Si l’on s’en tient aux catalogues des éditeurs français, la littérature vietnamienne (et par extension originaire de l’ex colonie indochinoise) apparaît comme le parent pauvre de la littérature asiatique, alors même que nous croulons sous les romans venus du Japon, de Chine ou même d’Inde. A l’occasion d’une interview pour le journal Libération, l’éditeur Philippe Picquier, dont chacun s’accorde à reconnaître la qualité du travail et l’excellence du catalogue, affirmait que ses rares incursions en Asie du Sud Est avaient été peu probantes et que la tradition orale, empreinte de religiosité, avait probablement freiné le développement d’une tradition littéraire profane riche et ancienne dans des pays comme le Laos, le Cambodge ou la Thaïlande. Heureusement, lorsqu’un auteur parvient à traverser les frontières jusque chez nous, la qualité est bien au rendez-vous. C’est le cas avec Duong Thu Huong, figure emblématique de la littérature vietnamienne aux côtés d’écrivains aussi talentueux que Bao Ninh, Nguyen Huy Thiep (pour le coup abondamment traduit en France) ou bien encore Pham Ti Hoai. En raison de son statut de dissidente politique, Duong Thu Huong a connu quelques difficultés dans son pays d’origine dès les années 80, l’auteur(e) vietnamienne vit depuis 2006 en France où neuf de ses livres ont été traduits et publiés.
Mien jeune et jolie maman d’une trentaine d’années coule des jours heureux dans son petit village de montagne. La guerre, qui opposait le Nord Vietnam au Sud Vietnam (fortement assisté par les troupes américaines) est terminée depuis une dizaine d’années et le pays se reconstruit lentement mais sûrement. Le mari de Mien, Hoan, est un riche planteur de la région, qui a construit sa richesse et sa réputation à la sueur de son front en pariant avec succès sur le café et le poivre. C’est un homme foncièrement honnête et profondément respecté dans le village, bien qu’il soit originaire de la ville. Mien et Hoan forment un couple harmonieux, heureux et paisible, ils élèvent avec amour et tendresse leur petit garçon dans leur belle maison entourée par la plantation. Jusqu’au jour où ce bonheur trop parfait vole en éclat. Quatorze ans après sa disparition, le premier mari de Mien, Bon, resurgit du passé et revient au village réclamer ses droits. Bon a été officiellement déclaré mort voilà des années et Mien n’est coupable en rien de s’être remariée après son deuil, mais le prestige d’un ancien combattant, un véritable héros du peuple, est extrêmement important au Vietnam. La pression sociale des villageois et les règles tacites d’un régime autoritaire vont faire fléchir Mien, qui la mort dans l’âme décide de quitter Hoan pour retourner vivre dans la petite bicoque délabrée de Bon, afin d’y accomplir son devoir d’épouse. Mais après quatorze ans de séparation, la vie avec Bon promet d’être difficile, le jeune homme qui l’a quittée pour partir sur le front a disparu pour laisser place à un homme brisé par les combats, dont le physique et la personnalité ont été profondément bouleversés. Bon n’a aucun travail et ses ressources d’ancien combattant sont rapidement englouties dans la reconstruction de sa maison et pour ne rien arranger l’homme est en bien mauvaise santé, au point de ne pouvoir accomplir que très peu de travaux physique. Mien n’éprouve plus rien pour Bon, sa vie est avec Hoan et leur fils, mais son ancien mari a fait valoir ses droits et s’accroche désespérément à une femme pour laquelle il éprouve un amour qui confine à a folie.
Comme la plupart des romans de Duong Thu Huong, Terre des oublis se déroule durant la période consécutive à la fin de la guerre du Vietnam, on y découvre un pays bouleversé par un conflit long et meurtrier, traversé par d’importants clivages (tradition contre modernité en particulier) tout juste étouffés par un régime communiste qui rapidement montre ses limites, gangrené par la corruption, le clientélisme et l’autoritarisme. La critique du régime reste cependant très mesurée et n’apparaît qu’en filigrane à l’occasion d’anecdotes rapportées par les personnages centraux. Mais une autre facette du Vietnam fait également surface, celle d’un pays jeune et dynamique, qui a soif de développement et tente de s’affranchir des limites imposées par le régime communiste. C’est le cas de Hoan notamment, qui incarne par bien des aspects l’entrepreneur à l’occidentale. Terre des oublis reste avant tout une grande histoire d’amour, celle de Mien et de Hoan, dont la passion est contrariée par le poids des tradition et le regard que pose la société sur chacune de leurs réactions. Très psychologique, le roman dresse de portrait de personnages complexes soumis à un dilemme impossible et par conséquent torturés par leur conscience et par leurs sentiments. Assez conséquent en terme de narration (700 pages tout de même), Terre des oublis est un roman difficile par ses thématiques et par son traitement, mais très agréable à lire grâce à la plume fluide et élégante de Duong Thu Huong ; une écriture simple mais forte, à la fois sensuelle et poétique, toujours empreinte d’une grande sensibilité. Assurément un roman incontournable pour les amoureux du Vietnam et de l’Asie en général.