J’avoue être assez hermétique, en matière de littérature, aux annonces médiatiques et aux polémiques qui ne manquent pas de fleurir à l’occasion de chaque rentrée littéraire, mais les dissensions qui ont secoué le petit monde des prix littéraires n’ont pas manqué de susciter ma curiosité. Il faut dire que je rate rarement une occasion de brocarder le Goncourt tant cette récompense me paraît trop souvent cultiver l’entre-soi et le nombrilisme, voire le népotisme. Même si, pour être tout à fait honnête, il leur arrive d’avoir un peu de flair… parfois. Je n’avais jusqu’à lors jeté qu’un œil distrait sur la sélection finale, mais Le mage du Kremlin m’avait déjà interpellé à la suite de plusieurs critiques élogieuses (presse et radio) et le livre avait atterri dans mon escarcelle. J’avais d’ailleurs été un peu surpris qu’il finisse dans le dernier carré du Goncourt puisque le livre n’est pas tout à fait une fiction. Visiblement, le roman de Giuliano da Empoli avait les faveurs du jury, mais il existe un règle tacite qui consiste à ne pas attribuer le Goncourt à un livre qui a déjà été primé, hors Le mage du Kremlin avait déjà été récompensé par l’Académie française. Une partie du jury se prononça donc en faveur du roman de Brigitte Giraud, créant un véritable schisme et une violente polémique, dont les effets de bord n’ont pas manqué d’éclabousser un prix qui n’en avait guère besoin. Tout le monde connaît la chute finale, c’est le président du jury qui fit pencher la balance en faveur de Vivre vite après moult tours de table. Le malaise était palpable, la faute sans doute à cette règle tacite parfaitement stupide, qui laisse entendre que la récompense n’a pas été attribuée au meilleur roman et que le lauréat est un second choix, un sorte d’usurpateur en quelque sorte. N’ayant pas lu le livre de Brigitte Giraud, je ne me prononcerai pas sur cette question, j’avoue d’ailleurs qu’elle ne m’intéresse pas vraiment, mais une chose est certaine, cette affaire à ravivé mon intérêt pour Le mage du Kremlin, qui a tôt fait de remonter en bonne place dans ma pile à lire. J’étais curieux de lire ce livre, qui avait fait couler tant d’encre et créé une ligne de fracture conséquente au sein du prix Goncourt. Alors, ce mage du Kremlin méritait-il tout ce battage médiatique ?
L’approche de Giuliano da Empoli est assez intéressante, il s’agit de retracer le parcours d’un certain Vadim Baranov, éminence grise, ou spin doctor comme on dit, de Vladimir Poutine, tsar de ce qu’il reste encore de l’empire russe. En réalité, le personnage s’inspire très librement de Vladislav Yuryevich Surkov, conseiller politique de Poutine et idéologue en chef du régime dans les années 2000 (chef de la propagande quoi). L’homme est d’une discrétion extrême et en réalité on sait très peu de choses sur lui, sa région d’origine et sa date de naissance restent floues, mais son rôle auprès de Poutine fut considérable… avant qu’il ne tombe subitement en disgrâce à partir de 2020, sans doute pris au piège de ses propres machinations à l’égard du pouvoir. Le parcours de Baranov est en grande partie calqué sur ce modèle, même si l’auteur italien préfère lui imaginer un passé plus romanesque (originaire de la noblesse russe, son grand-père était un excentrique, un amoureux de la culture occidentale qui méprisait ouvertement le pouvoir soviétique…. et qui fut un modèle pour Baranov). Le roman prend le prétexte d’un entretien avec un écrivain occidental, partageant une fascination commune pour Zamiatine, afin de retracer l’ascension fulgurante et la chute tout aussi rapide de Baranov. Le récit est par ailleurs émaillé de très nombreuses références à des événements historiques ou des affaires sensibles qui ont marqué le long règne de Poutine. L’ascension de Baranov est aussi et surtout l’occasion de retracer celle de Poutine et d’observer l’évolution politique et idéologique du chef du Kremlin, voire d’en cerner un peu la personnalité complexe, tout en mesurant sa lente mais constante dérive autoritaire.
Le roman est indiscutablement très réussi. Narration fluide, écriture soignée, Le mage du Kremlin est un récit intelligemment pensé et très élégamment construit, mais alors que le roman prétend mettre en lumière de nombreuses zones d’ombre des années Poutine (disons que c’est davantage l’éditeur que l’auteur qui met ce point en avant), il ne fait en réalité qu’en révéler l’ampleur immense et insondable. Aucun livre ne vous permettra de pénétrer dans la tête de Poutine et d’en comprendre le mode de pensée. Une fois la dernière page tournée, l’homme restera encore et toujours une énigme, un personnage secret, complexe, parfois contradictoire. En revanche, l’auteur pose un regard très intéressant sur l’évolution politique de la Russie depuis l’époque tsariste jusqu’à nos jours, il réussit à capter très finement l’âme de son peuple et à cerner les mouvements tectoniques qui ont secoué la société russe depuis un siècle. Ainsi, s’il paraît difficile de lever le voile sur le personnage de Poutine en lui-même, le livre permet de comprendre les mécanismes politiques et sociologiques, qui ont permis à Poutine d’accéder au pouvoir, puis de le conserver durant plus de vingt ans grâce à un soutien populaire massif.
Quant au personnage de Baranov, s’il est permis d’émettre quelques réserves lorsqu’il s’agit d’établir un parallèle avec Surkov, ce Raspoutine des temps modernes, il fait figure de personnage romanesque par excellence. Son élégance teintée d’ironie mordante, voire sa morgue délicieusement aristocratique, proposent un contrepoint en rupture totale avec l’idée que l’on se fait du pouvoir russe incarné par Poutine et ses prédécesseurs. L’austérité, la brutalité et l’efficacité froide qui semblent caractériser l’autocrate russe lui font parfaitement défaut. Baranov est un homme cultivé et pondéré, qui observe le monde avec un détachement quasiment philosophique, imperturbable marionnettiste dont les fils invisibles ont influé, funestement, sur le destin du monde durant près d’un quart de siècle.