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jeudi 21 janvier 2021

Space Op zen : Quitter les monts d'automne, d'Emilie Querbalec

 

Ceux qui lisent régulièrement ce blog ne savent sans doute pas à quel point la SF a constitué durant des années l’essentiel de mes lectures (oui, bon, mis à part ceux qui me connaissent personnellement). C’est en grande partie volontaire puisqu’il s’agissait de partager ici mes quelques respirations et incursions en dehors du genre. Et puis au gré du temps, mes lectures SF se sont espacées et raréfiées pour se réduire à peau de chagrin ces deux dernières années. Loin de moi l’idée de m’épancher ou d’analyser en profondeur les raisons qui m’ont éloigné du genre, bien que la lassitude et le sentiment d’avoir fait quelque peu le tour de la question n’y soient sans doute pas étrangers, mais il faut bien avouer que je n’y trouvais plus l’émerveillement ni la stimulation intellectuelle des débuts. Par ailleurs, la SF a au cours des dix dernières années connu une crise identitaire sans précédent, ses ventes s’effritant au profit d’autres genres plus porteurs comme la fantasy, détournant les investissements d’éditeurs désormais un peu frileux à l’idée de traduire un titre dont les perspectives de rentabilité restent nébuleuses (en SF, la situation est telle qu’à 1500 exemplaires on est à l’équilibre, à 3000 exemplaires on considère que c’est une bonne vente et à 7000 exemplaires on fait péter le champagne). Il y a d’ailleurs des signes qui ne trompent pas, comme la fermeture de gros sites web consacrés au genre (suivez mon regard les Grands Anciens), le départ à la retraite (voulu ou contraint, allez savoir) d’un éditeur aussi charismatique que Gérard Klein, la mise en sommeil de la prestigieuse collection Ailleurs & Demain chez Robert Laffont, la réduction du rayon SF dans la plupart des librairies (les nouveautés étant noyées parmi la pléthore de titres de fantasy inondant les étals)..... 
 
La situation paraissait crépusculaire, même si en pleine tempête la plupart des éditeurs ont résisté grâce à des stratégies diverses et variées, mais souvent intelligemment menées. Et à ce jeu là, ce ne sont pas toujours les plus petits qui boivent la tasse (cf. les éditions du Bélial, toujours debout et toujours aussi dynamiques). Et puis il y eut ce petit coup de tonnerre qui ébranla le fandom, à savoir le départ de Gilles Dumay, alors directeur de l’excellente collection Lunes d’encre chez Denoël (autre phare dans la tempête). Mais la mauvaise nouvelle n’en était pas tout à fait une, puisque joie du mercato et des transferts de fin de saison c’était pour la bonne cause, à savoir la création et le lancement avec fracas d’une nouvelle collection chez Albin Michel consacrée aux littérature de l’imaginaire (AMI pour les intimes). Et le moins qu’on puisse dire c’est que ces gens là ne font pas les choses à moitié, Albin Michel Imaginaire frappe donc un grand coup pour son lancement avec la traduction d’une arlésienne : Anathem de Neal Stephenson. Il faut dire que les fans du bonhomme n'avaient pas eu grand chose à se mettre sous la dent depuis la publication du Cryptonomicon (si l’on excepte la sortie chez Sonatine en deux tomes de son roman Les deux mondes). Autant dire que l’annonce de la traduction française d’Anathem a fait l’effet d’une petite bombe, même si d’aucuns firent remarquer que la traduction de The Baroque Cycle (3000 pages en VO tout de même) aurait eu encore plus de gueule (oui, y en a toujours pour râler). Même Anathem a dû être découpé en deux tomes et il est probable que l’éditeur misait sans doute sur l’effet d’annonce pour rentrer dans ses frais. Auteur prestigieux, énorme attente de la part du noyau dur des fans (à la louche 1500 lecteurs), une première tentative de traduction abandonnée chez Bragelonne…. Anathem (Anatèm pour le titre français) réunissait beaucoup de paramètres pour faire, comme on dit trivialement, “un gros coup médiatique”.... à défaut d’être un gros coup sur le plan des ventes (aux dernières nouvelles, l’éditeur aurait fait une petite marge sur ce titre).
 
Oui bon ok, mais pourquoi cette longue digression sur la situation de l’édition de SF alors que cette chronique est censée dire tout le bien que l’on pense du roman d’Emilie de Querbalec ? Eh bien parce qu’il me semble que depuis quelques mois, la SF semble sortir du marasme qu’elle a connu ces dix dernières années, la collection AMI prend forme et propose des titres intéressants et pour la plupart exigeants, la collection Ailleurs & Demain semble bénéficier du regain d’intérêt pour Dune et on se plait à croire qu’elle pourrait renaître de ses cendres sous une forme ou une autre, les éditions du Bélial continuent avec succès à progresser et la collection Lunes d’encre (reprise par Pascal Godbillon) garde une certaine tenue. Quant au succès des titres SF publiés chez Actes Sud, il semble confirmer que dans une certaine mesure, le genre est encore porteur, même si son lectorat s’est furieusement contracté. Du coup, votre serviteur, après avoir boudé plusieurs années, a décidé de refaire une petite incursion dans le genre en empruntant trois portes d’accès différentes, la première et vous l’aurez compris, n’est autre que le roman d’Emilie de Querbalec (pour les deux autres titres, inutile de ménager le suspens, il s’agit de Trop semblable à l’éclair d’Ada Palmer et de Vers les étoiles de Mary Robinette Kowal… mais il faudra un peu patienter). 



Quitter les monts d’automne est le second roman d’Emilie Querbalec. Passé un peu inaperçu lors de sa sortie malgré son titre subtilement choisi et sa couverture prometteuse, il bénéficie au fil du temps d’un bouche à oreille favorable amplement mérité et, à titre personnel, j’espère que ce sera un succès car il me semble que la SF avait besoin d’une oeuvre de cette qualité et de cette sensibilité pour convaincre un nouveau public. Entre romans hyper conceptualisés, voire intellectualisés, et oeuvres privilégiant l’aventure débridée pour geeks boutonneux, la SF a toujours plus ou moins fait le grand écart, suscitant la méfiance à la fois du grand public et des élites intellectuelles, enfermant le genre dans un entre-soi quelque peu réducteur et sans doute mortifère. Quitter les mondes d’automne semble donc vouloir emprunter une voie médiane, moins technophile, plus personnelle et introspective tout en préservant ses racines profondément ancrées dans le sense of wonder. D’aucuns râleront en rétorquant que cela existe déjà, sans doute et j’ai même quelques titres en tête, mais ils restent un épiphénomène. 



A la mort de ses parents, dans l’incendie de leur maison, la petite Kaori est recueillie par sa grand-mère, une conteuse appréciée et reconnue sur Tasai dont elle espère suivre les traces. Mais en grandissant, son talent pour le Dit tarde à se manifester et Kaori doit, à son grand désespoir, se résoudre à suivre une autre voie, celle de la danse. Sur les mondes du Flux, et donc sur Tasai, les livres sont interdits et l’écriture sous toutes ses formes est proscrite. Seule la tradition orale permet de perpétuer le savoir, ainsi que le Flux, que les habitants ont quasiment élevé au rang de divinité toute puissante. Il faut dire que les prêtres Talanké, seuls détenteurs d’une technologie avancée, font régner la terreur et punissent de mort tous ceux qui manqueraient à ces règles élémentaires. Aussi lorsqu’à la mort de sa grand-mère, Kaori hérite de l’un de ces objets interdits, un rouleau d’écriture en l’occurrence, un gouffre béant s’ouvre sous ses pieds. Pourquoi sa grand-mère possédait-elle ce rouleau ? Quelles informations peut-il bien contenir ? Pourquoi sa grand-mère a-t-elle pris le risque insensé de le lui transmettre ? Autant de questions que Kaori ne pourra résoudre seule. Après avoir été accueillie brièvement dans une autre famille de conteurs, Kaori quitte ses paisibles monts d’automne pour rejoindre la capitale et solliciter l’aide de maître Toishi, un ami de sa grand-mère qui fut l’un des rares à lui prêter un tant soi peu d’attention. Commence alors pour la jeune fille, un long périple qui l’amènera à quitter Tasai pour explorer les autres mondes du flux et trouver enfin une réponse à ses interrogations. 



Le moins que l’on puisse dire, c’est que pour son second roman, Emilie Querbalec maîtrise parfaitement les éléments d’un univers bien construit. On est subtilement happé par le monde en apparence paisible de Tasai et par ses consonances japonisantes mêlées à des éléments rétrofuturistes qui forcément interpellent le lecteur, qui s’interroge, se demande pourquoi ce monde semble rester à l’écart de la technologie et pour quelles raisons l’écrit et le livre semblent y constituer un tel danger. Le premier tiers du roman est donc en matière d’exposition des enjeux d’une redoutable efficacité et parfaitement exemplaire. On est doucement plongé dans l’univers du Flux, sans brusquerie ni précipitation et tous les éléments de compréhension sont dévoilés très progressivement. Ce qui en fait un excellent candidat pour les lecteurs qui souhaiteraient découvrir le space opera sans se retrouver immédiatement noyés et assaillis de références dont ils ne maîtriseraient pas les clés. Car n’en doutons pas Quitter les monts d’automne reste un roman de science-fiction pur et dur dans ses mécaniques, mais il a l’intelligence de proposer un très juste équilibre entre aventure, questionnements philosophiques et introspection des personnages. L’action n’y a rien d’envahissant et Emilie Querbalec soigne avant tout son ambiance et ses personnages, finement campés et subtilement attachants. Leurs émotions et leurs ressentis ne sont pas les parents pauvres de l’histoire pas plus que le fond n’est outrageusement intellectualisé, tout est doucement amené, à travers une réflexion fine et profonde sur des notions aussi fondamentales que l’art, l’esthétique et la transmission. Le tout est évidemment porté par un style tout en délicatesse et en subtilité, souvent poétique, toujours extrêmement fluide. 



Quitter les monts d’automne est donc un roman très réussi, non dénué de menus défauts, mais bien vite oubliés au regard de ses qualités essentielles. Bref, si vous cherchez du space opera qui tache, des grosses batailles dans le vide spatial à coup de canons laser et de missiles à plasma, c’est pas vraiment le genre de la maison, ici on privilégie l’ambiance et le style…. et ça fait toute la différence. 



vendredi 8 janvier 2021

Montana flow : Indian Creek, de Pete Fromm

Récit initiatique à la mode nature writing, Indian Creek de Pete Fromm a tout de la tarte à la crème pour apprenti trappeur en manque de grands espaces glacés. Réduire cet excellent texte à cette simple dimension serait cependant une grave faute de goût. Certes, on y trouve tous les éléments iconiques de cette littérature dont les écrivains du Montana se sont fait une spécialité, mais on y trouve davantage encore, une sincérité et une simplicité qui rendent ce Pete Fromm décidément fort attachant et son histoire puissamment authentique.

Publié en 1993 aux Etats-Unis, Indian Creek, relate une expérience que Pete Fromm vécut à la fin des années soixante-dix, lorsqu’il était étudiant en biologie animale à l’université de Missoula. Alors qu’il s’ennuie vaguement sur les bancs de la fac, Pete accepte sur un coup de tête de passer un hiver entier dans une vallée isolée à la frontière du Montana et de l’Idaho. Nourri des lectures des célèbres aventuriers et autres explorateurs du grand nord, l’occasion lui paraît trop belle de vivre une expérience inoubliable, seul au monde, perdu dans cette immensité montagneuse et glacée la moitié de l’année. Logé sous une tente, dans des conditions plutôt précaires, on lui confie la mission de veiller sur deux millions d’alevins de saumon, qui devront passer l’hiver sans congeler afin, au printemps, de pouvoir coloniser à nouveau la rivière Selway. La mission de Pete est assez simple, tous les jours il devra prendre soin du bassin dans lequel  sont parqués les poissons en brisant la glace qui ne manquera pas de se former. En dehors des randonnées familiales, Pete n’a qu’une connaissance assez limitée de la montagne en hiver, mais c’est un gars costaud et débrouillard, qui sans trop réfléchir donne immédiatement son accord. Il est comme ça le Pete, d’une simplicité désarmante et capable de prendre des décisions radicales sur un coup de tête. Avec l’aide de ses potes, il rassemble le matériel nécessaire pour un séjour prolongé dans le froid, amasse une quantité considérable de denrées de base et part la fleur au fusil en compagnie des gardes forestiers qui le conduiront jusqu’à Indian Creek par la route (praticable uniquement à la belle saison). Sur place, le jeune homme découvre les conditions réelles de son nouveau job : une tente pour loger, un poêle à bois pour se chauffer et pas de téléphone à moins de plusieurs heures de marche. Mais le paysage est absolument splendide et promet d’être à couper le souffle une fois les neiges venues. Une heure plus tard, Pete est abandonné par les gardes, avec pour seule compagnie une petite chienne que ses amis lui ont confiée, une tronçonneuse pour couper les dix mesures de bois qui lui seront nécessaires pour ne pas mourir de froid et un stock considérable de patates et de haricots secs. Autrement dit : le paradis. 



Loin de moi l’idée de dévoiler l’ensemble du récit de Pete Fromm, dans de telles conditions on imagine aisément que le bonhomme a eu droit à quelques épisodes rocambolesques voire légèrement épiques, mais moins qu’on ne pourrait le croire car malgré des hivers rigoureux, le Montana n’est pas aussi isolé que le Yukon ou l’Alaska du XIXème siècle. Si la solitude lui pèse, tout du moins les premières semaines, Pete a l’occasion de croiser de nombreux chasseurs, des gardes des eaux et forêts et son isolement ne dure jamais plus de deux ou trois semaines. Ces visites viennent casser la monotonie de son quotidien et lui redonner du baume au cœur. Au fil des semaines, on assiste doucement mais sûrement à l’acclimatation d’un jeune homme un peu insouciant et légèrement naïf aux rudes conditions de l’hiver dans les Rocheuses. Et de constater que la vie finalement se résume à peu de choses : être au chaud et au sec, trouver de quoi manger, éviter de se blesser inutilement. Pete organise donc sa vie autour de ces activités. Les premiers jours sont consacrés à un intense bûcheronnage, puis une fois rassuré quant-à sa capacité à se chauffer, Pete s’invente une petite vie de trappeur et de chasseur, l’occasion de se confronter au réel en accumulant les désillusions, mais aussi les petites victoires sur l’adversité. Chaque avancée est vécue avec une joie et une absence de retenue parfaitement jubilatoires. Ce retour à l’essentiel et à une forme de simplicité absolue est immensément apaisant et procure au lecteur un sentiment de plénitude indescriptible. On se réjouit en même temps que Pete de ses premiers succès à la chasse, on frissonne avec lui de froid lorsque le blizzard fait trembler la toile de sa tente avec fracas, on salive de plaisir à l’idée de griller une bonne grouse pour le dîner et on hume par la pensée ses premiers succès de boulanger de l’extrême. Il y a une joie primaire dans chacune de ces petites réussites. Mais bien au-delà de ces descriptions d’une vie somme toute assez sommaire, voire un peu fruste, on se laisse emporter par le regard de cet homme qui grandit en même temps qu’il apprend, par la pratique, l’observation, l’erreur. Au fil des mois, Pete s’aguerrit et son expérience lui permet de s’affranchir chaque jour un peu plus des simples besognes qui lui permettent de survivre. Son esprit se tourne alors vers son environnement, l’acuité de ses sens s’affine et indirectement nous plonge dans cette nature sauvage et en grande partie préservée. Les éléments naturels s’imposent avec force et c’est comme si l’homme se fondait jour après jour un peu plus dans le paysage pour ne faire plus qu’un avec lui. Cette fusion de l’esprit et de la nature sauvage donne lieu à des descriptions d’une grande finesse et d’une parfaite délicatesse. Une perle de givre scintillant sous la caresse d’un soleil matinal, la douce lumière d’hiver qui illumine la canopée en fin de journée, le crissement des pas de Pete lorsque ses raquettes s’enfoncent doucement dans le manteau neigeux qui recouvre la vallée, le doux bruissement de la neige qui, sous l’action de son propre poids, glisse d’une branche de sapin avant de s’écraser au sol dans un bruit presque feutré, le spectacle d’une loutre en plein repas sur les berge d’une rivière encore à moitié glacée, le bond spectaculaire d’un puma réfugié au sommet d’un arbre….. toutes ces scènes participent à la réussite d’un roman marqué par le regard que porte Pete sur ce petit bout de terre perdu dans les Rocheuses du grand ouest. On respire, on vibre, on tremble et l’on s’émerveille à l’unisson d’un homme dont la vie restera marquée par cette expérience à la fois éprouvante et riche de mille enseignements. Si après cette lecture vous n’êtes pas irrémédiablement saisi par l’envie d’aller fouler de vos pas les sentes enneigées d’Indian Creek, je veux bien être pendu.


 

lundi 4 janvier 2021

La vie de l'explorateur perdu, de Jacques Abeille

 

Pour clore le cycle des Contrées de Jacques Abeille, les éditions Le tripode viennent de publier les deux derniers tomes de cette immense fresque débutée à la fin des années soixante-dix et publiée de manière quelque peu confidentielle. Les carnets de l’explorateur perdu est un recueil de textes assez variés et légèrement augmenté par rapport à la précédente édition (Ombres, 1993), qui se présente comme la somme des travaux de Ludovic Lindien, explorateur et voyageur infatigable, que les lecteurs avaient eu le plaisir de découvrir dans Les voyages du fils. Le livre contient une demi douzaine de nouvelles sur les Cavalières, des récits recueillis par Ludovic auprès de vétérans de la guerre contre les barbares nomades, ainsi que diverses études sur les peuples du désert, dont le récit de la fameuse cérémonie orgiaque des Hulains (publié également dans un volume à part aux éditions du tripode). Ce volume ne peut donc se lire indépendamment du cycle et se veut un complément pour les lecteurs les plus curieux ou les plus accrocs à l’univers de Jacques Abeille.  La vie de l’explorateur perdu est en revanche un peu plus conséquent puisqu’il s’agit de l’ultime et dernier roman du cycle, une conclusion à tous les arcs narratifs, à tous les fils que Jacques Abeille a tissés tout au long de son oeuvre et qui trouvent ici un écho, une résonance finale. Une fois la dernière page tournée, bien peu d’énigmes resteront sans réponse, mais sans pour autant enlever quoi que ce soit au mystère et au charme de cette œuvre singulière. 



    La structure du récit est un peu étrange puisqu’elle débute avec un narrateur qui jusqu’à présent nous était inconnu, Jérôme, ami d’enfance et confident de Ludovic Lindien, et se termine sous la plume de Brice, personnage principal de La clef des ombres, désormais devenu bibliothécaire. Cette double narration, qui n’est pas alternée mais successive, n’est pas inintéressante et permet d’enrichir le texte par des points de vue et des tonalités différents. La première partie du roman est donc centrée sur l’enfance de Ludovic, vue à travers les yeux de Jérôme, qui tente d’éclairer le lecteur sur la manière dont s’est construite la personnalité complexe de son ami, sur ses motivations profondes, ses failles et ses doutes. Jerôme apporte également quelques éclairages sur les relations de Ludovic avec sa mère et sur son obsession au sujet de son père, dont il est chargé de rendre publics les travaux (cf. Le veilleur du jour).  Mais c’est finalement le personnage de Brice, qui prend le relais et assure la liaison entre les différents fils narratifs déployés depuis le début du cycle. Il est donc la clé de voûte du roman. En réalité, et pour être tout à fait honnête, nombre d’éléments avaient déjà trouvé leur réponse à l’issue des Voyages du fils, mais il restait des petits points de détail encore un peu obscurs et c’est par l’intermédiaire de Brice que Jacques Abeille lève le voile. Brice est alors bibliothécaire et bras droit d’une certaine Rose Lenoir, conservatrice d’une bibliothèque aux fonctions mal définies ; disons pour simplifier que cette bibliothèque est chargée de conserver des oeuvres tombées sous le coup de la censure, interdites à la circulation du fait de leur caractère licencieux, ou bien encore tombées dans l’oubli (une sorte d’enfer comme l’appellent les professionnels du livre). Brice, sous la coupe du charme vénéneux de Mme Lenoir, est chargé par celle-ci de retrouver la trace d’un certain Léo Barthe, écrivain pornographe mystérieux, qui hante les nuits de la séduisante conservatrice. Totalement subjugué par les charmes de sa supérieure hiérarchique, Brice se lance à corps perdu sur les traces de l’écrivain. Ses recherches méthodiques le mèneront à côtoyer, comme on pouvait l’imaginer, un certain Ludovic Lindien, son ami Jérôme, mais également le professeur, cet universitaire qui avait chevauché aux côtés du Prince lors de son périple vers les jardins statuaires, en compagnie de Félix et d’Uen’Ord. Ainsi nombre de zones d’ombre et de pièces manquantes de ce gigantesque puzzle s’assemblent et forment enfin une mosaïque complète et, il faut bien l’avouer, assez vertigineuse. 



Très honnêtement, je fais plutôt partie des lecteurs qui préfèrent qu’une oeuvre garde encore une part de mystère une fois la dernière page tournée et je n’attendais pas beaucoup plus de cet ultime roman que d’errer une dernière fois sur les vastes étendues des Contrées, avec ce regard empreint de nostalgie et teinté de vague à l’âme qui caractérise les scènes d’adieu. Les quelques arcs narratifs qui n’avaient pas trouvé de résolution ne me dérangeaient pas le moins du monde et j’aimais assez qu’ils restent encore en suspens jusqu’à la fin des temps. Pour autant, ce roman a lui aussi quelque chose de fascinant dans sa capacité à apporter un éclairage nouveau, à proposer une suite sans se répéter à travers une construction d’une rare intelligence et d’une belle finesse. C’est qu’en réalité, Jacques Abeille a un talent rare pour ne dévoiler que ce qu’il faut et pour préserver la part d’incertitude et de silence nécessaire. Chaque fois qu’il lève le voile sur un élément, de nouveaux personnages, de nouvelles intrigues laissent apparaître des perspectives inédites, de nouvelles pistes riches de potentialités, fertilisant ainsi l’imagination de ses lecteurs. Ne cherchez pas, cela s’appelle tout simplement le talent. Mais au-delà de la richesse de ces intrigues à tiroirs, ce qui fascine c’est tout le substrat culturel, sociologique, identitaire sur lequel repose son univers, le monde des Contrées est si vaste et si riche qu’il paraît aussi insondable qu’inépuisable. Il est, en un mot, complexe…. et c’est ce qui en fait toute la richesse. Terrèbre n’en finit plus de fasciner, après l’étrange défaite des forces armées de l’empire, après la chute de la cité et l’occupation inédite des guerriers venus des lointaines steppes, la capitale se relève chaos et groggy ; cette reconstruction est en soi un sujet à part entière, un objet de fascination. On observe intrigué la lente reconstruction du tissu social, politique et économique, on scrute avec intérêt les jeux de pouvoir et le nouvel équilibre des forces qui s'instaure. Du chaos émerge une nouvelle Terrèbre, semblable à l’ancienne et pourtant si différente et l’on se dit que la vie n’est qu’un éternel recommencement. Continuez à rêver, continuez à imaginer semble nous dire Jacques Abeille  car n’ayez aucun doute, le monde des Contrées n’aura plus de limites, sinon celles que le lecteur voudra bien s’imposer.



lundi 7 décembre 2020

Polar fatal : Le dernier baiser, de James Crumley

 

Seconde incursion dans l’univers de James Crumley, non pas cette fois en compagnie du désespéré et notoirement alcoolique Milo Milodragovitch, mais aux côtés du détective privé C.W. Sughrue, à peine moins assoiffé et tout aussi peu fréquentable. Autant dire que le bonhomme s’inscrit parfaitement dans la longue tradition du privé à l’américaine, un dur à cuire au cœur tendre porté sur la bouteille, les femmes (surtout si elles sont compliquées) et autres produits illicites. Redoutablement intelligent et raisonnablement cultivé, bien qu’il prenne un malin plaisir à le cacher, Sughrue et d’un fatalisme consommé, celui des gens lucides mais déçus par le genre humain. Bien qu’évoluant dans la fange de l’humanité, Sughrue a également l’étonnante capacité de faire toujours émerger un peu de lumière des ténèbres, suscitant ainsi l’étonnement et l’émotion. Si vous ajoutez à cela un sens de l’humour hautement corrosif et un don pour la répartie aiguisé comme une lame de rasoir, vous obtenez l’un des personnages les plus attachants et les plus flamboyants de la littérature américaine. On s’étonne encore qu’un bonhomme de cette trempe n’ait jamais eu les faveurs du cinéma….. sans doute manquait-il un acteur au charisme suffisant pour interpréter un tel rôle. 



Pour les présentations, direction Sonoma, au nord de San Francisco. Le décor est des plus simples. Un bar à bière un peu miteux, tenu par une serveuse entre deux âges, Rosie, fatiguée par de trop nombreuses années de service. Au comptoir, deux poivrots à moitié analphabètes et, au fond du bar, un vieil écrivain alcoolique effondré sur sa table. A ses pieds veille un chien à l’air renfrogné et au caractère difficile, que l’on peut néanmoins amadouer à coup de bières bien fraîches. Ce sont eux que cherche C.W. Sughrue, enfin l’écrivain alcoolique, pas le chien.  Mandaté par l’ex-femme de celui qu’il est bien difficile de nommer “homme de lettres”, Sughrue a pour mission de retrouver ledit soiffard et de le racompagner chez lui, dans le Montana, avec sa rate et son foie. Une mission plutôt facile, qui permettra à notre détective privé de remporter une somme rondelette. Oui mais comme la simplicité n’est pas de ce monde et que les choses ne se déroulent pas toujours comme on le souhaiterait, voilà notre détective privé, après une bagarre bien sentie et une bonne cuite, sur la piste de la fille de Rosie, disparue voilà une bonne dizaine d’années. Accompagné par notre ivrogne d’écrivain et Fireball, le bouledogue amateur de bière, Sughrue devra tirer les fils d’une série d’indices aussi minces qu’une feuille de papier à rouler. 



Si vous aimez les polars bien ficelés, avec une intrigue taillée au cordeau et un suspense digne des meilleurs Hitchcock, vous n’avez pas toqué à la bonne porte. Ici c’est plutôt ambiance sexe, drogue et rock n’roll, enfin sans le rock, mais avec beaucoup de sexe et d’alcool. L’intrigue est des plus relâchée, mais elle n’est de toute façon que secondaire. Bien sûr, on a envie de connaître le dénouement de l’enquête, mais comme le dit l’adage, le voyage vaut mieux que la destination, surtout si l’on est bien accompagné. Vous l’aurez donc compris, ce roman tient avant tout par ses personnages, certes hauts en couleur, mais profondément humains et viscéralement attachants. Les dialogues sont une pure merveille et si vous appréciez l’humour noir et le cabotinage, vous serez copieusement servi. Mais tout cela ne serait rien sans le style inimitable de James Crumley, à la fois enlevé, drôle, incisif, incroyablement dynamique et d’une fluidité exemplaire. L’écriture se savoure et fera certainement les délices de ceux qui ont déjà fait quelques incursions du côté de Jim Harrison, avec lequel on retrouve quelques similitudes, à la fois dans le style et dans la philosophie de vie. Mais si Crumley est lui aussi porté sur les femmes et la bouteille, il est en revanche moins fin gourmet. Vu comme ça, le portrait pourrait paraître assez peu flatteur, mais ce serait rester en surface que de s’arrêter à ce machisme de façade car Crumley ne se départit jamais de son ironie mordante et égratigne aussi bien les hommes que les femmes. Et dans cette galerie de personnages écorchés par la vie, il y a tellement d’humanité qu’on a tôt fait d’oublier leurs grandes gueules pour ne plus percevoir que la beauté de leurs âmes mises à nu.

vendredi 27 novembre 2020

Spleen littéraire : Mr Gwyn, d'Alessandro Baricco

Il me faut en préambule remercier chaleureusement Carmen, fidèle lectrice de ce blog, qui m’a gentiment recommandé ce roman d’Alessandro Baricco à la suite de ma lecture passionnée de Soie. Qu’elle reçoive ici toute ma gratitude pour cette merveilleuse suggestion. Reste qu’il est toujours un peu difficile de parler d’un livre qui nous a non seulement enthousiasmé, mais également profondément touché… et c’est évidemment le cas de Mr Gwyn. On réfléchit, on tergiverse, on recule, on griffonne quelques mots que l’on efface aussitôt en se disant que non, finalement, ce n’est décidément pas la bonne approche, que le ton ne convient pas et que, de toute manière, qui sommes-nous pour juger du talent de ces créateurs d’univers que nous appelons écrivains. Oui, le doute assaille inlassablement celui qui prend la plume, ne serait-ce que pour écrire une modeste chronique sur un blog perdu au fin fond du web (deuxième porte à droite, juste avant la sortie). Qu’Alessandro Baricco me pardonne, que les lecteurs de ce blog me pardonnent, mais je vais devoir écrire une bafouille comme dirait l’autre, une petite chronique maladroite pour parler d’un beau livre. L’excuse est légère, je le conçois, je plaide même coupable, mais les desseins sont sincères et honnêtes.  En définitive et si l’on y réfléchit bien, je pourrais me contenter de vous dire qu’Alessandro Baricco est un génie des mots, que son imaginaire poétique n’a d’égal que la profondeur de ses personnages et son histoire touchera certainement un point extrêmement sensible au plus profond de votre être. Ce serait vrai et même pas exagéré et nous pourrions nous en tenir là. Ou alors je vous en raconte un tout petit peu plus, oui voilà, dévoilons très légèrement l’histoire. 



Avec seulement trois romans à son actif, Mr Gwyn est un écrivain à succès, tant du point de vue critique que populaire. Mr Gwyn pourrait s’en tenir là et écrire ces jolis romans dont il a le secret jusqu’à son dernier souffle. Mourir la plume à la main, ne serait-ce pas une fin prédestinée pour un auteur. Oui mais voilà, de cette fin Mr Gwyn n’en veut point, et au cours d’une de ses promenades dans un parc de Londres, il décide qu’il lui faut changer de mode de vie, abandonner ce travail qui lui permet de vivre si confortablement et trouver une nouvelle voie, un nouveau but à son existence. De retour chez lui, Jasper Gwyn écrit un article qu’il soumet au Guardian et dans lequel il énumère les cinquante deux choses qu’il se promet de ne plus jamais faire, la dernière étant de ne plus écrire de livres. A quarante trois ans, Mr Gwyn met fin à sa brillante carrière d’écrivain. Son article ne provoque pourtant guère de remous et suscite surtout l’incrédulité de son agent, qui le suspecte d’avoir voulu faire “un coup médiatique”. Et le petit microcosme de la littérature anglaise semble s’être mis au diapason, comme s’il était l’auteur de la bonne blague du moment. Bref, personne ne le prend vraiment au sérieux. Après tout, pourquoi vouloir se saborder alors que sa carrière connaît une telle réussite ? 



“Un jour je me suis aperçu que plus rien ne m’importait et que tout me blessait mortellement”



Sauf que Mr Gwyn est bien décidé à aller jusqu’au bout de sa démarche, n’en déplaise à ceux qui ne croient qu’à un mouvement d’humeur passager. Alors il profite de sa nouvelle liberté, réfléchit, pense, tente de se projeter dans une nouvelle activité. Au fil du temps pourtant, le geste d’écrire finit par lui manquer, manier les mots, construire des phrases, se projeter dans la tête d’autres personnages…. tout cela revêt encore de l’importance à ses yeux, mais il ne veut plus écrire de romans. Au bout de cette réflexion lui vient une idée à la fois incongrue et évidente, il lui faut devenir copiste. Mr Gwyn rêve de copier des gens avec des mots et, à la manière d’un peintre, en faire le portrait. Non pas une simple description, mais un véritable portrait constitué de mots et retranscrivant le plus fidèlement possible l’être dans son entièreté, dans sa personnalité et sa singularité. Mais pour cela il lui faut une technique bien spéciale et réunir des conditions qui favoriseront la rencontre entre l’artiste et son modèle. 


Réflexion douce-amère sur la condition d’artiste, Mr Gwyn est un récit à la fois lumineux et terriblement mélancolique. C’est beau à se damner, écrit avec un talent fou et extrêmement touchant. C’est aussi un livre de rencontres avec des personnages certes fictifs, mais profondément attachants, c’est simple on a envie de tous les rencontrer, ou presque. Parce qu’ils sont beaux, parce qu’ils sont différents, parce qu’ils sont terriblement humains, avec leurs forces, leurs failles, leurs joies et leurs déceptions. Avec toute sa poésie et sa sensibilité, la littérature d’Alessandro Baricco nous rappelle une chose essentielle et fondamentale, c’est à quel point la condition d’être humain peut être une souffrance si l’on erre sans but.


 

dimanche 15 novembre 2020

Voyage en pays statuaire : Les Mers perdues

 

Cher Emmanuel,


Il y a bien longtemps maintenant, tu as éclairé le chemin vers des contrées où je n’aurai jamais jeté qu’un regard distrait sans le secours de ton érudition. Certes, je n’étais pas une ignorante totale, mais à peine une novice sans autre souci que de rapiécer une culture lacunaire et de satisfaire à peu d’efforts un goût pour les voyages immobiles qui s’accomplissent avec le lent mouvement des pages tournées.

Bien sûr j’avais déjà visité quelques cités obscures esquissées par un dessinateur de talent assisté d’un architecte à l’imagination romantique, où les personnages dépassés se confrontaient à des urbanismes oniriques. Bien sûr j’avais déjà voyagé dans le temps, parfois fort loin, en compagnie de robots qui rêvaient. Bien sûr, j’avais déjà, entre terre et mer, découvert quelques créatures écailleuses et sages… Mais ce n’étaient là que petits sauts de puce par rapport aux autres voyages dans le temps, ceux-là dans notre passé, qui m’emportaient bien plus souvent, beaucoup moins dans l’imaginaire des hommes que dans leurs déraisons profondes et la singularité des destins échus.


Et puis voilà donc notre rencontre, par des aléas administratifs tortueux et implacables, qui menaient les gens du sud radieux vers le nord grisâtre et les habitants des vallées royales vers les terres ravagées par la guerre.

Et vint une rouge servante, et au fil des années tant d’autres compagnes et compagnons de papier que j’ai oubliés. Nous avons partagé nos lectures comme d’autres s’attablent autour d’une bonne chair arrosée du nectar de la vigne, pour échanger nos impressions sur des catastrophes nucléaires, des mondes étranges, de misérables destins ou de goûteux crayonnages, de longs classiques mémorables ou de courts et secs récits et des terres fertiles où poussent des idoles de pierre dans des jardins clos.


De lecteurs peu convaincus en découvreurs plus enthousiastes, une lecture qui en appelle une autre, encore une autre. A force de suivre les recommandations du plus aiguisé des chroniqueurs littéraires, et de ses affidés, même anonymes, surtout anonymes, on glisse sur la pente fatale qui vous mène aux acquisitions de petits délires livresques, où un écrivain se mue en explorateur d’un monde merveilleux dans lequel s’entrechoquent les vestiges de deux conceptions du rêve humain, capturées dans les images d’un dessinateur émerveillé épris du souci de nous restituer toute l’atmosphère aux limites du sensé de cette quête sans but tangible. De cet album, on se demande par quel miracle il m’est parvenu, quel chemin improbable il a suivi pour venir s’ouvrir entre mes mains, et qui semble s’adresser à moi non en tant que lectrice mais en tant que confidente. Car c’est presque une histoire personnelle entre chaque lecteur et chaque exemplaire de ce récit qui s’épanouit dès l’ouverture de l’ouvrage.


Tout à coup un doute surgit : peut-être suis-je tout simplement en train de détruire un peu de l’enchantement qui s’empare peu à peu de la lectrice attentive en tentant de le transmettre, comme ces particules quantiques qui s’évanouissent aussitôt qu’observées, ou plus encore dans ce monde statuaire, comme ces furtifs qui se figent aussitôt qu’aperçus. Mais si seulement l’un ou l’une d’entre celles qui lisent ces lignes pouvait, ne serait-ce qu’apercevoir entre mes mots si maladroits, l’ombre de l’esquisse du bonheur qui m’a emporté sur les chemins ouverts par cette correspondance entre l’explorateur et moi, alors tous ces détours n’auront pas été vains…


Mais n’est pas Jacques la première écrivaillonne venue, et quant à François, la simple idée que j’esquisse un croquis pour rendre compte de son talent est déjà une insulte à son art. Aussi, cher Emmanuel, après ce long détour nostalgique et ce pastiche si gauche, je te prie de croire sur parole que Les Mers perdues méritent le temps de sa lecture, et que celle-ci te transportera une nouvelle fois, sans faillir, dans un espace et un temps indéterminé, du côté des rêveurs de monde.


Ton affectionnée lectrice, Valérie

 

Post-scriptum : la Toile est un incomparable espace, et voilà un éclairage sur cette œuvre singulière.



 


vendredi 6 novembre 2020

Maître es nouvelles : Neuf histoires et un poème, de Raymond Carver

 

On lit souvent de Carver qu’il est un écrivain de la banalité du quotidien et en particulier de celle des classes moyennes américaines, c’est vrai, mais c’est aussi le sentiment que peut laisser transparaître l’oeuvre d’un photographe aussi essentiel que Stephen Shore. Les similitudes entre les oeuvres de ces deux géants américains sont assez fascinantes, mais pour bien comprendre leur démarche, il faut avant tout garder à l’esprit que les nouvelles de Carver ou bien les photographies de Shore ne doivent pas être décontextualisées du projet auquel elles appartiennent. En simplifiant à l’extrême, on pourrait affirmer que lire un seul texte de Carver n’a que peu d’intérêt, c’est l’accumulation de ses nouvelles, qui forme un immense panorama de la société américaine à un instant T et donne du sens à son oeuvre. C’est d’ailleurs ce qu’avait parfaitement compris le cinéaste Robert Altman, en adaptant au début des années 90 cet excellent recueil de Raymond Carver. Si vous n’avez jamais vu Shortcuts, n’hésitez pas c’est un grand film et Altman a bien saisi l’essence même du travail de celui que l’on considère aujourd’hui comme le plus grand nouvelliste américain de sa génération (même si le film a fait polémique auprès des connaisseurs de Carver). Au passage, si vous souhaitez compléter cette vision essentielle de l’Amérique des années 70-80, procurez-vous de toute urgence American Surfaces de Stephen Shore, l’une des oeuvres phares de la photographie du XXième siècle. 



Pour qui n’a jamais lu Carver, ce recueil est probablement l’un des plus iconiques de l’auteur, mais il peut surprendre au premier abord car en réalité il ne s’agit pas d’un recueil pensé comme tel, mais d’un florilège de textes piochés dans différentes oeuvres de Carver et représentant environ quinze ans de sa production. Le film d’Altman donne le sentiment d’une construction chorale homogène en raison d’une narration croisée extrêmement bien menée, mais qui ne trouve aucun écho dans le recueil de Carver ; chaque histoire se voulant indépendante et parfaitement linéaire. Il n’empêche que le film d’Altman a l’intelligence d’adopter une structure narrative judicieusement adaptée à un long métrage et ceux qui lui en ont fait le reproche sont probablement hermétiques au langage du cinéma (et sans doute à la notion d’adaptation).  Il n’y a pas non plus de thème central dans ce recueil de Carver, sinon le projet de présenter quelques tranches de vies, des instantanés de l’existence d’Américains moyens pris dans les rets d’une vie monotone et répétitive. Cette banalité est renforcée par une écriture qui ne cherche aucun artifice et se veut la plus dépouillée possible, mettant les personnages littéralement à nu et les présentant dans leur plus simple appareil. Aucun lyrisme chez Carver, juste la réalité brute. Les premières pages peuvent désemparer le lecteur qui ne sait trop où l’auteur souhaite l’amener, mais progressivement une petite musique entêtante s’impose, un schéma se dessine, et le tout, comme on se plaît souvent à l’affirmer, est infiniment supérieur à la somme des parties. Est-ce pour autant que chaque texte se vaut ? Pas forcément et, même s’il n’est pas question de dresser ici un palmarès, en fonction des affinités de chacun, certains textes auront plus de force que d’autres, certains personnages seront plus marquants ou plus touchants.



Si jamais cette approche, à la fois très photographique et sociétale, de la littérature ne vous attire pas, il y a peu de chances pour que Carver devienne pour vous une nouvelle référence, mais si en revanche l’oeuvre singulière de Stephen Shore vous interpelle et fait vibrer une corde au plus profond de vous, nul doute que la littérature de Raymond Carver saura vous intriguer et remporter votre adhésion.

                                                        

mardi 3 novembre 2020

Polar de la côte est : Un moindre mal, de Joe Flanagan

Le moins que l’on puisse dire c’est que le premier roman de Joe Flanagan a suscité l’enthousiasme de la critique, devenue quelque peu dithyrambique à son sujet, convoquant ainsi les plus grands maîtres du polar et du roman noir, évoquant les influences les plus prestigieuses du genre. Avouez tout de même qu’un auteur sorti de nulle-part et comparé sans coup férir à James Ellroy a de quoi intriguer et la revue de presse a sans aucun doute grandement flatté Joe Flanagan tout autant qu’elle l’a probablement embarrassé car les éloges démesurés ont toujours quelque chose de malséant. Nous éviterons, même si nous avons bien compris le sens de la comparaison, les parallèles oiseux et un peu boiteux avec le quattuor Los Angeles de James Ellroy, qui n’a guère de commun avec le roman de Joe Flanagan que d’être un polar et de se dérouler à la même époque. J’entends bien, les deux romans mettent en scène un combat de flics (flics pourris vs bons flics), mais là où Ellroy se montrait beaucoup plus complexe et fin, Flanagan se veut davantage manichéen, son personnage de méchant étant bien plus monolithique, qu’au hasard, un certain Dudley Smith. Loin de moi l’idée de porter au pinacle James Ellroy au point de ne supporter aucune comparaison, mais il me semble que les oeuvres des deux auteurs ne portent pas exactement la même ambition. 


Le roman de Joe Flanagan se déroule donc dans les années cinquante, du côté de Cape Cod, prestigieuse station balnéaire du Massachusetts marquée par l’épisode du Mayflower et bastion de la dynastie Kennedy (et de nombre de familles bostoniennes aisées). William Warren, ancien flic de Boston, est venu s’installer dans le comté de Barnstable et y exerce les fonctions de lieutenant et assure même depuis peu la suppléance du capitaine de la police. Mais son intégration est loin d’être la réussite attendue, très respectueux des règles et de la procédure, il refuse d’entrer dans le système clientéliste propre à ces petites villes bourgeoises de province, où tout le monde est censé se serrer les coudes et pratiquer le népotisme, au mépris parfois des lois. Warren est vu comme le vilain petit canard qui refuse, par mépris ou par élitisme, de devenir l’un des leurs. Et puis il y a sa situation personnelle, qui alimente elle aussi la rumeur et les commérages faciles. Depuis que sa femme, alcoolique notoire, a quitté le domicile, Warren élève seul son fils, atteint d’un handicap mental sévère. Une situation un peu difficile mais qui aurait pu être gérable si le comté n’avait pas subitement été le théâtre d’une sordide série de meurtres d’enfants. L’affaire est bien trop explosive et médiatique pour relever de la police locale et la police d’Etat, menée par le très charismatique enquêteur Dale Stasiak, flic aux méthodes musclées et quelque peu discutables, est envoyée sur place. Dépossédé de l’affaire, Warren a du mal à accepter d’avoir été mis sur la touche, mais surtout, l’attitude de Stasiak, personnage violent et imbus de lui-même, lui paraît détestable au-delà du raisonnable. 


Sombre et quelque peu désespéré dans son approche initiale, le roman de Joe Flanagan a tout du récit maîtrisé de bout en bout. C’est plutôt bien écrit et bien construit, l’intrigue est prenante et entraîne le lecteur sur différentes pistes avant de trouver une issue assez logique mais plutôt classique. Le tout soutenu par un suspense raisonnable et une ambiance, qui, époque oblige, n’est effectivement pas sans rappeler l'univers d’Ellroy. Flics pourris contre flics vertueux sur fond de corruption et de népotisme, voilà qui n’est pas forcément d’une originalité folle, mais qui a le mérite de bien fonctionner. En revanche on restera un peu plus circonspect sur certains personnages du roman. Autant Warren est un personnage bien construit, relativement complexe et, même si l’on en cerne rapidement les contours, capable de surprendre le lecteur, autant la plupart des personnages secondaires sont très largement sous-exploités, voire parfois quelque peu stéréotypés. C’est le cas de Dale Stasiak, flic violent et corrompu jusqu’à coeur, tellement monolithique dans sa caractérisation qu’il en deviendrait presque fade tant il est prévisible. Joe Flanagan semble avoir oublié que ce qui rend un personnage de méchant intéressant, c’est la complexité de sa personnalité, ses multiples facettes encore entachées d’un peu d’humanité comme ses contradictions. Stasiak est trop peu nuancé pour susciter l’intérêt plus de quelques pages. Certaines ficelles scénaristiques sont également un peu grosses et laissent le lecteur quelque peu sceptique face à ce qui apparaît comme une facilité de la part de l’auteur. Tout comme on restera dubitatif concernant la fin du roman, que je me garderai bien de vous révéler néanmoins, mais vous aurez sans doute compris qu’elle tranche très largement avec la noirceur initiale du roman. Ceci dit, on suivra avec intérêt les prochaines oeuvres de Joe Flanagan, dont le potentiel est indiscutable, mais qui manque encore un peu de métier. N’est pas Ellroy qui veut.

mercredi 14 octobre 2020

Noirceur totale : Affronter l'orage, de Larry Brown

Il y a des livres dont on sait, avant même d’en débuter le premier chapitre, à peu près ce qu’ils nous réservent, mais il en est d’autres que l’on ne voit pas forcément arriver et que l’on prend en pleine face au moment où l’on s’y attend le moins. Vous ne serez sans doute guère surpris de constater que ce recueil de nouvelles de Larry Brown appartient indiscutablement à la seconde catégorie. Associé pour je ne sais trop quelles raisons aux écrivains de l’école du Montana, Larry Brown est né dans le Mississippi et y a vécu toute sa vie avant de mourir à l’âge prématuré de 53 ans. Son univers est donc étroitement associé à cette région et on retrouve dans ses textes l’atmosphère très particulière du Sud profond, ses problématiques sociales ainsi que la mentalité qui y règne, encore largement imprégnée de préjugés et de racisme. Issu d’un milieu plutôt populaire, Brown a exercé de multiples boulots (bûcheron, charpentier, peintre, pompier…) avant de connaître le succès en tant qu’écrivain. Sa littérature est à l’image de son existence, elle parle des gens simples, de la misère et de la pauvreté, elle évoque les problèmes de drogue ou d’alcool, aussi bien que les disputes amoureuses et les déchirures. Elle est rude, âpre et sans concessions, elle cogne et ne laisse aucun répit au lecteur. Tenez-le vous pour dit, Larry Brown ne fait pas dans la littérature pour les fines bouches et appuie là où ça fait mal. Et pourtant il y a une grande sensibilité dans son écriture, une capacité à saisir la nature humaine et à nous toucher au plus profond. Parce qu’il parle à notre humanité et ne s’embarrasse pas de fioritures.

Les neuf nouvelles qui composent ce recueil sont d’une noirceur absolue et s’adressent aux lecteurs qui ont le coeur bien accroché. Difficile de toutes les évoquer sans sombrer dans le catalogage. Je me contenterai d’en évoquer trois qui m’ont particulièrement impressionné et qui, je pense, méritent à elles seules l’achat de ce recueil. Commençons avec “Julie : un souvenir”, qui est le seul texte un peu expérimental du livre. Récit totalement déstructuré évoquant à la fois un viol et un avortement, “Julie” alterne les phrases en apparence sans queue ni tête, avant que progressivement le lecteur ne réussisse à ressembler les morceaux du puzzle et à reconstituer, sans certitude néanmoins, le fil des événements. Un texte à la fois très dur et déstabilisant, pour lequel une seconde lecture est sans doute nécessaire. “Jésus et ce bon vieux Frank” est également une pièce de choix de ce recueil et raconte sans concession le lent glissement psychologique d’un agriculteur au bout du rouleau, épuisé par un métier de plus en plus dur, démoralisé par la chute de ses revenus et par une femme peu aimante et dépensière. Un récit désespéré au bout duquel aucun espoir ne subsiste. Mais à mon sens la nouvelle la plus touchante est sans doute “Partir”, parce que ce texte recèle encore un peu d’espoir malgré sa noirceur, et cet homme, lui aussi épuisé par un travail éreintant, le manque de considération d’employeurs prêts à le remercier à la moindre défaillance physique, trouve un sens à sa vie en prenant soin de la petite fille handicapée de sa compagne, dont il n’est pourtant pas le père. Bien que le texte soit aussi très dur, il paraît lumineux au milieu de cette noirceur infinie. Les autres nouvelles ne déméritent pas pour autant et leur valeur, tant du point de vue littéraire que de l’analyse sociale, est indiscutable.

Lire Larry Brown n’est pas exactement une partie de plaisir tant ses textes prennent le lecteur à froid dès les premières pages. Mais la noirceur de ces nouvelles n’a rien de gratuit ou de l’exercice de style, sa littérature sent le vécu ou, tout du moins, a valeur de témoignage. Elle est le porte-voix de l’Amérique profonde, celle des pauvres, des minorités et autres oubliés du grand rêve américain. Avec son écriture simple et directe, mais d’une très grande force, il en dresse le portrait à la fois implacable et terriblement humain, sans complaisance et sans en édulcorer toute l’horreur. Vous ne sortirez pas totalement indemne de cette lecture tant la voix puissante de Larry Brown résonne encore longuement une fois la dernière page tournée.


jeudi 8 octobre 2020

Spleen harrisonien : Nageur de rivière, de Jim Harrison

D’aucuns auront sans doute remarqué, chez votre serviteur, une tendance quelque peu monomaniaque à explorer aussi loin que possible une piste littéraire. Celle de Jim Harrison étant riche et féconde, et par ailleurs rarement décevante, je continue, après avoir terminé ses romans majeurs, à découvrir son oeuvre si singulière et notamment ses nouvelles, un genre que j’affectionne particulièrement et qui se fait pourtant si rare sous nos latitudes.  Les anglo-saxons appelleraient d’ailleurs ces textes relativement longs (entre 100 et 150 pages) des novellas plutôt que des short stories, mais en France nous ne faisons point la distinction. Certains diront qu’il s’agit là d’un détail secondaire et sans grande importance, mais au regard du nombre de pavés indigestes que j’ai lus au cours de ces dernières années, j’aurais tendance à penser que les éditeurs et les auteurs seraient bien inspirés de se pencher sur cette question, car toutes les idées n’ont pas vocation à être délayées sur des centaines et des centaines de pages…. et certains romans mériteraient bien une cure d’amaigrissement. La brièveté en matière de littérature est aussi une qualité et un exercice pas aussi évident qu’il n’y paraît. A l’instar de la photographie, où la distance entre le photographe et son sujet participe grandement à la réussite d’une image, à sa composition, tout autant que le cadrage, la littérature doit aussi s’adapter à son sujet et lui consacrer la longueur suffisante, mais sans excès. Pas plus que je ne juge la qualité d’un jambon à l’épaisseur de la couche de gras qui l’entoure, je ne juge la qualité d’un texte à sa longueur et je ne me suis jamais senti floué parce qu’un roman était trop court. Mais à l’heure des sagas à rallonge, sans doute n’est-ce pas un point de vue très en vogue. 



Ce nouveau recueil de nouvelles propose deux longs textes du maître, en tous points excellents, même si je l’avoue, j’ai un petit faible pour le premier (pardonnez donc cette impasse pour le second texte). “Au pays du sans-pareil” est un pur récit harrisonien, qui met en scène un vieil universitaire proche de la retraite, artiste raté, intello certifié amateur de bonne chère. Dans le milieu, Clive est surnommé plus ou moins amicalement “Monsieur Gros Bonnet”, sa réussite en tant que critique d’art et spécialiste de haut vol de la peinture américaine est incontestable, mais ces derniers temps rien ne lui réussit. Au cours d’une conférence, une femme le prend à partie et l’insulte copieusement, ruinant son intervention, mais également son costume préféré après lui avoir jeté un pot de peinture. Et puis sa soeur, désirant prendre des vacances bien méritées en Europe, ne cesse de le harceler pour qu’il vienne s’occuper de leur vieille mère, une femme à tendance castratrice, au caractère quelque peu revêche et passionnée d’ornithologie. Clive n’en a pas très envie, mais il doit bien cela à sa soeur. Il prend donc un congé d’un mois et se rend dans la ferme familiale. Aussitôt arrivé, Clive est assailli par les souvenirs. Le paysage qui s’offre à ses yeux depuis la fenêtre de sa chambre de petit garçon, les odeurs, les plats préparés par sa mère…. et surtout la présence de son ancien amour d’enfance, dont la beauté semble à peine ternie par les affronts du temps, tout cela s’impose à lui avec une douloureuse acuité. Mais peu à peu, l’esprit de Clive s’apaise, lentement un nouveau rythme s’empare de lui,  il renoue avec la peinture, cet art essentiel dont il s’était éloigné non pas intellectuellement mais sur le plan charnel. Au doute succède donc une certaine forme de sérénité et d’harmonie, qui permet à Clive d’envisager l’avenir sous un nouveau jour. 



Réflexion douce-amère sur le temps qui passe et la nécessité de renouer avec une vie simple et harmonieuse, “Au pays du sans-pareil” est un petit concentré des thèmes chers à Big Jim. On y retrouve un homme taraudé par le doute existentiel alors qu’il entre tout doucement dans la dernière phase de sa vie et que plus rien ne semble avoir de sens. Mais Jim Harrison insuffle toujours à ses personnages une énergie vitale qui les rend foncièrement attachants et profondément humains. Le sexe, la bonne bouffe, les balades en pleine nature, revoir les gens que l’on aime, voilà les éléments qui permettent de renouer avec une vie saine, joyeuse et pleine de sens, loin de l’agitation mortifère de la civilisation moderne. Comme tous les artistes, Jim Harrison répète invariablement les mêmes motifs, mais à chaque fois on se laisse convaincre par tant de verve, de joie de vivre et de simplicité.