir réussi alors que son père et son
grand-père avaient au même âge bâti leur empire. Mais Milo souffre
encore davantage de la légende qui les accompagne, car lui connaît la
vérité, il connaît le prix de cette réussite et sa part de mensonge.
Alors pour éviter d’y être confronté, il s’est sabordé, s’enfonçant
chaque jour un peu plus dans le spleen afin d’oublier le poids
insupportable de cet héritage familial. Au fond, comme la plupart des
détectives privés depuis Philip Marlow, Milo est un coeur tendre qui
joue les durs à cuire et qui observe avec un oeil cynique et désabusé
d’une société corrompue et déliquescente. La petite ville de Meriwether
en donne un aperçu assez glaçant, cette bourgade insignifiante du
Montana concentre nombre de maux que l’on aurait cru réservés au grandes
mégapoles américaines (délinquance en hausse, trafic de drogue,
contrebande, corruption...), une ville où même les gentils sont
alcooliques ou désespérés et les flics désabusés ou corrompus. De cette
ambiance crépusculaire émerge la figure innocente d’Helen, étincelle
d’espoir qui embrase le coeur de Milo. Mais elle n’est pas celle qu’il
croit, il le sait, il le redoute… mais il l’aime.
1 commentaire:
Finalement ce Milo m'est apparu plutôt sympathique dans sa naïveté..
C'est justement parce qu'Helen n'est pas pour lui..qu'il l'aime..Entre le poison des amours impossibles et pas d'amour du tout..
C'est tres noir mais ce roman m'a bien amusée.
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