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mercredi 11 avril 2012
Dans la phalange spartiate : Les murailles de feu, de Steven Pressfield
“Passant, dis à Sparte que ses fils ici demeurent, obéissant à ses lois jusqu’à la dernière heure”
C’est en ces termes martiaux et laconiques que résonne l’épitaphe des spartiates morts au défilé des Thermopyles, à l’issue d’une bataille qui fut probablement l’une des plus retentissantes de l’Antiquité et à laquelle seule Marathon peut prétendre disputer la gloire. Ainsi débuta également la légende des 300, ces hoplites spartiates confrontés aux multitudes venues de Perse composant l’invincible armée de l’empire achéménide. Dix ans après l’incroyable bataille de Marathon (490 avant notre ère), qui permit à la phalange athénienne, alliée aux Platéens, de repousser la première invasion perse et à laquelle les Spartiates ne purent participer pour des raisons relieuses, la Grèce doit à nouveau s’unir pour stopper la conquête entreprise par le souverain Xerxès. Face aux 200 000 hommes alignés par les Perses et qui ont déjà conquis une bonne partie du Nord de la Grèce (la Thessalie), la coalition grecque ne peut guère rivaliser, 7000 fantassins lourds seulement sont mobilisés pour défendre la Béotie, dernier rempart avant l’accès à l’Attique et au Péloponnèse. Sous le commandement du roi spartiate Léonidas, l’armée grecque choisit une position défensive forte aux Thermopyles, un site naturel connu pour ses eaux chaudes, mais qui a surtout l’avantage d’être facile à tenir avec un nombre réduit de combattants. La flotte grecque, qui mouille au nord de l’Eubée, empêche les Perses de contourner leurs défenses et de tenter un débarquement plus au sud. L’armée de Xerxès devra donc franchir des montagnes très difficiles d’accès ou affronter les Grecs sur le site qu’ils ont choisi. Sûr de sa force et persuadé que l’avantage du nombre sera décisif, Xerxès aligne son armée aux Thermopyles.
«Mangez bien, car ce soir, nous dînons en enfer»
Malgré l’écrasante supériorité numérique, les Grecs ne fuient pas et s'apprêtent à livrer un combat sans merci ; certes, le rapport de force paraît furieusement déséquilibré, mais les Grecs ont l’avantage du terrain (un défilé très étroit dans lequel les Perses ne peuvent déployer qu’une partie infime de leur armée et où la cavalerie est parfaitement inutile) et une infanterie lourde bien mieux armée (la phalange démontre ici toute sa force de frappe). Contre toute attente les Spartiates et leurs alliés tiennent leur position et déciment les troupes adverses composées de bataillons mèdes et Cissiens, même les 10 000, les fameuses troupes d’élite perse, sont massacrés par la phalange grecque. Il faudra attendre le troisième jour de combat et une trahison (un citoyen de Malia indique aux Perses un chemin de montagne pour contourner les défenseurs) pour que les troupes de Xerxès viennent à bout d’un dernier contingent de Spartiates composé (à l’origine) de 300 homoïoi (ou pairs, c’est à dire citoyens guerriers) et de leurs servants, déjà fortement réduit par les deux premiers jours de combat. C’est cette résistance héroïque du roi Léonidas et de ses 300 hoplites qui fut à l’origine du mythe des Thermopyles.
Contrairement à ce que laisse abusivement entendre la couverture, le roman est très éloigné du film de Zack Snyder (inspiré en réalité de la BD de Franck Miller) et s’inscrit dans une démarche nettement plus réaliste, voire même historique. Il débute par le récit de l’unique survivant grec, un ancien périèque élevé à la dignité de servant spartiate. Mais Xéon, puisqu’il s’agit de son nom, n’a rien d’un esclave, sa stature est tout autre puisqu’il sert l’un des plus fameux guerriers spartiates, à savoir Dienekès. Son récit est parfaitement chronologique, et débute par son enfance alors que la petite cité du Péloponnèse qui l’a vu naître est attaquée et détruite par les Argiens. Xéon fuit et trouve refuge à Sparte où il devient l’apprenti-servant d’un jeune pair, tout juste en âge de suivre l’agogé (l’éducation militaire très stricte des citoyens spartiates). Et c’est là une des forces du roman de Steven Pressfield, qui nous permet de découvrir de manière subtile et progressive tout un pan de l’organisation sociale et politique de la cité lacédémonienne. Son sens de la narration, allié à un souci du détail et un gros travail de documentation, confère au roman un réalisme rarement atteint en la matière. Pressfield frôle dans une certaine mesure le documentaire, mais son sens de la narration efface le caractère didactique que l’on aurait pu craindre et, comme tout bon auteur de roman historique, il sait prendre quelques libertés avec l’histoire quand il le faut ; de menues adaptations qui respectent globalement le sens de l’histoire au bénéfice de la romance. On pourra toujours pinailler sur des détails ; par exemple, certaines caractéristiques de la vie spartiate semblent avoir été atténuées, la cellule familiale si l’on prend ce point précis paraît étrangement anachronique et dans l’esprit peu conforme au mode de vie spartiate, de même lors des repas pris en commun les pairs philosophent à l’envi sur un mode plus proche de l’école athénienne que du laconisme bien spécifiques des Spartiates (un laconisme qui cependant, et comme le soulignait Socrate, est certainement l’une des formes les plus abouties de philosophie). D’autres détails de l’organisation sociale et politique de la cité lacédémonienne, notamment le rôle prépondérant des Anciens (Sparte étant par essence une gérontocratie) ou des éphores, passent également au second plan, mais dans l’ensemble on plonge avec délice dans cet excellent roman qui fait renaître avec talent l’une des plus importantes pages de l’histoire antique. Alors oubliez 300 et son esthétique fantastico-antique car Les murailles de feu, par sa dimension humaniste et historique fait figure de roman incontournable sur le sujet.
jeudi 29 mars 2012
Manga poétique : Furari, de Jiro Taniguchi
Découvrir un nouveau Taniguchi, c’est un peu comme prendre place à la table d’un grand chef, on sait que le repas sera réussi, mais l’on attend avec impatience de découvrir les saveurs et les subtilités gastronomiques que le maître nous aura concoctées, l’envie d’être surpris chevillée au corps. Certes, on connaît les thèmes de prédilection de cet immense mangaka et sa capacité à créer de l’émotion et des personnages d’une rare profondeur, il n’empêche qu’à chaque histoire on plonge avec délice dans l’univers de Taniguchi et l’on en redemande ; tant pis pour ceux qui reprochent à l’auteur japonais de ne pas suffisamment se renouveler. Depuis “Quartier lointain” et “Le journal de mon père”, on sait que Taniguchi porte souvent un regard empreint de nostalgie sur le passé, cette fois le bonhomme pousse la logique un cran plus loin, du côté du Japon de la fin du XVIIIème siècle, alors que le pays commence tout juste à s’ouvrir aux influences de l’Occident. On y suit le parcours d’un maître géographe, inspiré d’un certain Inô Tadataka (cartographe connu pour avoir réalisé la première carte du Japon), qui passe ses journées à arpenter Edo (l’ancienne Tokyo), dans un état de rêverie quasi permanent. Au fil de ses pérégrinations, le lecteur découvre la vie quotidienne de l’époque à travers une multitude de saynètes, tantôt empreintes de poésie tantôt d’une futilité déconcertante, qui forment un tout parfaitement cohérent.
La lenteur de cette composition alliée à la beauté plastique des planches en noir et blanc est une expérience quasiment philosophique qui, à défaut d’être intense dans son rythme, révèle une certaine profondeur. Taniguchi nous invite à la contemplation d’un Japon disparu, idéalisé dans une certaine mesure, mais qui a le mérite de prendre son temps et de nous faire rêver. Cette ode à l’épicurisme séduit par son optimisme, sa simplicité, son sens du détail et son immense curiosité, on y sent comme toujours dans le travail de Taniguchi une profonde nostalgie et la pointe d’un éternel regret. Furari (qui signifie approximativement “au hasard” ou “au gré du vent”) se déguste donc lentement, par petit bout et n’a pas d’intérêt à être lu d’une traite. Prenez votre temps pour en parcourir les magnifique planches, pour vous attarder sur un détail ou vous laisser subjuguer par la beauté d’une scène. Une fois le livre fermé, il y a des chances que vous vous laissiez porter encore longtemps par les pas d’Inô Tadataka.
La lenteur de cette composition alliée à la beauté plastique des planches en noir et blanc est une expérience quasiment philosophique qui, à défaut d’être intense dans son rythme, révèle une certaine profondeur. Taniguchi nous invite à la contemplation d’un Japon disparu, idéalisé dans une certaine mesure, mais qui a le mérite de prendre son temps et de nous faire rêver. Cette ode à l’épicurisme séduit par son optimisme, sa simplicité, son sens du détail et son immense curiosité, on y sent comme toujours dans le travail de Taniguchi une profonde nostalgie et la pointe d’un éternel regret. Furari (qui signifie approximativement “au hasard” ou “au gré du vent”) se déguste donc lentement, par petit bout et n’a pas d’intérêt à être lu d’une traite. Prenez votre temps pour en parcourir les magnifique planches, pour vous attarder sur un détail ou vous laisser subjuguer par la beauté d’une scène. Une fois le livre fermé, il y a des chances que vous vous laissiez porter encore longtemps par les pas d’Inô Tadataka.
dimanche 25 mars 2012
De sel et d'azur : Les aventures de Jack Aubrey, de Patrick O'Brian
Durant plus de trente ans Patrick O’Brian, écrivain anglais pur sucre au pseudonyme irlandais, donna vie aux aux aventures du fameux capitaine Aubrey, dont les péripéties font désormais figure de grand classique de la littérature maritime. Fortement inspiré d’un personnage historique, Lord Thomas Cochrane, Jack Aubrey est toujours accompagné de son grand ami Stéphane Maturin, médecin et agent secret pour le compte de la couronne britannique. Ensemble, ils sillonnent les mers du globe, chassant tantôt les Français hors de l’océan indien, tantôt mettant à mal le commerce espagnol en Méditerranée, ou bien encore s’illustrant par de multiples prises de guerre.
Ce premier volume des aventures de Jack Aubrey publié chez Omnibus comprend les trois romans initiaux du cycle (“Maître à bord”, “Capitaine de vaisseau”, “La Sophie” et “Expédition à l’île Maurice), il est centré sur l’ascension difficile mais remarquable de ce jeune lieutenant de vaisseau, qui finira par devenir l’un des plus fameux personnages de la navy. Aux côtés de C.S. Forester et d’Alexander Kent, Patrick O’Brian est considéré comme l’un des plus grands écrivains de littérature maritime, sa reconnaissance fut relativement tardive, notamment en France, mais il connut un important succès à partir des années 80 et son oeuvre fut immensément saluée aux Etats-Unis et au Royaume-Unis ; elle donna lieu en 2003 à une adaptation cinématographique de qualité avec le film “Master and commander”.
Ce qui tranche par rapport au travail de ses homologues, c’est l’incroyable souci de véracité historique qui transpire à travers chaque page des romans de Patrick O’Brian, au point que son oeuvre, de par son authenticité, a quasiment valeur documentaire. Le récit est évidemment émaillé de nombreux termes techniques et l’auteur connaît son sujet sur le bout des doigts, aussi bien en matière de voile que de politique, mais il parvient également à retranscrire la vie à bord des bateaux de la royal navy avec une intensité rarement atteinte et un grand sens du détail. C’est la raison pour laquelle ses romans sont à la fois passionnants, mais également assez difficiles d’accès pour les néophytes ; en saisir toute la portée nécessite à la fois un important bagage historique, mais également de bonnes connaissances en matière de voile et de navigation (ainsi que la capacité de faire abstraction de tout chauvinisme, car les Français sont rarement à l’honneur dans les romans d’O’Brian). Autant dire que les débutants auront tout intérêt à s’initier au genre par un auteur plus accessible comme C.S. Forester. D’autant plus qu’O’Brian a une fâcheuse tendance à user, voire abuser, de l'ellipse narrative. Pour les autres, c’est à dire les lecteurs passionnés par la mer et la voile, les aventures de Jack Aubrey sont un passage incontournable.
Ce premier volume des aventures de Jack Aubrey publié chez Omnibus comprend les trois romans initiaux du cycle (“Maître à bord”, “Capitaine de vaisseau”, “La Sophie” et “Expédition à l’île Maurice), il est centré sur l’ascension difficile mais remarquable de ce jeune lieutenant de vaisseau, qui finira par devenir l’un des plus fameux personnages de la navy. Aux côtés de C.S. Forester et d’Alexander Kent, Patrick O’Brian est considéré comme l’un des plus grands écrivains de littérature maritime, sa reconnaissance fut relativement tardive, notamment en France, mais il connut un important succès à partir des années 80 et son oeuvre fut immensément saluée aux Etats-Unis et au Royaume-Unis ; elle donna lieu en 2003 à une adaptation cinématographique de qualité avec le film “Master and commander”.
Ce qui tranche par rapport au travail de ses homologues, c’est l’incroyable souci de véracité historique qui transpire à travers chaque page des romans de Patrick O’Brian, au point que son oeuvre, de par son authenticité, a quasiment valeur documentaire. Le récit est évidemment émaillé de nombreux termes techniques et l’auteur connaît son sujet sur le bout des doigts, aussi bien en matière de voile que de politique, mais il parvient également à retranscrire la vie à bord des bateaux de la royal navy avec une intensité rarement atteinte et un grand sens du détail. C’est la raison pour laquelle ses romans sont à la fois passionnants, mais également assez difficiles d’accès pour les néophytes ; en saisir toute la portée nécessite à la fois un important bagage historique, mais également de bonnes connaissances en matière de voile et de navigation (ainsi que la capacité de faire abstraction de tout chauvinisme, car les Français sont rarement à l’honneur dans les romans d’O’Brian). Autant dire que les débutants auront tout intérêt à s’initier au genre par un auteur plus accessible comme C.S. Forester. D’autant plus qu’O’Brian a une fâcheuse tendance à user, voire abuser, de l'ellipse narrative. Pour les autres, c’est à dire les lecteurs passionnés par la mer et la voile, les aventures de Jack Aubrey sont un passage incontournable.
mercredi 14 mars 2012
Le crabe-tambour, de Pierre Shoendoerffer
Il est des romans qui vous marquent. Pas parce que ce sont les meilleurs (encore que ce sont rarement les pires...), mais parce qu'ils sont entrés en résonance avec vous à un moment donné d'une manière exceptionnelle. C'est le cas du Crabe-tambour de Pierre Shoendoerffer, écrivain et cinéaste. C'était il y a maintenant 24 ans (tiens, comme le temps passe), à l'âge de tous les possibles et de tous les questionnements sur le bien, le mal, le sens de la vie.Comment un histoire d'hommes et seulement d'hommes, et de militaires en plus, a pu avoir une telle influence sur une jeune fille timide et sans attirance aucune pour la caste guerrière ? Peut-être parce que ce livre parlait d'honneur, de recherche de soi et de sens de la vie.
Mais parlons de cette histoire qui se déroule sur un vieux navire de la marine française qui fait des ronds sur les bancs de morue de Terre-neuve dans les années 1970, en soutien aux pêcheurs. A son bord, le commandant, tout de rigidité, attend la mort qui se présente à lui sous l'habit du cancer. L'officier de santé, un ancien d'Indochine, évoque ses souvenirs, et surtout un certain Willsdorff, capitaine pendant la guerre d'Indochine puis renvoyé de l'armée après avoir participé au putch d'Alger et enfin devenu capitaine de chalutier sur les bancs de Terre Neuve. "Willsdorf, vous connaissez ?...". Il se trouve que le commandant le connait bien, si bien que c'est lui qu'il vient rencontrer dans les brumes de l'Atlantique Nord.
Willsdorff, c'est le crabe-tambour, un surnom étrange qu'il tient de son père, et c'est ce personnage hors du commun qui a marqué chacun des protagonistes de cette histoire à sa manière. Il en ressort des morceaux de bravoure, des rencontres quasiment philosophiques, des interrogations métaphysiques. Et le vieux navire arrive un jour à bon port, à la rencontre de ces deux notions de l'honneur qu'incarnent le Commandant d'une part et Willsdorff d'autre part.
Au long du récit, on assiste à des scènes hautes en couleur : la descente du Mékong en barge, au son du cor de chasse ; les récits effrayants du chef mécanicien sur son vicaire bigouden "pas fou, non, seulement un peu dérangé" ; la confrontation du Commandant et du Crabe-tambour lors de son procès pour haute trahison...
Pierre Schoendoerffer en 1953 - ©Jean Peraud/ECPAD |
Pierre Schoendoerffer ne fait aucune démonstration, ne rend aucune morale : il raconte les soldats perdus des guerres coloniales, auxquelles il a participé, caméra au poing. Il a pris un peu de supplément d'âme de chaque officier qu'il a rencontré pour en tirer la matière de son oeuvre romanesque et cinématographique. Il interroge sur l'après tout ça, sur la nature du courage, de l'engagement, et d'un tas de valeurs aujourd'hui regardées comme désuettes ou sujettes à caution car portées par les courants d'extrème droite qui réduisent la notion d'honneur à une fidélité à des chefs douteux.
On ne trouvera pas dans ses ouvrages la flamboyance de Bigeard, ses soldats ne sont pas de cette nature. Ils sont dans la contradiction entre leur devoir et leur conscience, sans arriver à démêler le bien du mal.
Le crabe-tambour est aussi un très beau film, avec Jacques Perrin, Jean Rochefort dans un de ses plus beaux rôles, Claude Rich et Jacques Dufilho, extraordinaire chef mécanicien.
Pierre Schoendoerffer est mort aujourd'hui, précédé dans l'au-delà voici quelques jours par Bruno Crémer, qui avait incarné le sergent Willsdorff (le frère aîné du Crabe-tambour) dans un autre film tiré d'un autre livre, La 317e section. Les témoins de l'Indochine disparaissent. L'Histoire va prendre le pas sur la mémoire. On y gagnera l'objectivité et le recul indispensable, mais on y perdra cette émotion magnifique que les romans et les films de Pierre Schoendoerffer nous inspirait.
lundi 5 mars 2012
Tendre anglaise : le cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates
Il y a des livres dont on entend parler, voire qu'on offre sans jamais trouver le temps ou l'envie de les lire. Et puis un jour, l'envie revient, et on plonge, très heureusement.
Miss Juliet Ashton, jeune auteure d'une chronique à succès durant la guerre, qui a fait oublier quelques minutes chaque semaine aux Londoniens le blitz et les souffrances de la guerre, entre en correspondance avec un habitant de Guernesey par l'entremise d'un de ses anciens livres. Alors qu'elle est en panne d'inspiration, se dépêtrant tant bien que mal avec un succès retentissant mais usant, elle découvre un cercle littéraire étonnant : "le cercle des amateurs de littérature et de tourtes aux épluchures de patates de Guernesey" (je suppose que le nom complet avait du mal à tenir sur la couverture d'un livre, d'où sa légère réduction à la cuisson). A travers une correspondance dont Juliet est le centre, mais qui comporte des dizaines d'intervenants, c'est l'histoire de l'île de Guernesey pendant l'Occupation qui se dessine.
Délicieux ! Je parle du roman, moins de la tourte aux épluchures de patates, qui de l'avis même des membres du cercle littéraire était un plat de circonstance (dramatiques, les circonstances). D'abord parce qu'il mêle la littérature, l'humour et l'Histoire avec délicatesse, et que j'adore l'humour anglais quand il ne tourne pas au non-sens, que j'adore la manière de certains Anglais de truffer leurs romans de références littéraires (mais sur ce plan Jasper Fforde est imbattable), et que j'adore l'Histoire en général. Ensuite, parce que l'angle d'attaque est original à deux titres : il s'agit en effet de faire découvrir aux Anglais ce qu'ils n'ont pas connu (mais nous si...), l'Occupation des Allemands pendant la seconde guerre mondiale, sans pourtant faire passer au second plan les souffrances des bombardements subies par l'Angleterre et le rationnement ; d'autre part, de construire l'intrigue anglo-normande autour d'une absente, une figure à la fois lointaine et pourtant toujours présente.
Enfin, parce que l'Angleterre littéraire, c'est décidément très bon. Mais il faut savoir apprécier un brin de romantisme, se faire à l'idée que l'histoire se terminera par un mariage (of course), et se laisser entraîner au fil de cette correspondance tendre et chaleureuse.
samedi 3 mars 2012
Roman déjanté : Midnight examiner, de William Kotzwinkle
Dans la catégorie friandise légère, je ne saurais trop vous conseiller de jeter un oeil au très amusant et très loufoque Midnight Examiner de William Kotzwinkle ; fous rires garantis par votre serviteur. Par certains côtés, ce roman publié aux Etats-Unis à la fin des années 80 rappelle les délires (moins grinçants toutefois) d’un certain Tim Dorsey, dont je vous ai déjà longuement parlé. L’intrigue, si l’on peut dire, se déroule au sein d’une petite société new yorkaise spécialisée dans la publication de magazines bon marché aux titres tous plus racoleurs les uns que les autres (Midnight Examiner, Bottoms, Macho Man, Young nurses Romance.... que du lourd). Evidemment, on y croise toute une galerie de personnages truculents, totalement barrés, voire complètement à l’ouest, qui inventent à l’envi des articles aux sujets pour le moins improbables et à la prose discutable. Beaucoup d’humour noir, de cynisme, mais également une certaine tendresse pour ces personnages loufoques mais attachants. Un vrai cirque, mais mené à un train d’enfer. Les situations, toutes plus rocambolesques les unes que les autres, se succèdent avec un bonheur inégalé et un talent pour la farce décalée qui forcent le respect. Les Monty Python n’ont qu’à bien se tenir.
vendredi 3 février 2012
Manga de qualité : Ikigami : préavis de mort, de Motoro Mase
A titre personnel, j’avoue qu’en dépit d’efforts ponctuels mais néanmoins sincères, mes incursions dans le manga sont de plus en plus rares. La faute sans doute à la surproduction qui sévit dans la BD japonaise et qui ne laisse aucune chance au néophyte. Reste qu’au détour de mes déambulations livresques, il m’arrive encore de découvrir quelques titres absolument merveilleux (Quartier lointain, Planètes, Pluto, Monster ou bien encore Gen d’Hiroshima), qui me réconcilient indiscutablement avec le genre.
Ikigami n’est pas une nouveauté puisque la traduction française du premier tome date de 2009, entre-temps, le manga a raflé quelques récompenses franchement méritées dont le Grand Prix de l’Imaginaire 2010 et le prix spécial BD des Utopiales 2009. Le pitch est à lui seul une véritable promesse pour tout fan de science-fiction qui se respecte. Dans un Japon purement imaginaire, la société entend assurer la prospérité et inculquer à chacun la véritable valeur de la vie. Ainsi, chaque individu reçoit dès son entrée à l'école un vaccin. Une dose sur mille contient une micro-capsule mortelle, qui sera injectée de manière arbitraire à des enfants. Cette micro-capsule indétectable se déclenchera selon sa programmation entre l'âge de 18 et 24 ans, foudroyant immédiatement son porteur. Ainsi, lorsqu'un citoyen reçoit l'Ikigami, c'est qu'il ne lui reste plus que 24 heures avant de mourir, pour la plus grande gloire de la nation et de sa famille. Chaque tome de la série comporte deux histoires, soit à chaque fois deux personnes recevant l’Ikigami et dont on suivra par conséquent la dernière journée d’existence. L’un des rares personnages récurents est Kengo Fujimoto un jeune fonctionnaire du service municipal gérant et délivrant l’Ikigami, qui prendra au fil du texte de l’épaisseur et de l’importance. Dans les deux premiers tomes de la série, nous découvrons donc un jeune homme victime de harcèlement à l’école qui en profite pour régler ses comptes avec ses anciens tortionnaires (une plongée glaçante dans la tête d’un parfait psychopathe), l’amitié brisée de deux amis chanteurs/guitaristes qui espèrent percer dans le petit monde sans pitié de la musique, l’ascension difficile d’un apprenti réalisateur accro à la dope au sein d’une société de production, ainsi que l’histoire d’un jeune homme réfractaire à l’école, qui révélera des trésors de patience et de psychologie auprès de personnes âgées.
Sur le plan strictement graphique, Ikigami n’est pas une série qui se démarque particulièrement de la production standard en matière de manga, tout au plus pourra-t-on noter que le trait est très fin et un peu moins sujet à l’occidentalisation que la moyenne. On pourrait également souligner le soin qu’apporte Motoro Mase aux jeux d’ombres et de lumière, utilisant une palette assez large de niveaux de gris. C’est bien ailleurs qu’il faut chercher l’originalité d’Ikigami, notamment dans cette capacité assez rare, que l’on retrouve chez Jiro Taniguchi, de capter les émotions des personnages de manière très intense. Ikigami est indiscutablement un manga touchant, très psychologique et d’une grande profondeur thématique. L’originalité de la série tient également au fait qu’elle suit deux lignes narratives différentes. La première se situe sur le plan sociétal et politique, c’est une réflexion sur l’avenir de la société dans la plus pure tradition de la speculative fiction. La seconde est plus intimiste et s’attarde sur le destin de ces quelques personnages choisis arbitrairement pour mourir, sur leurs réactions mais également celles de leur entourage. Révolte, résignation, indignation, pétage de plombs, soumission, incrédulité, résistance... autant d’attitudes que de personnages, qui font que pour le moment la série évite l’écueil de la répétition à outrance. Reste à savoir si sur la longueur (la série compte pour le moment une dizaine de tomes), l’auteur saura suffisamment se renouveler pour le pas lasser.
Ikigami n’est pas une nouveauté puisque la traduction française du premier tome date de 2009, entre-temps, le manga a raflé quelques récompenses franchement méritées dont le Grand Prix de l’Imaginaire 2010 et le prix spécial BD des Utopiales 2009. Le pitch est à lui seul une véritable promesse pour tout fan de science-fiction qui se respecte. Dans un Japon purement imaginaire, la société entend assurer la prospérité et inculquer à chacun la véritable valeur de la vie. Ainsi, chaque individu reçoit dès son entrée à l'école un vaccin. Une dose sur mille contient une micro-capsule mortelle, qui sera injectée de manière arbitraire à des enfants. Cette micro-capsule indétectable se déclenchera selon sa programmation entre l'âge de 18 et 24 ans, foudroyant immédiatement son porteur. Ainsi, lorsqu'un citoyen reçoit l'Ikigami, c'est qu'il ne lui reste plus que 24 heures avant de mourir, pour la plus grande gloire de la nation et de sa famille. Chaque tome de la série comporte deux histoires, soit à chaque fois deux personnes recevant l’Ikigami et dont on suivra par conséquent la dernière journée d’existence. L’un des rares personnages récurents est Kengo Fujimoto un jeune fonctionnaire du service municipal gérant et délivrant l’Ikigami, qui prendra au fil du texte de l’épaisseur et de l’importance. Dans les deux premiers tomes de la série, nous découvrons donc un jeune homme victime de harcèlement à l’école qui en profite pour régler ses comptes avec ses anciens tortionnaires (une plongée glaçante dans la tête d’un parfait psychopathe), l’amitié brisée de deux amis chanteurs/guitaristes qui espèrent percer dans le petit monde sans pitié de la musique, l’ascension difficile d’un apprenti réalisateur accro à la dope au sein d’une société de production, ainsi que l’histoire d’un jeune homme réfractaire à l’école, qui révélera des trésors de patience et de psychologie auprès de personnes âgées.
Sur le plan strictement graphique, Ikigami n’est pas une série qui se démarque particulièrement de la production standard en matière de manga, tout au plus pourra-t-on noter que le trait est très fin et un peu moins sujet à l’occidentalisation que la moyenne. On pourrait également souligner le soin qu’apporte Motoro Mase aux jeux d’ombres et de lumière, utilisant une palette assez large de niveaux de gris. C’est bien ailleurs qu’il faut chercher l’originalité d’Ikigami, notamment dans cette capacité assez rare, que l’on retrouve chez Jiro Taniguchi, de capter les émotions des personnages de manière très intense. Ikigami est indiscutablement un manga touchant, très psychologique et d’une grande profondeur thématique. L’originalité de la série tient également au fait qu’elle suit deux lignes narratives différentes. La première se situe sur le plan sociétal et politique, c’est une réflexion sur l’avenir de la société dans la plus pure tradition de la speculative fiction. La seconde est plus intimiste et s’attarde sur le destin de ces quelques personnages choisis arbitrairement pour mourir, sur leurs réactions mais également celles de leur entourage. Révolte, résignation, indignation, pétage de plombs, soumission, incrédulité, résistance... autant d’attitudes que de personnages, qui font que pour le moment la série évite l’écueil de la répétition à outrance. Reste à savoir si sur la longueur (la série compte pour le moment une dizaine de tomes), l’auteur saura suffisamment se renouveler pour le pas lasser.
lundi 30 janvier 2012
L 'Origine des espèces de Charles Darwin
Charles Darwin au Natural History Museum de Londres |
Au fil des six cents pages (dans l'édition électronique de l'Université du Québec à Chicoutimi, qui reprend le texte de la traduction française de 1921), Charles Darwin expose en termes simples mais rigoureux la somme de ses lectures, de ses innombrables expériences, de ses observations pour étayer solidement les deux axes de sa théorie, à savoir que les espèces évoluent, et qu'elles évoluent au moyen de la sélection naturelle, celle de la lutte pour l'existence et la reproduction.
Le livre a certainement vieilli sur le plan des connaissances scientifiques, mais pour son époque il devait représenter une synthèse exceptionnelle. Car son auteur nous plonge au cœur de tout le savoir de son époque. J'ai été frappée à la fois par l'étendue de ses références (il cite et est en relation avec un nombre impressionnant de savants de son époque), et par la diversité de ses observations, personnelles ou celles des autres. Il disserte aussi bien sur le pigeon voyageur, en allant chercher ses exemples en Inde et aux Amériques, que sur le fameux iguane des îles Galapagos, qu'il a visité durant sa jeunesse lors de son célèbre voyage sur le Beagle, ou encore sur les diverses espèces de fournis du monde, sans oublier les plantes, les graines. Son champ géographique est immense, à l'échelle de la planète.
L'origine des espèces fait la part belle à la géologie, alors naissante, et au problème du temps, crucial dans la théorie de Darwin. Ce dernier allonge considérablement le temps, passant de l'ordre des milliers à celui des millions d'années, tout en étant encore bien loin du compte.
C'est enfin un livre de combat, qui cherche à poser toutes les questions, et à apporter, sinon des réponses, du moins des hypothèses vraisemblables, et scientifiques. Pas une seule fois dans le livre Darwin ne fait appel à Dieu pour expliquer le moindre phénomène, même quand il bute sur un écueil. Et c'est peut-être en cela que ce livre est révolutionnaire : il ne fait jamais appel à une quelconque force supérieure pour expliquer une théorie, qui pourtant ne pouvait trouver son aboutissement en l'état de la science d'alors. Il avance prudemment, étaye chacun de ses propos, même les plus hardis, avec des observations, des expériences. Il est un modèle de démarche scientifique et dans une certaine manière une ode à la pluridisciplinarité, si étrange dans notre monde d'hyperspécialisation.
On connaît la postérité extraordinaire de cette théorie de l'évolution (que Darwin ne nomme jamais ainsi), mais aussi l'hostilité qu'elle rencontre encore aujourd'hui. Des centaines de scientifiques ont affiné nos connaissances sur l'évolution des espèces, aidés en cela par l'émergence de la génétique, les découvertes importantes en géologie et dans toutes les sciences naturelles, botanique et zoologie en premier lieu. Mais les esprits bornés par une lecture littérale des textes sacrés (bibliques ou islamiques) et par une foi aveugle et bien-pensante continuent à faire des ravages. Fanatisme ou paresse intellectuelle ? Un peu des deux, probablement. Il est si facile de s'en remettre à Dieu plutôt que de chercher, encore et toujours, à comprendre ce qui se passe autour de nous...
La postérité de Darwin n'est pas toutefois celle d'une science pure et humaniste : sa théorie permit également l'émergence de l'eugénisme, de triste mémoire, et des théories sociales ou raciales hiérarchisant les êtres humains. La hierarchie des races n'est pourtant pas une donnée essentielle de la théorie de Darwin (sans être totalement absente). Les extrémités où l'ont amené certains lecteurs de Darwin est un dévoiement pur et simple, car ce dernier s'efforce au fil des pages de montrer que l'hérédité se conjuge inlassablement avec les conditions du milieu pour faire évoluer les espèces.
Louons donc Charles Darwin et son insastiable curiosité, qui lui fit écrire ce grand ouvrage. C'est un des piliers de la biologie moderne, un remarquable travail de naturaliste passionné et un exemple de vulgarisation scientifique aboutie. Rien que cela justifie le triomphe qu'il connut à sa parution, et le fait de le lire encore aujourd'hui.
lundi 16 janvier 2012
Ecossais en petite forme : L'essence de l'art, de Iain M. Banks
La traduction et la publication de l’unique recueil de nouvelles de Iain M. Banks au Bélial avait de quoi séduire les amateurs de l’univers de la Culture, qui attendaient de pouvoir lire à un prix enfin raisonnable la fameuse novella “The state of art”, publiée il y a quelques années aux éditions DLM et depuis longtemps indisponible. D’autant plus que figurait au sommaire un autre texte introuvable de la Culture, publié quant à lui dans le premier numéro de la revue Galaxies (“Un cadeau de la culture”). L’ensemble avait le bon goût de proposer en outre six nouvelles inédites, dont on espérait qu’elles seraient à la hauteur de la réputation des textes précédents, ainsi qu’une préface fort bien conçue de l’excellent Arkady Knight. Hélas, autant l’avouer dès le préambule, ce recueil s’avère dans l’ensemble assez décevant et bien loin des standards de qualité auxquels nous avait habitué Iain M. Banks.
Le sommaire débute par une nouvelle de 1988, “La route des crânes” (Road of Skulls), probablement l’un des textes les plus faibles de ces miscellanées banksiennes. Le bref récit d’un trajet entre deux compères sur une route pavée de crânes, une nouvelle qui ne soulève que très modérément l’intérêt et dont la fin n’excuse rien (d’ailleurs, on a déjà lu ça quelque part). On serait bien en peine de s’enthousiasmer pour le second texte, “Un cadeau de la culture” (A gift from the Culture) tant il laisse comme un arrière-goût d’inachevé. Un ancien membre de la section contact, exilé depuis de nombreuses années sur une planète de second rang, est sommé par un groupe terroriste d’abattre le vaisseau d’un ambassadeur de la Culture avec une arme qu’il est seul à pouvoir maîtriser. Peut-on échapper à l’influence de la Culture, même lorsqu’on s’est éloigné aux confins de sa zone d’exclusivité ? Un chantage doublé d’un cas de conscience dont finalement on se fiche éperdument, mais une question que l’on retrouve souvent en filigrane des romans de Iain M. Banks. Dans sa préface Arkady Knight rappelle d’ailleurs que les héros de Banks sont très souvent des personnages en marge de la Culture. Cette problématique est d’ailleurs au coeur de la longue nouvelle “L’essence de l’art”, qui met en scène une Unité de Contact Général en charge d’une mission d’observation de la Terre. A l’issue d’un séjour de longue durée sur notre planète, l’un des membres de la section refuse de retourner sur le vaisseau de la Culture, il souhaite définitivement rester sur Terre et couper le contact avec la Culture, ce qui ne manque pas d’horrifier ses petits camarades, qui considèrent la civilisation terrienne comme violente, décadente, stupide et inconséquente. On assiste évidemment au cours du récit à une opposition de style caractérisée entre la Culture, civilisation hédoniste, tolérante, ouverte, voire anarchiste, et la Terre, dont la civilisation a pour caractéristique principale une farouche volonté d’auto-destruction. On s’en doutait, à l’issue de cette phase d’observation, la Terre est bien évidemment retoquée par la section contact et l’UCG repartira sans même se manifester auprès des autorités locales, trop occupées de toute façon à se quereller. Evidemment cette novella de plus de 150 pages occupe l’esentiel du recueil et en fait l’intérêt principal ; en dépit d’un ton un peu didactique et moralisateur (honnêtement, on a connu un Banks un peu plus fin dans son approche) on apprend énormément sur la Culture, sur ses objectifs, sur sa philosophie de vie (la scène du banquet vaut à elle seule la lecture de ce texte). Mais sur le fond, on ne peut s’empêcher d’effectuer une comparaison avec l’excellente nouvelle d’Andrew Weiner, “Devenir indigène”, pas forcément à l’avantage de Banks.
En revanche, “Descente” est très certainement la pièce maîtresse de cete poignée de nouvelles. Un texte puissant, voire presque vertigineux, dans lequel le rescapé d’un crash effectue un long périple sur une planète désertique, dans l’espoir de trouver du secours. Une marche épuisante en compagnie de sa combinaison intelligente, mais également une plongée terrifiante aux frontières de la folie. La chute de cette nouvelle est tout simplement saisissante. Des quatre textes qui restent on retiendra l’humour noir de “Curieuse jointure” une sorte de rencontre du troisième type assez cocasse et “Nettoyage”, toujours dans le registre de l’humour, mais cette fois à la manière d’un Robert Sheckley ou d’un Frederic Brown, l’absurde n’était jamais bien loin. On se permettra d’être plus circonspect en ce qui concerne “Eclat”, un pur exercice de style, une expérimentation d’écriture qui peut impressionner mais dont au final on sort assez dubtitatif, ainsi qu’en ce qui concerne “Fragment”, qui contient des éléments intéressants sur le thème de la raison contre la foi et une chute assez bien trouvée. Pas de quoi fouetter un chat néanmoins.
Au final, L’essence de l’art fait l’effet d’une douche froide, sans doute parcequ’on attendait beaucoup trop du Banks nouvelliste et qu’à l’issue de cette lecture l’auteur écossais apparaît bien plus convaincant sur la forme longue. Faut-il pour autant se priver des quelques textes excellents qui parsèment ce recueil sous prétexte que l’ensemble apparaît moyen ? Si vous êtes fan de la Culture et que vous attendiez comme le messie la réédition de “The state of art”, vous avez sans doute déjà craqué. Dans le cas contraire, seul “Descente” fait figure de texte incontournable, vous êtes désormais prévenu.
Le sommaire débute par une nouvelle de 1988, “La route des crânes” (Road of Skulls), probablement l’un des textes les plus faibles de ces miscellanées banksiennes. Le bref récit d’un trajet entre deux compères sur une route pavée de crânes, une nouvelle qui ne soulève que très modérément l’intérêt et dont la fin n’excuse rien (d’ailleurs, on a déjà lu ça quelque part). On serait bien en peine de s’enthousiasmer pour le second texte, “Un cadeau de la culture” (A gift from the Culture) tant il laisse comme un arrière-goût d’inachevé. Un ancien membre de la section contact, exilé depuis de nombreuses années sur une planète de second rang, est sommé par un groupe terroriste d’abattre le vaisseau d’un ambassadeur de la Culture avec une arme qu’il est seul à pouvoir maîtriser. Peut-on échapper à l’influence de la Culture, même lorsqu’on s’est éloigné aux confins de sa zone d’exclusivité ? Un chantage doublé d’un cas de conscience dont finalement on se fiche éperdument, mais une question que l’on retrouve souvent en filigrane des romans de Iain M. Banks. Dans sa préface Arkady Knight rappelle d’ailleurs que les héros de Banks sont très souvent des personnages en marge de la Culture. Cette problématique est d’ailleurs au coeur de la longue nouvelle “L’essence de l’art”, qui met en scène une Unité de Contact Général en charge d’une mission d’observation de la Terre. A l’issue d’un séjour de longue durée sur notre planète, l’un des membres de la section refuse de retourner sur le vaisseau de la Culture, il souhaite définitivement rester sur Terre et couper le contact avec la Culture, ce qui ne manque pas d’horrifier ses petits camarades, qui considèrent la civilisation terrienne comme violente, décadente, stupide et inconséquente. On assiste évidemment au cours du récit à une opposition de style caractérisée entre la Culture, civilisation hédoniste, tolérante, ouverte, voire anarchiste, et la Terre, dont la civilisation a pour caractéristique principale une farouche volonté d’auto-destruction. On s’en doutait, à l’issue de cette phase d’observation, la Terre est bien évidemment retoquée par la section contact et l’UCG repartira sans même se manifester auprès des autorités locales, trop occupées de toute façon à se quereller. Evidemment cette novella de plus de 150 pages occupe l’esentiel du recueil et en fait l’intérêt principal ; en dépit d’un ton un peu didactique et moralisateur (honnêtement, on a connu un Banks un peu plus fin dans son approche) on apprend énormément sur la Culture, sur ses objectifs, sur sa philosophie de vie (la scène du banquet vaut à elle seule la lecture de ce texte). Mais sur le fond, on ne peut s’empêcher d’effectuer une comparaison avec l’excellente nouvelle d’Andrew Weiner, “Devenir indigène”, pas forcément à l’avantage de Banks.
En revanche, “Descente” est très certainement la pièce maîtresse de cete poignée de nouvelles. Un texte puissant, voire presque vertigineux, dans lequel le rescapé d’un crash effectue un long périple sur une planète désertique, dans l’espoir de trouver du secours. Une marche épuisante en compagnie de sa combinaison intelligente, mais également une plongée terrifiante aux frontières de la folie. La chute de cette nouvelle est tout simplement saisissante. Des quatre textes qui restent on retiendra l’humour noir de “Curieuse jointure” une sorte de rencontre du troisième type assez cocasse et “Nettoyage”, toujours dans le registre de l’humour, mais cette fois à la manière d’un Robert Sheckley ou d’un Frederic Brown, l’absurde n’était jamais bien loin. On se permettra d’être plus circonspect en ce qui concerne “Eclat”, un pur exercice de style, une expérimentation d’écriture qui peut impressionner mais dont au final on sort assez dubtitatif, ainsi qu’en ce qui concerne “Fragment”, qui contient des éléments intéressants sur le thème de la raison contre la foi et une chute assez bien trouvée. Pas de quoi fouetter un chat néanmoins.
Au final, L’essence de l’art fait l’effet d’une douche froide, sans doute parcequ’on attendait beaucoup trop du Banks nouvelliste et qu’à l’issue de cette lecture l’auteur écossais apparaît bien plus convaincant sur la forme longue. Faut-il pour autant se priver des quelques textes excellents qui parsèment ce recueil sous prétexte que l’ensemble apparaît moyen ? Si vous êtes fan de la Culture et que vous attendiez comme le messie la réédition de “The state of art”, vous avez sans doute déjà craqué. Dans le cas contraire, seul “Descente” fait figure de texte incontournable, vous êtes désormais prévenu.
jeudi 12 janvier 2012
Roman narcissique : Lunar Park de Bret Easton Ellis
Sixième roman de l’Américain Bret Easton Ellis, Lunar Park est un livre étrange, qui mêle fiction et éléments biographiques avec une réussite qui ne cesse de troubler le lecteur. L’auteur joue sans cesse sur la perception de la réalité, glissant de la fiction au réel avec une aisance surprenante et entremêlant en outre son récit d’éléments purement fantastiques ; ce n’est pas tout à fait nouveau chez Ellis, qui dans American Psycho avait habilement et discrètement suggéré l’idée que son héros était victime d’hallucinations, mais cette fois on nage en plein délire, sans jamais vraiment savoir si Ellis joue délibérément la carte fantastique ou bien si son héros est simplement victime d’effets psychotropes liés à l’usage de drogues. Le roman démarre donc sur un faux rythme, une sorte d’avant-propos qui induit le lecteur en erreur et lui fait croire qu’Ellis est parti pour évoquer ses déboires d’auteur à succès, suite à la polémique gigantesque qui suivit la publication d’American Psycho. Alcool, drogues, surmenage, argent facile et crise d’identité, Ellis semble parti pour nous pondre un joli roman d’autofiction autour de sa relation de couple ratée avec l’actrice à succès Jayne Dennis, avec laquelle il eut un enfant. Sauf que Jayne Dennis n’a jamais existé et que Bret Easton Ellis n’a jamais été marié. Tout était donc faux ? Hélas, les choses ne sont pas aussi simples.
Reprenons, Bret Easton Ellis est un auteur américain célèbre et riche, qui a du mal à gérer son succès. Il tombe dans le piège du starsystème, de l’argent facile et de la cocaïne, fout en l’air sa relation avec l’actrice Jayne Dennis, qui donne par la suite naissance à un garçon dont il refuse de reconnaître la paternité. Après quelques années d’errance et de surmenage, Ellis renoue avec Jayne, qui entre temps a donné naissance à un autre enfant (une petite fille dont Ellis n’est pas le père). Ils emménagent ensemble dans une villa cossue d’une riche banlieue new yorkaise et décident de fonder une vraie famille, sur de nouvelles bases. Durant les premiers mois, Bret tient le coup, il lâche la dope, cesse de boire, accepte un boulot d’enseignant à l’université et fait mine de prendre goût à la vie de famille. Mais imperceptiblement les choses se dégradent, la relation qu’il doit construire avec son fils reste au point mort (un adolescent amorphe, bourré de pilules magiques censées réguler humeur et autres troubles du comportement), son couple ne fonctionne pas et Bret est sujet à des hallucinations étranges, comme si le fantôme de son père venait le hanter. Et puis il y a ces affaires de disparition d’adolescents. Des garçons issus de riches familles, qui disparaissent régulièrement sans que jamais les corps ne soient retrouvés. A la maison tout part en vrille, Bret ne contrôle plus rien et sombre à nouveau dans la drogue et l’alcool. Hier à l’occasion d’une fête il a cru apercevoir Patrick Bateman, le personnage central d’American Psycho.
Roman de la maturité ou de la crise de la quarantaine, Lunar Park fait d’une certaine manière figure de chant du cygne pour la génération X, qui cède le pas à une génération Y toujours aussi paumée et en mal de repères, mais qui souffre désormais en réseau. On y assiste stupéfait à la décomposition de la famille américaine : spirale infernale de la consommation pour pallier un déficit relationnel chronique, renfermement des adolescents dans un mutisme générationnel, négation de l’enfance (dans le sens où les enfants sont considérés comme des adultes en miniature), solitude de chaque individu isolé dans sa propre bulle (psychologique et médicamenteuse). Une angoisse sourde et diffuse traverse intégralement le roman, une angoisse parentale à laquelle celle des enfants fait écho et que l’on traite à coup de ritaline et d’anxiolytique.
Mais Lunar Park est aussi une habile variation sur le thème de l’écrivain en crise et une véritable catharsis pour Bret Easton Ellis, dont les angoisses transparaissent à travers la figure du père, qui hantait en grande partie ses romans précédents, notamment American Psycho (dans le roman Ellis avoue que c’est son propre père qui lui a inspiré le personnage de Patrick Bateman) et Moins que zéro. Reste que si sur le fond le roman est plutôt riche, sur la forme on reste un peu plus circonspect, le style est minimaliste, voire inexistant et si la construction est efficace, sa répétitivité finit quelque peu par lasser sur la fin. Au bout de 450 pages, on est bien content de voir arriver le dénouement.
Reprenons, Bret Easton Ellis est un auteur américain célèbre et riche, qui a du mal à gérer son succès. Il tombe dans le piège du starsystème, de l’argent facile et de la cocaïne, fout en l’air sa relation avec l’actrice Jayne Dennis, qui donne par la suite naissance à un garçon dont il refuse de reconnaître la paternité. Après quelques années d’errance et de surmenage, Ellis renoue avec Jayne, qui entre temps a donné naissance à un autre enfant (une petite fille dont Ellis n’est pas le père). Ils emménagent ensemble dans une villa cossue d’une riche banlieue new yorkaise et décident de fonder une vraie famille, sur de nouvelles bases. Durant les premiers mois, Bret tient le coup, il lâche la dope, cesse de boire, accepte un boulot d’enseignant à l’université et fait mine de prendre goût à la vie de famille. Mais imperceptiblement les choses se dégradent, la relation qu’il doit construire avec son fils reste au point mort (un adolescent amorphe, bourré de pilules magiques censées réguler humeur et autres troubles du comportement), son couple ne fonctionne pas et Bret est sujet à des hallucinations étranges, comme si le fantôme de son père venait le hanter. Et puis il y a ces affaires de disparition d’adolescents. Des garçons issus de riches familles, qui disparaissent régulièrement sans que jamais les corps ne soient retrouvés. A la maison tout part en vrille, Bret ne contrôle plus rien et sombre à nouveau dans la drogue et l’alcool. Hier à l’occasion d’une fête il a cru apercevoir Patrick Bateman, le personnage central d’American Psycho.
Roman de la maturité ou de la crise de la quarantaine, Lunar Park fait d’une certaine manière figure de chant du cygne pour la génération X, qui cède le pas à une génération Y toujours aussi paumée et en mal de repères, mais qui souffre désormais en réseau. On y assiste stupéfait à la décomposition de la famille américaine : spirale infernale de la consommation pour pallier un déficit relationnel chronique, renfermement des adolescents dans un mutisme générationnel, négation de l’enfance (dans le sens où les enfants sont considérés comme des adultes en miniature), solitude de chaque individu isolé dans sa propre bulle (psychologique et médicamenteuse). Une angoisse sourde et diffuse traverse intégralement le roman, une angoisse parentale à laquelle celle des enfants fait écho et que l’on traite à coup de ritaline et d’anxiolytique.
Mais Lunar Park est aussi une habile variation sur le thème de l’écrivain en crise et une véritable catharsis pour Bret Easton Ellis, dont les angoisses transparaissent à travers la figure du père, qui hantait en grande partie ses romans précédents, notamment American Psycho (dans le roman Ellis avoue que c’est son propre père qui lui a inspiré le personnage de Patrick Bateman) et Moins que zéro. Reste que si sur le fond le roman est plutôt riche, sur la forme on reste un peu plus circonspect, le style est minimaliste, voire inexistant et si la construction est efficace, sa répétitivité finit quelque peu par lasser sur la fin. Au bout de 450 pages, on est bien content de voir arriver le dénouement.
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