Peut-on encore échapper à la SF post-apocalyptique ? Si l’on s’en
tient à ce que l’on nous propose depuis une bonne dizaine
d’années, on serait tenté de répondre par la négative. La mode
est donc aux zombies, déclinés à toutes les sauces. Des zombies à
la TV, des zombies au cinéma, des zombies à flinguer sur votre
console ou votre PC, des zombies à manger sous forme de friandises
gélifiées ou de chips…. jusqu’à l’overdose. Le problème,
c’est que depuis George Romero, plus personne n’a grand chose à
dire sur le sujet. Une fois la critique du capitalisme et de la
société de consommation actée, on tourne un peu en rond. Certains
ont tenté parfois avec succès la parodie, mais très honnêtement
il y a de quoi être agacé par l’aspect parfaitement roboratif de
cette mode. Si l’on élargit quelque peu le spectre, derrière
cette tendance marketing on perçoit évidemment une crainte, celle
de la fin de notre civilisation, dont le zombie n’est finalement
que l’instrument archétypal puisque les causes sont souvent plus
profondes (virus mutant, bouleversement écologique, manipulations
génétiques…). Force est de constater que ce thème de la fin du
monde, s’il n’est pas neuf (coucou Paco et les
millénaristes de la fin des années 90), est omniprésent dans les
oeuvres de la culture populaire depuis une bonne dizaine d’années,
si ce n’est davantage ; signe que la perspective d’une fin proche
résonne particulièrement fort auprès du grand public. Mais il faut
dire que l’époque n’est guère rassurante, entre disparition
accélérée de la biodiversité, pollution des écosystèmes,
réchauffement climatique et surexploitation des ressources
planétaires, il y a effectivement de quoi être inquiet. La
perspective de la disparition de nos sociétés modernes,
tellement fragiles et dépendantes, est en train de prendre
l’ascendant sur le discours rassurant et lénifiant prônant la
toute puissance de notre civilisation ultra-technologique. La
technologie nous sauvera-t-elle ? Rien n’est moins sûr affirme le
courant post-apo, les hordes de zombies déchaînés nous balaieront
comme des fétus de paille ou des virus foudroyants réduiront
la population mondiale à des hordes disparates de survivants hagards
et faméliques. Dès lors, les technologies dont nous sommes à la
fois si fiers et esclaves n’auront plus de sens, il faudra survivre
dans un monde désormais hostile avec pour seule arme la volonté de
se battre. Télévisions, voitures, téléphones, ordinateurs et
autres machines en tous genres ne seront plus que des reliques d’un
passé révolu et désormais insignifiant.
Oui bon, d’accord, mais
puisque tout semble avoir été dit, pourquoi se pencher sur le cas
Station Eleven, dont les ressorts narratifs semblent répondre en
tous points au cahier des charges du bon petit roman post-apo ? Eh
bien parce que pour une fois, cette fin de monde a quelque chose de
différent. Tout aussi effrayante et anxiogène, elle insiste sur
l’extrême fragilité de notre civilisation et sur notre faible
capacité de résilience face à un cataclysme imprévu. En outre, la
manière dont se déroule la fin du monde entre en résonance avec
notre propre expérience de la pandémie, qui, toutes proportions
gardées évidemment, nous a confrontés à de nouvelles expériences
(règles sanitaires renforcées, confinement, distanciation sociale,
pénuries relatives….), qui laissent entrevoir le comportement pas
toujours très glorieux de nos semblables en cas de crise sanitaire
majeure.
Station Eleven nous raconte
la fin de notre civilisation telle qu’elle est aujourd’hui, cette
civilisation ultra-technologique et ultra-connectée, où les
informations, les biens et les personnes transitent à grande vitesse
à travers la planète, cette civilisation ultra-consumériste,
atteinte d’un sévère complexe de “toute puissance”, qui
se croit forte et solide alors qu’elle n’est qu’un colosse aux
pieds d’argile. Un simple virus grippal venu d’Europe de l’Est
foudroie en quelques jours l’humanité. 90% de la population
mondiale est décimée, la production énergétique et industrielle
s’effondre, les télécommunications s’arrêtent tout comme la
production agricole et le secteur agro-alimentaire. En quelques jours
notre monde disparaît, ne laissant que quelques survivants exsangues
et hébétés, à peine capables de réaliser qu’ils ont été
épargnés par le cataclysme. Comment survivre, comment reconstruire
un semblant d’Humanité lorsque tout à été réduit à néant ?
Du côté des grands lacs américains, quelques survivants tentent de
redonner du sens à leur vie nouvelle en célébrant les grandes œuvres du passé. La Symphonie itinérante, regroupant des musiciens
et des comédiens, parcourt les ruines de l’ancien monde offrant
aux survivants leur interprétation de Shakespeare et des
grandes pièces de la musique classique. Leur caravane faite de bric
et de broc, mais armée jusqu’aux dents pour éviter les mauvaises
rencontres et les pilleurs, emprunte un circuit bien rodé le long du
lac Michigan, visitant les quelques communautés qui ont réussi à
se reconstituer, apportant la culture là où elle avait disparu.
Cette perspective nouvelle
(excepté peut-être dans Un cantique pour Leibowitz de Walter M.
Miller), dans un genre littéraire qui se focalisait plutôt sur la
barbarie et la violence d’un monde post-apocalyptique, pose une
question essentielle et parfois un peu négligée : que voulons-nous
préserver du passé ? La science, la technologie, le savoir, de
simples techniques ou bien serons-nous condamnés à chasser, traquer
et nous disputer les dernières reliques d’un passé révolu ? Ces
dimensions semblent évidemment incontournables, dans Station Eleven
la violence des survivants reste un élément prégnant du récit,
mais le roman nous rappelle également que nous ne sommes pas réduits
à nos besoins primaires, la survie contient aussi une dimension
culturelle. Reste à savoir si cela signifie garder les yeux tournés
vers le passé ou bien se réinventer, créer à nouveau, pour mieux
se projeter dans l’avenir. Mais les survivants de ce nouveau monde
sont encore trop proches de leur passé pour pouvoir s’en détacher
complètement, ils célèbrent sans cesse l’ancien monde,
contemplant le désastre, faisant sans cesse le bilan comptable de
leurs pertes. Cette dimension mélancolique se reflète également
dans la construction narrative du roman qui navigue sans cesse entre
le passé et le présent, pour mieux nous permettre d’en percevoir
toute la tragédie, que l’on reconstitue pièce par pièce avec une
certaine sidération. Peu à peu, on s’attache à ces hommes et à
ces femmes qui tentent de reconstruire une nouvelle société sur les
cendres encore fumantes de la civilisation, essayant de préserver
les savoirs essentiels (la médecine, les livres, la musique) tout en
remisant au musée les objets devenus inutiles, mais que notre
génération à pourtant portés au pinacle (téléphones,
ordinateurs, talons aiguilles, jeux vidéo, sac à main….).
Roman doux-amer d’une
parfaite mélancolie, Station Eleven est un récit d’une grande
qualité, admirablement écrit et superbement construit, dont les
ressorts narratifs reposent moins sur l’anxiété et la peur d’une
fin du monde que l’on sent pourtant si proche, que sur l’espoir
d’un avenir différent, moins matérialiste et plus proche de
l’essentiel. Il n’en demeure pas moins qu’à l’issue de cette
lecture, une question reste toujours en suspens : faut-il
nécessairement que l’humanité soit confrontée à un cataclysme
pour qu’elle change enfin de dynamique et cesse de détruire la
planète qui lui a donné naissance ?