Sur les ossements des morts
D’aucuns connaissent probablement mon désintérêt
profond pour les prix littéraires. Loin de moi l’idée de cracher
dans la soupe ou de clouer au pilori les livres récompensés par un
Goncourt, un Fémina ou bien encore un Renaudot, mais il faut bien
avouer qu’ils suscitent chez moi bien plus d’interrogation que de
satisfaction. D’ailleurs, la France est championne toutes
catégories des prix littéraires, puisqu’on en compte pas moins de
deux mille à travers le pays… ce qui laisse plutôt rêveur et
relativise la portée de ces récompenses. Je serais malhonnête en
affirmant qu’aucun livre primé n’a jamais trouvé grâce à mes
yeux, mais à chaque fois une question demeure : pourquoi lui ?
Pourquoi ce roman ou cet auteur a-t-il été récompensé, alors que
le monde regorge de livres aussi bons, voire même parfois bien
meilleurs ?
« Aucun
artiste, aucun écrivain, aucun homme ne mérite d’être consacré
de son vivant, parce qu’il a le pouvoir et la liberté de tout
changer. Le Prix Nobel m’aurait élevé sur un piédestal alors que
je n’avais pas fini d’accomplir des choses, de prendre ma liberté
et d’agir, de m’engager.»
J.P. Sartre
En 1951, Julien Gracq refusa le prix
Goncourt pour Le rivage des Syrtes, alors que Sartre boudait
systématiquement toute distinction (y compris le Nobel de
Littérature en 1964). Mais il faut bien avouer qu’en dehors de ces
quelques coups d’éclat, les auteurs ont plutôt tendance à
apprécier les distinctions et c’est tout à fait compréhensible,
personne ne songerait à leur jeter la pierre. Les auteurs doivent
vivre de leur plume et certains prix sont, sinon richement dotés
(Nobel), au moins synonymes de tirages très importants (Goncourt).
Ils sont par ailleurs l’expression d’une certaine forme de
reconnaissance. Oui mais voilà, avouons tout de même que c’est un
peu toujours les mêmes têtes que l’on voit et que les
primés manquent quelque peu de diversité.
Il faut croire d’ailleurs, que la postérité
n’est pas beaucoup plus tendre que votre serviteur avec les prix.
Qui se souvient en effet des nombreux livres distingués depuis plus
d’un siècle par le Goncourt ? Qui même se souvient d’une
majorité des auteurs récompensés ? Je confesse ici un peu de
mauvaise foi, mais ce qui m’agace c’est le fait que ces prix
drainent l’attention des médias, des critiques et en grande partie
des lecteurs, au détriment d’autres œuvres de qualité. Cette
focalisation outrancière est délétère et toxique pour le monde du
livre, elle est l’arbre qui cache une magnifique forêt, qui ne
demande qu’à être explorée. Rappelons qu’en France, un tirage
moyen tourne autour des 2000 exemplaires, alors qu’un Goncourt est
l’assurance de faire un tirage à 100 000 exemplaires, un rapport
de force qui nous rappelle, hélas, que la littérature est aussi et
surtout un marché aux consonances purement capitalistiques. Les gros
ramassent gros et les petits n’ont guère que leurs yeux pour
pleurer.
Faut-il pour autant jeter le bébé avec l’eau
du bain ? Certes, non, ce serait à la fois stupide et injuste,
d’autant plus qu’en ce qui concerne Olga Tokarczuk, je n’ai
jamais eu le plaisir de lire de littérature polonaise (ou alors ma
mémoire me joue des tours) et la personne qui m’a remis ce roman
est une amie dont je respecte éminemment les goûts littéraires.
Bref, deux bonnes raisons pour se lancer dans la lecture de Sur les
ossements des morts.
Très honnêtement, je ne savais pas grand chose
d’Olga Tokarczuk avant de débuter ce roman, si ce n’est qu’elle
avait obtenu le prix Nobel de Littérature en 2018…. à la place de
d’Haruki Murakami, éternel
favori, toujours recalé depuis quinze ans. C’est donc vierge
de tout à-priori que j’ai commencé cette lecture, mais ne vous
attendez pas à ce que je me prononce concernant le bien-fondé de
l’attribution de son prix Nobel, je laisse cette épineuse question
aux spécialistes.
Direction donc le sud-ouest de la Pologne, non
loin de Wroclaw. C’est dans un petit hameau perché sur un plateau
isolé, à quelques encablures de la frontière tchéque, que Janina
Doucheyko a choisi de prendre sa retraite. Ancienne ingénieure, puis
enseignante, Mme Doucheyko, n’aime pas trop qu’on l’appelle par
son prénom et encore moins que l’on écorche son nom. Il faut dire
qu’elle a un caractère bien trempé et ne s’en laisse pas
compter. Sur le plateau les hivers sont rudes et il faut du courage
pour y résider à l’année. D’ailleurs, ils ne sont que trois à
avoir fait ce choix. Lorsque les beaux-jours arrivent, les autres
maisons accueillent à nouveaux leurs propriétaires, des gens de la
ville venus se mettre au vert et le plateau sort de sa longue
léthargie hivernale. Loin de la civilisation, Mme Doucheyko mène
une vie simple et rude, entre promenades en pleine nature, corvées
de bois de chauffe, lecture et astrologie, sa grande passion. Aussi
curieux que cela puisse paraître, ces conditions de vie plutôt
rudes, n’ont guère rapproché les trois ermites du plateau, Mme
Doucheyko aurait même plutôt un contentieux avec son voisin le plus
proche, qu’elle appelle Grand Pied ; un original du genre taiseux,
à l’hygiène douteuse et au caractère irascible. Mme Doucheyko
n’aime pas beaucoup ses manières et encore moins ses pratiques de
chasse, qui relèvent essentiellement du braconnage. Ce qu’elle
aime encore moins c’est le traitement inhumain qu’il réserve à
sa propre chienne, qui hurle à la mort d’être enfermée dans un
réduit au milieu de ses excréments. Autant dire, que lorsqu’elle
est réveillée en pleine nuit par son second voisin pour constater
le décès de Grand Pied, Mme Doucheyko n’est pas forcément
disposée à prendre en charge les préparatifs de ses obsèques.
Mais un détail l’intrigue. Dans sa gorge, elle découvre un petit
os, cause probable de son étouffement et de son décès. L’affaire
aurait pu en rester là, mais le plateau est subitement le théâtre
d’une série de meurtres dont les victimes avaient toutes comme
point commun d’être chasseurs. Il n’en fallait pas moins à Mme
Doucheyko pour qu’elle élabore une théorie sur la justice du
règne animal. La nature serait-elle en train de régler ses
comptes envers ceux qui maltraitent les animaux ?
Evitons préalablement tout malentendu, Sur
les ossements des morts n’est pas un polar. L’intrigue n’est
ici qu’un prétexte car le roman est surtout un vibrant hommage à
la nature, une fable écologique et humaniste portée par un
personnage à la fois touchant et inflexible, mais toujours haut en
couleurs. Avec ses petites manies, sa rudesse de surface et sa
manière franche et directe de parler, Mme Doucheyko surprend autant
qu’elle émeut. C’est ce caractère entier, mâtiné d’une
petite touche d’humour noir, qui fait en grande partie la saveur du
roman. Mais ce serait tout de même oublier un peu vite l’ambiance
très réussie du livre, à la fois sombre et oppressante lorsqu’il
décrit les conditions de vie hivernales ou bien encore toutes les
pesanteurs qui régissent les relations sociales dans cette région
un peu reculée du monde. Mme Doucheyko reste une citadine, qui
comprend mal le poids considérable des traditions dans une société
paysanne qui reste encore fortement ancrée dans le passé. Mais
l’auteur sait aussi se montrer plus poétique lorsqu’il s’agit
d’évoquer le caractère un peu plus fantasque de son personnage,
qui se pique d’astrologie à tout bout de champ, passe des soirées
entière à traduire avec l’un de ses rares amis la poésie de
William Blake ou bien encore porte secours au moindre animal en
danger, quitte à se mettre à dos tous les chasseurs de la région.
La grande réussite du roman tient finalement à ce décalage
permanent entre la personnalité entière de Mme Doucheyko et
l’environnement socialement très figé dans lequel elle évolue.
Chacune de ses saillies est donc l’occasion de se délecter de son
étonnante capacité à mettre les pieds dans le plat, avec une force
et une détermination qui n’ont d’égal que sa profonde sincérité
et son courage sans faille.