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samedi 25 juin 2022

Fantasy livresque : Magus of the Library, de Mitsu Izumi

 


D'abord il y a le dessin : une pure merveille de détails et de finesse et un amour éclatant des costumes dans une mise en page soignée. Tout cela attire l’œil...

Ensuite, on découvre l'histoire : ça parle de livres, de libraires et de bibliothécaires dans un univers fantasy complexe fait de nombreuses ethnies aux coutumes et aux costumes variés.

Que demander de plus pour se lancer dans la série ?

C'est donc l'histoire d'un petit garçon très pauvre, métis de deux peuples qui se sont rageusement fait la guerre pendant des années. Sa sœur se prive pour l'envoyer à l'école où il se fait brimer, et depuis qu'il a appris à lire, il adore les romans. Mais le bibliothécaire du village refuse qu'il fréquente la bibliothèque municipale au prétexte que tous les pauvres sont des voleurs et des abimeurs de livres. Heureusement, il a des amis : la fille du bibliothécaire qui a son âge et avec laquelle il partage ses enthousiasmes littéraires, et une magnifique créature mi lion-mi licorne réputée trop sauvage pour être apprivoisée.

Un jour arrive quatre inspectrices de la bibliothèque centrale, et son destin va s'en trouver bouleversé. Suite à cette rencontre pleine de péripéties, et après avoir sauvé la bibliothèque du feu, il devient quasiment la mascotte du village et va s'entraîner pour passer le redoutable concours de kahuna, ainsi qu'on appelle les gardiens des livres de la bibliothèque centrale, le lieu de tous les savoirs, mais aussi la garante de la paix entre les peuples.

Au fil de son voyage et de son apprentissage, il va bien entendu découvrir le monde et se faire plein d'amis étonnants, avec chacun une personnalité bien trempée.

Pour construire son univers, l'auteur puise à toutes les sources, mélangeant allègrement les peuples et les coutumes de nos bonnes vieilles civilisations pour créer son univers, avec un faible pour les noms de peuples amérindiens, les costumes exotiques et les arrière-plans du théâtre indonésien. Il construit son histoire comme un livre d'aventures, tout en découvertes et en exploration, avec de la magie de temps en temps !

Et comme les Kahunas portent des valeurs d'entraide, de travail, de sérieux et d'amour de la lecture, je l'ai placé dans les mains de mes collégiens. Résultat : les cinq tomes actuels ne reposent pas plus d'une journée sur l'étagère avant d'être empruntés. Le succès a été fulgurant. Un de mes grands lecteurs de mangas m'a dit d'un air extatique : "c'est un livre qui parle de livres, c'est de la lecture au carré !!!".

C'est pour le moins un univers qu'on lâche à regret, en attendant la suite des cinq premiers tomes parus avec impatience, en espérant ne pas tomber sur des voleurs de livres...

Ah, et j'allais oublier, cerise sur le gâteau : il y a des dragons (enfin, un pour le moment) ! Tout pour plaire !

mardi 21 juin 2022

Fantasy slave : Déracinée, de Naomi Novik

 

Avouez que, comme moi, vous n’auriez pas automatiquement associé culture slave et fantasy. Oh, bien entendu, un certain Andrzej Sapkowski a mis à l’honneur la fantasy polonaise grâce au succès assez phénoménal de The Witcher, mais d’aucun considérait cette réussite comme un épiphénomène. Il faut bien reconnaître que je m’étais indiscutablement fourvoyé, voire, carrément, introduit l’index dans la cavité orbitaire. Non seulement c’est très douloureux, mais en plus c’est beaucoup moins pratique pour lire. Heureusement, le hasard fait parfois bien les choses et en traînant dans les rayons d’une surface culturelle, je tombe sur deux livres de poche à la couverture intrigante, rappelant les codes graphiques du folklore des pays d’Europe centrale. Ce qui n’est pas courant en fantasy, où les couvertures sont souvent inspirées par une heroic fantasy largement influencée par le bestiaire de D&D (ok ok, je schématise). Evidemment, les origines de l’auteure (Naomi Novik est américaine, mais d’origine polonaise et lituanienne) n’y sont sans doute pas étrangères et il faut bien avouer que  le mélange a quelque chose d’incroyablement rafraîchissant.



Publié en 2017, Déracinée est un roman d’environ cinq cents pages, dont la qualité première est  de se suffire à lui-même. En débutant sa lecture, vous êtes assuré de ne pas vous aventurer dans une énième trilogie de trois mille pages (voire davantage). Ce qui prouve à ceux qui affirment sans cesse que la fantasy a besoin de longues phases d’introduction pour poser les enjeux d’un nouvel univers, qu’il s’agit d’une facilité dont usent ceux qui n’ont en réalité que peu d’imagination en matière de construction narrative. Naomi Novik s’affranchit allègrement de toutes ces ficelles éculées et plonge le lecteur immédiatement dans son univers ; à lui par la suite d’en reconstituer patiemment les enjeux, en récoltant les indices disséminés par l’auteur au fil de son récit.  Situé à l’orée d’un bois maléfique, le petit village de Dvernik est soumis à une étonnante tradition. Tous les dix ans, une jeune fille est choisie par le Dragon, un puissant magicien chargé de veiller sur la région et de juguler le pouvoir d’une forêt maléfique. La jeune Agnieszka fait partie des jeunes filles susceptibles d’être choisies, mais cette éventualité ne semble guère la préoccuper car le mage choisit immanquablement le plus jolie et la plus apprêtée des candidates en lice…. et sur ce terrain, Agnieszka n’est pas vraiment la plus à même de l’emporter. Dotée d’un visage sans grâce et d’une gaucherie légendaire, la jeune fille ne s’inquiète guère d’être une hypothétique “heureuse élue”, persuadée que cette place sera dévolue à sa meilleure amie, à la chevelure dorée et au visage angélique. Mais le jour de la cérémonie du choix, rien ne se passe comme prévu et contre toute attente, c’est Agnieszka qui est désignée par le mage. Commence alors pour elle, un long apprentissage pour révéler et développer son don latent pour la magie. Un pouvoir qu’elle ne soupçonnait pas, mais que le Dragon a immédiatement perçu en elle. 



La grande originalité du roman, en dehors du fait qu’il s’inspire avec un certain talent du folklore slave/balte, c’est qu’il prend le contre-pied de bon nombre de romans d’apprentissage classiques. Le schéma éculé du Grand Maître plein de sagesse prenant sous son aile  paternelle une jeune apprentie au potentiel  considérable mais inexploité a vécu. Naomi Novik le bat en brèche dès les premières pages. Rien ne correspond aux patterns habituels. Agnieszka n’est ni jolie ni particulièrement douée (tout du moins dans son apprentissage initial), elle est tête en l’air, désordonnée, maladroite et souvent butée, sa relation avec le Dragon est la plupart du temps conflictuelle en raison de son caractère quelque peu borné. Et pourtant cela fonctionne. Le roman de l’écrivaine américaine prend un malin plaisir à contourner les codes du genre tout en respectant l’essence même de ce qui fait tout le charme de la fantasy : le merveilleux. Avec un ton proche du conte, Naomi Novik nous plonge dans un univers féérique, à la fois familier et étonnant. Certes, on reste en territoire connu, on y croise des magiciens et des sorcières, des animaux fantasmatiques, des reines et des rois…. mais même la magie a quelque chose d’inhabituel. L’auteure oppose ici deux formes de magie, l’une très académique, repose sur des formules complexes nécessitant beaucoup de rigueur et d’entraînement, la seconde, relève davantage du ressenti, de l’instinct et de la pulsion primaire… et c’est celle qu’Agnieszka pratique naturellement, au grand désespoir de son maître. Cette opposition de style est au coeur de la dynamique de la relation entre le Dragon et son élève, elle la complexifie et la rend moins verticale (oserais-je dire moins conservatrice). Le maître apprend ici autant que son élève, chacun se nourrit du savoir et de l’expérience de l’autre, et le moins que l’on puisse dire c’est que dans le domaine de la fantasy cela n’a rien de courant. 


Alors certes, tout n’est pas parfait, on n’échappe pas totalement à quelques clichés et autres personnages stéréotypés, mais l’ensemble reste très rafraîchissant, original sur de nombreux points et indiscutablement très prenant. Sincèrement, j’ai été tellement convaincu par la plume de Naomi Novik, que j’ai immédiatement enchaîné sur La fileuse d’argent, que je vous recommande encore plus chaudement et qui plonge bien plus amplement dans les racines de la culture slave.

jeudi 16 juin 2022

SF au féminin toutes : Wombs, de Yumiko Shirai

 



Sur la planète Jasperia, deux groupes humains se font la guerre : les First, les premiers colons, se défendent face aux Seconds. La supériorité technique des Seconds leur a permis de prendre le contrôle d'une bonne partie de la planète, à l'exception des terres de la nation de Hast et la forêt primaire. Le seul atout des First dans cette guerre sans merci sont les forces spéciales de transfert. Ces dernières sont uniquement composées de jeunes femmes à qui on implante un greffon de niba, une espèce endémique de Jasperia, très mal connue, qui vit dans la forêt primaire. Grâce à ce greffon, et uniquement pendant les phases de la lune de Jasperia, les jeunes femmes peuvent se déplacer quasiment instantanément et emporter des troupes et du matériel.

Mana est l'une de ces jeunes recrues. Elle reçoit avec ses camarades un entraînement intensif d'une des pionnières, la sergente Almare. Et bientôt, elle connaît son premier combat. Mais porter un niba et se promener dans le plan des coordonnées n'est pas sans risque physique ou psychique, et bientôt Mana et ses camarades vont en faire l'expérience. Sans compter que d'autres dangers les guettent : les manoeuvres politiques, les manipulations scientifiques... Autour de leur unité si particulière se trame des choses pas très nettes.

Wombs est une courte série manga en cinq tomes qui nous entraîne dans un monde de science-fiction bien plus complexe qu'il ne paraît au premier abord. Tout comme les nouvelles recrues larguées dans le plan de coordonnées sans repères, on est vite perdu dans les méandres d'une histoire à tiroirs où il est parfois un peu compliqué, au début, de replacer tous les protagonistes sur l'échiquier et de comprendre leurs buts. Mais on se laisse peu à peu happer par l'intrigue et par les questionnements que se posent les jeunes femmes "porteuses" dans tous les sens qu'on peut donner à ce mot : porteuse du greffon, porteuse des soldats et de leur armement, porteuse d'espoir.

A quel prix toutefois ? Car petit à petit on apprend comment les forces spéciales se sont mises en place sur les cadavres des pionnières, on devine peu à peu qui sont les nibas, et on n'ose pas imaginer ce que trament certains dans l'ombre.


Porté par un dessin très dynamique, voici une série de science-fiction qui sort des sentiers battus, avec une réflexion sur la maternité, les traumatismes, les souvenirs, la place des femmes dans la guerre... Une jolie découverte !

jeudi 12 mai 2022

Alison Lurie, la discrète voix féministe des lettres américaines

 

C’est en flânant chez mon libraire habituel, que j’ai découvert fortuitement les romans d’Alison Lurie. Un post-it enthousiaste habilement apposé sur la couverture, un résumé plutôt alléchant en quatrième de couv’ et me voilà repartant à la maison avec un exemplaire de Liaisons étrangères. Trois jours plus tard, je revenais  fébrilement rafler les trois autres romans disponibles d’Alison Lurie, c’est dire si ma première lecture de l’auteure américaine m'avait convaincu. Décédée en 2020, Alison Lurie fut une universitaire de renom, mais une personnalité discrète, pour autant sa littérature laisse entrevoir des récits profondément ancrés dans le réel et, probablement, en partie inspirés par sa propre expérience personnelle. On sent bien d’ailleurs, au travers de son œuvre, l’évolution assez significative de ses thématiques (les relations de couple, la critique acerbe des milieux universitaires et de la classe moyenne supérieure américaine, le travail d’écrivain et même la vieillesse et la maladie), qui confère à sa littérature une profondeur et une hauteur de vue peu communes, ainsi qu’un point de vue féminin voire discrètement féministe, qui font d’Alison Lurie une voix singulière des lettres américaines. 

N’ayant pas terminé la lecture de ces quatre romans, je vous propose néanmoins une recension des deux livres que je viens d’achever, Les amours d’Emily Turner ainsi que Liaisons étrangères



“Elle avait vingt-sept ans, et avait toujours, comme au jour de leur mariage, l’air d’un bel animal élevé et soigné avec attention, maintenu en permanence au sommet de sa forme pour être utilisé dans une occasion importante qui ne s’est pas encore produite et ne se produira peut-être jamais.”



Premier roman d’Alison Lurie, publié en 1962, Les amours d’Emily Turner, pose déjà les bases des grandes lignes directrices de l’écrivaine américaine. Sous un aspect assez policé et une écriture élégante, on y trouve une critique assez féroce de la classe moyenne américaine, doublée d’une vision très ironique du monde universitaire, dont on imagine assez aisément qu’elle ait pu en avoir une perception très complète au cours de sa carrière de professeur de littérature. On y fait donc la connaissance d’Emily Stockwell, jeune femme pimpante et énergique, issue d’un milieu aisé, mariée à Holman, un jeune professeur assistant, qui vient d’accepter un poste à l’université de Convers en Nouvelle Angleterre. Emily a tout pour être heureuse, une situation familiale stable, un mari brillant et séduisant, un petit garçon auquel elle accorde beaucoup d’attention et un compte en banque suffisamment garni pour l’éloigner des contingences bassement matérielles. Oui mais voilà, un matin, alors que Holman, qui en réalité à tout de l’Américain moyen, s'apprête à rejoindre son travail, Emily réalise brusquement qu’elle n’aime plus son mari et que l’homme à qu’elle regarde s’éloigner depuis le péron de sa maison n’est plus désormais pour elle qu’un parfait étranger. Subitement, son quotidien, ses relations sociales, ses activités domestiques ou caritatives… tout lui paraît vain et factice. Mais davantage encore, c’est ce rôle que la vie lui impose d’endosser, qui l’épuise et lui fait horeur. C’est ainsi qu’elle fait connaissance chez une amie de Will Turner, séduisant professeur de musique aux conquêtes multiples. Emily tente bien de résister à son charme ravageur, mais l’ennui qu’elle éprouve chaque jour et le manque d’attention que lui témoigne son mari, la poussent rapidement dans les bras de Will. 



Résolument moderne dans sa manière d’explorer tout un pan de la société américaine, le roman d’Alison Lurie n’est pas tout à fait sans rappeler un certain Raymond Carver et sa capacité à observer couche par couche les grands travers de l’Amérique. Comme chez Carver, on sent chez son pendant féminin ce déraillement presque inéluctable du quotidien, cette longue glissade vers une forme de destruction du cadre traditionnel. L’ennui et le manque de sens qui marquent notre mode de vie moderne, sont souvent à l’origine de ce profond dérèglement, tous milieux sociaux confondus. Quel que soit le bout par lequel les personnages tentent d’aborder leurs problématiques, notre incapacité à communiquer voue immanquablement à l’échec toute tentative d’inverser le processus. Mais le féminisme discret d’Alison Lurie et la dimension introspective de ses personnages la rapprochent également d’une certaine Virginia Woolf, avec laquelle elle partage quelques points communs. Comme chez l’écrivaine anglaise, les personnages sont mis face à leur destin, ils doivent démêler leurs propres contradictions et accepter de se libérer de leurs chaînes pour s’affranchir enfin du carcan de la société moderne. Subtilement, petite touche par petite touche, Alison Lurie décrit ce microcosme que représente Convers, qui préfigure tout ce que l’Amérique de l’époque a de plus classique et normatif. Ce faisant, elle égratigne l’air de rien le mythe de l’American way of life, alors même que le monde entier ne rêve à l’époque que d’épouser ce mode de vie, et pointe les lignes de fracture de la société américaine. C’est brillant, subtil et parfaitement transgressif pour l’époque. 



Publié en 1984, Liaisons étrangères fut l’un des plus grands succès critiques d’Alison Lurie et lui valut le prix Pulitzer. Construit sur un schéma narratif un peu différent, puisqu’il alterne les points de vue de deux personnages, il met en scène Fred Turner, un jeune et sémillant universitaire américain, professeur de littérature classique et Vinnie Miller, également professeur de littérature issue de la même université, mais spécialiste de littérature enfantine. Contrairement au séduisant Fred, Vinnie n’a rien d’une beauté ; âgée d’une cinquantaine d’années, petite, les hanches étroites et la poitrine menue, Vinnie fait  figure de vieille fille un peu revêche pour qui la vie se résume à sa carrière professionnelle.  Très honnêtement, tous deux n’ont guère en commun, si ce n’est que leur université leur a accordé un congé d’étude de six mois à Londres dans le cadre de leurs recherches respectives. Pour Vinnie, grande admiratrice de l’Angleterre, ce nouveau voyage en Europe est une bénédiction attendue de longue date. Celle-ci se réjouit de retrouver un pays au moeurs moins rustiques, plus policé et bien plus charmant. Quant-à Fred, il s’imagine déjà arpentant les immenses rayonnages de la British Library, à la recherche des manuscrits les plus précieux, parcourant du doigt l’écriture fine et déliée des auteurs du XVIIème siècle qu’il affectionne tant, visitant les musées et les monuments de Londres avec avidité sur son temps libre. Hélas pour nos deux universitaires, la réalité n’a pas grand chose à voir avec leurs fantasmes ni même avec leurs souvenirs les plus embellis. Mais c’est surtout pour Fred que le choc est le plus rude, d’autant plus qu’il avait  largement sous-estimé le budget nécessaire et se voit contraint de se serrer la ceinture la majeure partie du temps. 



Jouant avec humour sur les clichés propres à chaque pays, Alison Lurie propose un roman à la fois drôle et caustique, qui égratigne avec beaucoup d’ironie, mais aussi un peu de tendresse, les clichés largement éculés et les idées reçues sur l’un ou sur l’autre de ces deux pays cousins, mais pourtant si différents. Une fois encore, le milieu universitaire et bourgeois est épinglé avec beaucoup de finesse, de justesse et tout juste ce qu’il faut de dérision pour ne pas sombrer dans la caricature facile. Sortir du carcan, abolir les barrières, essayer de comprendre l’autre est une nouvelle fois au cœur des interrogations d’Alison Lurie, qui, par son style tout en intelligence et en subtilité, démontre la grande pertinence de sa démarche.

vendredi 15 avril 2022

Amours modernes : Conversations entre amis, de Sally Rooney

 

En temps normal, les bandeaux publicitaires sur les livres ont tendance à me faire fuir. Rien de pire qu’un “Vendu à un million d’exemplaires” pour que je tourne de l'œil. Oui, je sais, c’est une posture un peu ridicule, voire un réflexe pavlovien, mais la promotion, quelle que soit sa forme, a tendance à me hérisser le poil. Conversations entre amis cumule, qui plus est, deux tares rédhibitoires, non seulement il est affublé  d’un bandeau jaune affirmant qu’une certaine Sarah Jessica Parker l’a “lu en une journée” (on se demande en quoi ça peut bien être un argument de vente), mais en plus on apprend que le premier roman de Sally Rooney, Normal People s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires. De quoi provoquer une hémorragie de la sphère oculaire chez votre modeste serviteur, voire, carrément, une crise d’apoplexie. Rassurez-vous, je plaisante puisqu’en réalité j’aime bien les bandeaux publicitaires, surtout les rouges, dont je me débarrasse assez vite en les apposant sur d’autres romans, qui à mon sens ont bien davantage besoin de publicité. Avouez que coller un bandeau “Lu en une journée” sur Lire aux cabinets de Henry Miller aurait quelque chose d’assez jouissif. Bref, on s’amuse comme on peut dans les librairies. En réalité, si je me suis intéressé au roman de Sally Rooney, c’est que j’ai justement vu l’excellente série télévisée Normal people, que je vous recommande chaudement au passage. Comme quoi, je ne suis pas aussi hermétique au marketing que je le souhaiterais, mais mon choix s’est néanmoins porté sur le second roman de Sally Rooney. L’attrait de la nouveauté sans doute.



A Dublin, Frances et Bobbi tentent de mener de front leurs études universitaires et une carrière de performeuses dans le domaine de la poésie. Autrefois amantes, les deux jeunes femmes sont liées de longue date et si leurs caractères sont diamétralement opposés, elles entretiennent une amitié solide et riche en échanges. Au cours d’une soirée, elles font la rencontre  de Mélissa et Nick, un couple d’artistes un peu plus âgés qui semble filer le parfait amour. Elle est écrivaine et photographe alors que lui est acteur pour le théâtre et la télévision. Ils sont beaux, riches, vivent dans une belle maison et leur vie sociale semble bien remplie. De quoi susciter l’admiration des deux jeunes femmes, voire une certaine envie. Mais alors qu’elles sont invitées à dîner, Frances et Bobbi perçoivent que leur couple traverse une crise profonde, dont elles ont néanmoins du mal à percevoir les causes. Sans réellement le vouloir et sans qu’elles sachent dans quelle mesure Nick et Melissa tentent de favoriser ces rapprochements, les quatre jeunes gens s’apprêtent à entamer une relation à quatre qui promet de bouleverser leurs vies et leurs sentiments. 



Roman très contemporain dans sa capacité à capter plutôt brillamment l’air du temps, Conversations entre amis n’est pourtant ni véritablement une comédie romantique ni même un campus novel cher aux anglo-saxons. S’il est bien sage et ne propose réellement aucune critique du milieu petit-bourgeois dans lequel se déroule l'essentiel du roman, il sait en revanche parfaitement retranscrire les émotions et les processus psychologiques de ses personnages. En réalité, le roman repose en grande partie sur les mêmes mécanismes narratifs que Normal People et l’histoire glisse peu à peu au second plan pour ne se concentrer que sur le ressenti. Sally Rooney s’interroge sans cesse sur la nature de nos relations. Qu’est-ce qu’être amis ? Qu’est-ce qu’aimer aujourd’hui ? Ce qui fascine c’est évidemment la relation complexe et ambigüe que Frances entretient avec son ami Bobbi, mais aussi et surtout avec Nick, dont elle tombe peu à peu amoureuse. Tous les deux sont des êtres d’une très grande fragilité et leur sensibilité à fleur de peau les amène à tomber dans les bras l’un de l’autre, mais aussi à se déchirer de manière parfois assez incompréhensible. Tout du moins en apparence, car ce qui se dessine c’est la relation passionnelle de deux êtres, qui, irrésistiblement attirés l’un par l’autre, n’essaient jamais d’imposer leur amour. En résulte une succession de rapprochements et de tensions épuisante, faute d’avoir su communiquer et se comprendre. Et c’est le paradoxe de ce roman que de rappeler cette évidence ; l’on peut s’aimer passionnément sans avoir jamais la certitude que l’autre partage les mêmes sentiments. Pour paraphraser la célèbre citation que l’on prête à Paul Valéry : “Aimer passionnément, c'est vivre et mourir d'un pari infernal qu'on fait et refait nuit et jour quant à l'état réel de l'âme d'un autre”. 

Conversations entre amis est un roman qui reflète parfaitement son époque. A la fois tendre mais également empreint d’un certain malaise, il pose un regard compatissant et interrogatif sur une jeunesse en mal de repères, qui construit ses relations à coups de textos et de messageries électroniques, mais qui tremble dès qu’il s’agit de prononcer un simple “je t’aime”. Sally Rooney l’a bien compris, le mal de notre siècle, c’est notre incapacité à communiquer sans nous cacher derrière nos artifices électroniques, cette faillite absolue des relations directes, celles qui nous permettent de mieux percevoir les autres formes de langages et d'entrevoir l’âme de l’autre. Malgré toute la pertinence et la subtilité du propos, on reste tout de même sur sa faim concernant le style de l’auteure, que personnellement j’ai trouvé assez peu travaillé, voire un peu plat.

mardi 29 mars 2022

Sur les traces d'Omar Khayyam : Samarcande, d'Amin Maalouf

 

Mais où est donc passée la poésie ? Immense paradoxe dans un pays qui se dit profondément attaché à la culture et à la littérature en particulier. En dehors du Printemps des poètes et de quelques manifestations éparses, la poésie reste la grande absente du paysage médiatique français. On n’en parle ni à la télé, ni à la radio, ni dans les journaux ou les magazines, il n’y a guère qu’à l’école qu’elle trouve encore une petite place. Le hiatus est d’autant plus considérable, que des pays que l’on regarde parfois avec dédain lui accordent une place publique nettement plus importante. Dans les pays arabo-musulmans, il n’est pas rare d’assister à des lectures publiques de poésie dans des endroits aussi incongrus que des stades, le poète palestinien Mahmoud Darwich était par exemple capable des déplacer des foules à chaque apparition publique. Dans les pays anglo-saxons, les revues publient bien plus facilement de la poésie et l’apparition remarquée de la jeune poétesse Amanda Gorman, lors de l’investiture de Joe Biden, est assez significative. En 2020, le prix Nobel de littérature est décerné à la poétesse américaine Louise Glück….. tellement méconnue en France, que cela en deviendrait presque gênant. 



Amin Maalouf s’inscrit donc dans une tradition radicalement différente, celle de la poésie arabo-musulmane, riche d’un héritage multiséculaire encore bien vivace aujourd’hui. On connaît la fascination de l’écrivain pour la matière historique et ce roman n’échappe évidemment pas à la règle, puisqu’il se déroule entre le XIème siècle et le XXeme siècle, dans cette région du nord de la Perse (la Sogdiane) qui autrefois était au coeur du monde et dont Samarcande fut le joyau (à noter que la Samarcande de cette époque n’existe plus, remplacée par une cité construite par Tamerlan, tout aussi splendide au demeurant, et dont nous pouvons encore contempler la magnifique architecture). C’est donc au XIème siècle, au cœur de la Perse, que vécut le personnage principal de ce roman. Omar Khayyam fut à la fois l’un des savants les plus reconnus de son temps, mais également un philosophe et un poète hors-pair. Menant une existence itinérante, invité des cours les plus prestigieuses, Omar est un lettré et un savant extrêmement aimé pour l’immensité de ses connaissances. Mais l’homme n’a pas toujours la langue dans sa poche et s’il a l’oreille des puissants aussi bien que la faveur des petites gens, sa franchise et sa liberté de ton lui valent quelques rancoeurs, notamment celle des religieux les plus stricts. Sa poésie, qui prône une certaine forme de libéralisme de mœurs, interpelle Dieu d’une manière qui frôle souvent l’impertinence, voire même l’agnosticisme. Aux yeux des mollahs, Khayyam est un impie de la pire espèce. Aussi cache-t-il ses écrits les plus licencieux aux yeux de tous, ou presque, consignant ses aphorismes et ses quatrains, dans un livre qu’il garde au secret. Plus que celle d’Omar Khayyam, Samarcande est l’histoire de ce livre devenu mythique. A-t-il jamais existé ? Qui a eu l’insigne honneur d’en feuilleter les pages ? Comment a-t-il été perdu ?



Le roman d’Amin Maalouf est donc divisé en deux parties bien distinctes. La première est consacrée au récit de Khayyam, on y suit le parcours de sa vie, riche en rebondissements, de ses relations avec les puissants, parfois conflictuelles, de ses amours, souvent compliqués, et de son amitié complexe et contrariée avec Hassan Ibn al-Sabbah, le vieux de la montagne, qui fut le seigneur de la secte des assassins et dont la place forte, Alamut, fit trembler tous les rois et les seigneurs du Proche-Orient de son temps. S’ensuit un bond dans le temps de plusieurs siècles, pour suivre les pas d’un jeune américain féru d’orientalisme et de littérature perse, grand admirateur de l’oeuvre de Khayyam et prêt à tout pour retrouver le fameux manuscrit oublié. On assiste ainsi au destin tragique de la jeune démocratie iranienne, prise entre deux impérialisme (Anglais et Russe), et qui ne réussira jamais à trouver sa voie au sein du concert des nations. 



Érudit, mais sans excès, dépaysant, mais sans exotisme outrancier, élégant dans son style aussi bien que dans sa construction narrative, Samarcande est probablement l’un des romans les plus réussis d’Amin Maalouf. On y sent tout l’amour qu’éprouve l’auteur pour le Proche-Orient et pour sa multitude de cultures. On y sent poindre également une certaine forme de nostalgie pour une civilisation qui semble le fasciner au plus haut point. Cette Perse millénaire, qui a vu des civilisations brillantes naître, croître et finalement s’éteindre pour laisser la place à une forme de chaos politique sans précédent, un espace béant dans lequel les religieux les plus avides de pouvoir viendront s’engouffrer. Que reste-t-il au final de cette grandeur ? La culture et la littérature, semble nous dire Amin Maalouf. Malgré les conflits et les révolutions de palais, les paroles d’Omar Khayyam ont traversé les siècles, échappant à la censure et à l’oubli, pour mieux éclairer notre chemin dans le brouillard et les ténèbres de l’Histoire. 



dimanche 27 mars 2022

Biographie savoureuse : le premier des chefs, de Marie-Pierre Rey



Tous ceux qui s’intéressent un peu à l’histoire de la cuisine connaissent Antonin Carême, le cuisinier des princes et le prince des cuisiniers. Son destin hors du commun l’a amené d’une enfance dans la plus grande pauvreté à la gloire que peu de cuisiniers ont connu avant et même après lui. Né peu de temps avant la Révolution, il a connu tous les soubresauts du début du 19e siècle. Jeune pâtissier prodige, il a enchanté Paris avec des recettes feuilletées d’anthologie. On lui doit les croquembouches ou encore la charlotte. Puis, passant à la cuisine, il continue de se perfectionner et réalise des « extras », dîners extraordinaires de 10 à plusieurs centaines, voire milliers de participants. Il a servi Talleyrand, les Bonaparte, le Tsar de toutes les Russies, le Régent du Royaume Uni, les princes allemands, les Rothschild. On dit de lui qu’il a par ses dîners permis la paix en Europe ! Carême est une légende.

Et comme toutes les légendes, il faut parfois arriver à démêler le vrai du faux et de l’exagéré, ce qui n’est pas toujours simple. Car si le cuisinier est bien connu, l’homme derrière les plats et les casseroles l’est moins. Si Carême a laissé des livres de cuisine qui ont fait autorité pendant plus d’un siècle et ont inspiré jusqu’à la cuisine d’aujourd’hui, il n’a laissé qu’une courte autobiographie qui a ses parts d’ombre.

Marie-Pierre Rey nous convie donc à la découverte d’Antonin Carême et de son art, l’un étant indissociable de l’autre. Elle nous entraîne sur les pas d’un homme parti de rien, qui est devenu de son vivant le cuisinier le plus renommé de toute l’Europe, de Saint-Pétersbourg à Londres en passant par l’Italie. Elle nous explique son ascension fulgurante, grâce à des maîtres qu’il a toujours pris soin de remercier, et à des rencontres prestigieuses, dont celle de Talleyrand qui lui ouvrit les portes des cours européennes. Elle prend soin de replacer ce génie dans son temps, mais aussi de commenter son œuvre, qui n’est pas pour rien dans sa gloire. Car Carême a eu soin de transmettre ce qu’il considérait comme un art, de plusieurs manières : d’une part en formant des cuisiniers qui ont perpétué son art culinaire, mais aussi en écrivant des livres qui seront le socle de la grande cuisine française jusqu’à Auguste Escoffier, et enfin en défendant sa profession et en cherchant à la structurer.

Quelles impressions nous reste-t-il à la fin de cette biographie ? D’abord celle d’avoir fait connaissance avec un homme sympathique, curieux de tout et attentif aux autres. Celle d’avoir affaire à un travailleur forcené qui a laissé au service de son art sa santé, mort avant ses 50 ans. Celle d’un passionné, aussi bien sur le plan pratique que sur le plan théorique et qui a impulsé nombre de bases en cuisine sur lesquelles nous pouvons encore compter aujourd’hui. En somme, un homme exceptionnel qui n’a pas usurpé le titre du livre qui lui est consacré : le premier des Chefs.

Et comme on ne peut pas partir sans quelques amuse-gueules, ce livre trouvera toute sa place en cuisine puisqu’il comporte en annexe une centaine de recettes à tester…

jeudi 10 mars 2022

Polar bien noir : Brown's requiem, de James Ellroy

 

Monstre sacré du polar hard boiled, James Ellroy semble s’être quelque peu assagi au cours de ces dernières années, comme si l’enfant terrible des lettres américaines avait enfin mis au pas ses démons intérieurs. Ses derniers romans se veulent ainsi plus posés, plus ambitieux sur le fond comme sur la forme, mieux documentés et bien plus politiques. James Ellroy a ainsi gagné en maturité ce qu’il a perdu en fureur et en rage d’écrire. Les esprits chagrins trouveront de toute façon toujours quelque chose à redire, même s’il est vrai que l’énergie vitale assez folle qui animait ses premiers romans semble avoir bel et bien disparu. Qu’importe, les plus nostalgiques peuvent toujours relire le quatuor Los Angeles et savourer ainsi le chemin parcouru par l'auteur. Et tant qu’à faire, autant commencer par son premier roman, Brown’s Requiem.



Fritz Brown, ancien flic du LAPD mis sur la touche pour alcoolisme caractérisé et allergie à la hiérarchie, exerce désormais la profession de détective privé. Le bonhomme s’est même spécialisé dans la récupération de bagnoles dont les traites n’ont pas été honorées. Un boulot plutôt peinard, peu risqué et pas trop mal payé…. suffisamment pour ne pas avoir envie d’aller chasser du côté des divorces et autres filatures de conjoints infidèles. Brown se laisse pourtant convaincre par un caddy de golf miteux, mais plein aux as, d’accepter une affaire plutôt facile et bien juteuse. A priori le cas n’est guère épineux, puisque l’homme le charge de filer sa soeur, une jeune femme plutôt attitrante qui entretient une relation avec un homme qui pourrait être son père. L’enquête promet d’être bouclée en un tour de main et de rapporter gros, mais en réalité Brown remue des éléments du passé qui le conduisent dans les bas fonds de la criminalité organisée, des flics véreux et de l’argent sale. Une véritable descente aux enfers, semée de cadavres et de coups tordus, bien loin des paillettes d’Hollywood. 



A la lecture de Brown’s requiem, on ne peut qu’être frappé à la fois par le talent brut de James Ellory, qui signe un premier roman très maîtrisé et plein de promesses futures, mais également tout le chemin parcouru par l’auteur américain en plus de trente ans de carrière. Tous les ingrédients sont pourtant déjà présent, le style brutal et incisif, mais encore un peu stéréotypé (comme si Ellroy n’avait pas tout à fait réussi à s’affranchir de l’influence de ses pères), la maîtrise formelle de l’intrigue et surtout le caractère très organique de sa littérature. Le Los Angeles de James Ellroy a quelque chose de profondément prégnant, l’âme de cette cité tentaculaire imprègne chaque phrase, chaque image, elle est le personnage principal du roman et d’une grande partie de l’oeuvre de l’écrivain américain. Mais cela, chaque lecteur d’Ellroy le sait parfaitement. Que reste-t-il alors à ce Brown’s requiem ? Malgré une intrigue bien ficelée, mais plutôt classique, le roman tient avant tout au personnage très ambigu de Fritz Brown, une brute au coeur tendre, grand mélomane, hanté par son passé de flic alcoolique, tiraillé entre son désir de justice et sa volonté d’échapper à la noirceur cancéreuse d’une ville monstrueuse et déliquescente. Un bon polar, à défaut d’être un grand Ellroy. 

mardi 8 février 2022

Chronique sociale mélancolique : Willnot, de James Sallis

 

Il y a quelques années, dans une interview accordée au magazine Première, l’une des dirigeantes de la Warner avouait de manière faussement candide que 80% des films qui sortaient au cinéma étaient des adaptations d'œuvres littéraires. Ce chiffre, sans doute aussi fiable qu’une estimation au doigt mouillé, était probablement un tantinet exagéré, mais il reflètait un paradoxe qui ne cesse de perdurer ; malgré le succès phénoménal de certains films (ou séries), les écrivains et les scénaristes qui en sont à l’origine restent, sauf exception, désespérément dans l’ombre. En témoigne James Sallis, qui malgré le succès critique et populaire de l’adaptation cinématographique de Drive (de Nicolas Winding Refn), reste sans doute pour le commun des mortels un illustre inconnu (sauf peut-être pour les amateurs éclairés de polars).  Réalité cruellement cynique et profondément injuste, qui n’est que le reflet d’une société du spectacle où le talent compte moins que le nombre de followers et le marketing davantage que la créativité. Rien de bien neuf du côté d’Hollywood, sinon que nombre de scénaristes, sans doute fatigués d’être traités comme quantité négligeable (ou comme de la merde, n’ayons pas peur des mots) ont fini par fuir et trouver refuge du côté des séries télé, où, il faut bien l’avouer, la créativité est à son paroxysme. Bref, James Sallis, à qui l’on doit quelques-uns des polars les plus fascinants de ces trente dernières années, n’est toujours pas prophète en son pays. C’est la raison pour laquelle nous nous contenterons d’enfoncer le clou et de crier au génie en évoquant l’un de ses derniers romans, Willnot, un faux polar parfaitement introspectif, dans lequel l’auteur traite par dessus la jambe son intrigue principale pour nous parler de lui, des gens, de la vie…. et c’est très bien comme ça. J’en vois déjà qui crient à l’escroquerie, mais qui devraient garder à l’esprit qu’après avoir publié des chefs d’oeuvres aussi aboutis que Drive ou bien encore La mort aura tes yeux, un écrivain n’a plus rien à prouver ; même en roue libre, sa littérature vole très largement au-dessus de la mêlée. 



Willnot, petite ville étrangement en dehors du temps, située quelque part du côté de l’Arizona, est le théâtre d’un incident peu commun. Un charnier y a été découvert par accident, dans une ancienne carrière abandonnée à la sortie de la ville. Le mystère reste entier, autant pour le shérif local que pour la cellule spécialisée envoyée par le FBI. Mais contre toute attente, le personnage principal de cette histoire n’est pas membre de la police et n’enquête sur rien. Lamar Hale est docteur, chirurgien même, et exerce ses talents dans l’hôpital du comté, ces cadavres sont le cadet de ses soucis, même si l’affaire aurait tendance à gentiment aiguiser sa curiosité. Mais les choses se compliquent un peu lorsqu’au même moment débarque un vétéran de l’armée, Bobby, dont Lamar a longuement suivi les troubles lorsqu’il était encore enfant. Y a-t-il un lien entre le retour de Bobby et ces meurtres ? Mystère, mais de toute façon le principal est ailleurs semble nous dire James Sallis.



D’une certaine manière, Willnot est un roman assez déroutant. En premier lieu parce qu’il semble se présenter comme un polar assez classique, mais oublie son intrigue en cours de route, en second lieu parce que, contre toute attente, cela fonctionne extrêmement bien. Mais ne soyons pas dupes, le roman tient debout par la seule force du talent d’écriture de l’auteur américain. Le style est faussement relâché et la narration nonchalante imprime au bout de quelques dizaines de pages son rythme lancinant et quasi hypnotique. Le vrai sujet c’est Willnot. Cette ville étrangement calme où planent les fantômes d’un passé douloureusement prégnant fait échos aux propres souvenirs de Lamar, hanté par une histoire personnelle que l’on entrevoit par bribes éparses. Lentement, James Sallis assemble pièce par pièce son puzzle, tout en prenant soin d’en laisser certains pans inachevés. Au lecteur de combler les parties manquantes, sans certitude, mais avec le sentiment que le motif global dépasse sans doute ce qu’il aspire à entrevoir. Une foultitude de personnages se bousculent…. et sortent aussi subitement du récit qu’ils y étaient entrés. Willnot fait figure d’îlot hors du temps, coupé d’une Amérique qui paraît bien lointaine. Les gens semblent y lâcher prise, cesser leur lutte contre une vie de peine et de souffrance, comme s’ils avaient atteint leur destination finale. Au milieu de cet étonnant maelstrom, Lamar fait figure de phare du bout du monde, il répare les gens tout autant qu’il tente de se réparer lui-même, observe, philosophe…. et regarde le temps qui passe. Autour de lui la vie s’écoule, avec ses hauts et ses bas, faite de gestes simples, de non-dits, de joie ou de peine. Elle est à la fois si dense et si légère. Si belle et si cruelle. 



Roman doux-amer sur le temps qui passe, profondément empreint de nostalgie, Willnot est probablement l’un des livres les plus personnels de James Sallis, il y imprime sa marque à chaque page, par son style qui va en toute simplicité droit à l’essentiel, sans aucune fioritures, mais avec l’assurance de toucher en plein coeur. 

samedi 5 février 2022

Portrait de la chasse aujourd'hui : L'animal et la mort, de Charles Stepanoff

 

Il y a un certain plaisir à découvrir un auteur avant tout le monde. Ainsi j'ai fait la connaissance de Charles Stepanoff peu après Nastassja Martin, dans mon trip sibérien. Il parlait alors des chamanes de Sibérie d'une manière à la fois très savante, très documentée, et très claire.

Reprenez donc le même ethnologue, interdisez-lui son terrain d'enquête septentrional pour cause de pandémie et plongez-le dans le Perche (pour ceux qui ne connaissent pas, c'est entre Alençon et Vendôme). Là, laissez-le faire ; interroger les autochtones de tous poils sur un sujet parfaitement polémique : la chasse.

Laisser maturer, servez en décembre 2021 dans ma petite librairie de campagne sans même que j'ai à le commander (on est dans un pays de chasse ici). Accompagnez d'une matinale sur France-Culture. Dégustez les presque 380 pages lentement.

Lentement, car si la prose de Charles Stepanoff est tout à fait accessible au commun des mortels, elle n'en est pas moins très rigoureuse et très dense. L'auteur analyse ici les rapports de notre société avec le monde sauvage et la mort, et, au prisme de l'interface privilégiée entre les deux, à savoir la chasse, il déroule une longue enquête à la fois dans l'espace et dans le temps.

Dans ce livre, on croise des chasseurs percherons et tuva et des antichasseurs romains et percherons, mais aussi des nobles passionnés, des rois invincibles, des bourgeois conquérants, des paysans braconniers, des Cévénols réfractaires, des faisans d'élevage, des perdrix dénaturées, des loups persécutés, des cerfs malins, des chiens futés, des hommes politiques, des philosophes, des naturalistes, des écologistes, des experts, des ermites, des moines, des gardes-chasse, des chasseresses, des mythes, des légendes...

Car le monde dit sauvage est complexe, plein de degrés de sauvagerie, et jamais indemne de la présence humaine jusqu'au tréfonds de la Sibérie. Comme est complexe la société des chasseurs, qui n'est une et indivisible qu'aux yeux des antichasseurs dont les courants sont eux aussi multiples.

Et c'est cette complexité que nous rapporte Charles Stépanoff. Car qui connaît le mieux le monde animal, sauvage ou domestique? Celui qui chasse ou celui qui défend les animaux ? Et quels animaux défend-on ? Pourquoi ? Comment ? Au détriment de qui ? Au détriment de quoi ?

À l'image de la duchesse d'Uzès qui fut longtemps maîtresse d'équipage et adhérente de la SPA, la chasse et la défense des animaux sont deux mondes connectés, pour le meilleur et pour le pire. Chacun parle au nom de ces animaux qui ne parlent pas, et chacun leur fait dire ce qui l'intéresse... Quant à la sauvagerie, aucun humain dans cette histoire n'en est avare.

En conclusion ? C'est compliqué. Très. La chasse n'est qu'un révélateur du rapport de toute notre société non seulement aux animaux, mais aussi à tout le vivant qui nous entoure, et à la mort que de plus en plus nous cherchons à tenir à distance de nos vies. Charles Stepanoff a pris cette complexité à bras le corps et la décortique, sans jamais donner de réponse définitive, sauf peut-être une : il est temps de nous interroger nous-mêmes sur le regard que nous portons sur le monde qui nous entoure.

Vous reprendrez bien un peu de réflexion, en dessert ?