Faire la critique de l’oeuvre de Jacques Abeille
n’a rien d’une évidence et encore moins d’une sinécure, face
à un talent d’écriture aussi hors-norme il faut évidemment
savoir faire preuve d’humilité… tout en essayant de trouver
quelques chose d’intéressant à dire, un angle, une approche, une
aspérité. Mais quelle que soit l’approche on se sent petit, tout
petit, et si on écrivait encore avec une plume, celle-ci tremblerait
face à l’ampleur d’une tâche pourtant en apparence si simple :
décrire, raconter, expliciter l’histoire que l’on vient de lire
et qui nous a transporté durant plus de six cents pages. A oeuvre
exceptionnelle doit obligatoirement répondre une critique
exceptionnelle, mais évidemment, cette attente démesurée ne peut
donner lieu qu’à la fameuse angoisse de la page blanche (ou du
curseur qui clignote sur l’écran du traitement de texte,
choisissez l’image qui vous convient le mieux). Alors on se fait
violence et on commence à écrire, mot après mot, ce qui sera
fatalement une tentative un peu vaine de faire preuve d’éloquence.
Après le point final viendra fatalement la sensation désagréable
ne n’avoir pas su retranscrire parfaitement ce que l’on voulait
transmettre, comme une légère amertume en bouche face à sa propre
médiocrité. Et pourtant Jacques Abeille mérite que son oeuvre soit
davantage mise en lumière, que les lecteurs transmettent à d’autres
lecteurs leur expérience et leur ressenti, ce vertige immense face à
la démesure d’une oeuvre fondamentale et pourtant méconnue, mais
qu’une poignée d’initiés a su préserver du destin tragique qui
semblait l’attendre, à savoir rejoindre le cimetière des livres
oubliés. On ne remerciera donc jamais assez les éditions Le Tripode
d’avoir depuis 2010 entrepris de rééditer l’oeuvre de Jacques
Abeille, de manière à la fois exhaustive et qualitative, en
témoigne le choix des illustrations réalisées par François
Shuiten, dont l’univers graphique colle parfaitement avec celui de
l’écrivain.
Dans ce second volume du cycle des Contrées, le
lecteur est invité à rejoindre la capitale de l’empire, Terrèbre,
dont la splendeur et la démesure attirent à elle les foules venues
des quatre coins des Contrées chercher travail, fortune ou luxure.
Parmi cette masse grouillante et affairée figure un homme singulier,
seul, sans passé, sans histoire et dont l’unique élément
distinctif consiste en une ceinture de serpent finement ouvragée,
signe qu’il vient probablement de la région des Hautes Brandes, la
zone frontalière des Jardins statuaires. L’homme est peu disert,
discret mais sans excès et il est l’un des rares à ne pas vouloir
s’attarder à Terrèbre. Ce sont les îles qui l’intéressent et
la cité opulente et grouillante de vie qui règne sur l’empire ne
semble être pour lui qu’une étape mineure avant qu’il puisse
embarquer sur un navire qui le mènera vers sa destination. Mais il
n’aura jamais l’occasion d’embarquer, car à peine a-t-il
déposé ses maigres possessions dans une petite auberge proche du
port, qu’il s’éprend d’une jeune serveuse qui lui dessine un
nouveau destin. Il ne lui faut guère mettre à l'épreuve ses talent
de séductrice pour que son protégé accepte de changer ses plans et
de trouver un travail qui lui permette de subvenir à ses besoins
tout en continuant à voir sa belle. Las, sur les docks personne ne
semble avoir besoin de ses talents de débardeur et les entrepôts à
proximité n’offrent guère de perspectives plus optimistes alors
que ses maigres économies fondent comme neige au soleil dans la
grande ville. Finalement la solution viendra de l’aubergiste, un
homme solide et digne de confiance qui lui propose de le mettre en
relation avec une obscure société archéologique à la recherche
d’un veilleur. Barthélémy Lécriveur, puisqu’on apprendra plus
loin dans le roman qu’il s’agit de son nom, accepte donc
l’étrange mission de veiller sur un entrepôt parfaitement vide
d’occupants et de marchandises. Moyennant un salaire plus que
décent et quelques avantages non négligeables comme le gîte et le
couvert, il n’a d’autre tâche que d’ouvrir le bâtiment le
matin et de le refermer le soir jusqu’à ce qu’un jour, comme il
est écrit dans une obscure prophétie, celui qu’il est censé
attendre, vienne prendre possession du bâtiment. Terrassé par
l’ennui inhérent à ses nouvelles fonctions, Barthélémy décide
de prendre possession des lieux et entreprend d’entretenir le vieux
cimetière attenant au bâtiment, puis d’explorer plus en
profondeur cet étrange entrepôt…. qui révèle au fil de ses
explorations sa véritable nature, à la fois riche et complexe.
Envoûté par les lieux, il étudie finement l’architecture du
bâtiment, expérimente et note scrupuleusement chacune de ses
observations, révélant peu à peu des secrets enfouis depuis des
milliers d’années.
Le veilleur du jour ne fait pas à proprement
parler figure de suite aux Jardins statuaires, il en est l’extension
logique sur un plan purement géographique, politique et culturel. En
somme, l’auteur nous invite à découvrir une nouvelle facette de
son univers, mais alors qu’il nous avait conduits à la périphérie
de l’empire, cette fois il nous plonge en son coeur. Terrèbre,
cette cité foisonnante, grouillante de vie et d’intrigues, est un
personnage à part entière dont Jacques Abeille dévoile peu à peu
quelques pans, sans forcément chercher à en faire un panorama
complet. Tantôt il nous conduit dans quelque ruelle obscure et
humide, dans une vieille librairie ou bien encore chez un antiquaire
aux étranges manières, tantôt il nous ouvre les portes des
somptueuses demeures où se livrent à des libations sans retenue des
hommes et des femmes aux moeurs bien légères. Plus tard ce seront
les bancs de l’université et les chaires des professeurs les plus
émérites que le lecteur découvrira, avant que les palais de la
cité haute ne laissent entrapercevoir les arcanes du pouvoir et
d’une administration parfaitement rodée. Mais au-delà de ces
descriptions hautement fascinantes d’une cité qui se croit encore
à l’apogée de sa puissance, c’est son atmosphère déliquescente
qu’il nous livre, ce mélange de fébrilité, d’affairement
mâtiné de corruption dont on se doute qu’il marque le début de
la fin. Déjà les fissures les plus évidentes craquellent l’unité
de façade dont se pare la cité, le peuple montre des signes
d’agitation, les facultés grognent à l’unisson et le pouvoir
répond par un autoritarisme qui ne fait que révéler davantage son
impuissance à juguler cet esprit de révolte.
Cette capacité à
nous faire sentir et ressentir l’atmosphère puissante de cette
ville étonnante, est liée bien évidemment au talent d’écriture
hors-norme de Jacques Abeille, sa plume presque organique, d’une
richesse inouïe est littéralement envoûtante. Elle se veut encore
plus travaillée que dans Les jardins statuaires, plus complexe,
presque baroque. Chaque mot est choisi avec soin, chaque tournure de
phrase fait preuve d’une élégance folle et colle parfaitement à
l’univers surréaliste dépeint par l’auteur. Le pendant de cette
incroyable richesse stylistique, c’est qu’elle ne souffre aucune
faute d’inattention, l’oeuvre requiert un engagement de tous les
instants de la part du lecteur, sous peine d’être rapidement
éjecté du flow. Le veilleur du jour n’est pas de ces romans que
l’on peut lire entre deux stations de métro, coincé entre un
jeune cadre dynamique et un ado victime d'une panne de réveil. Il
nécessite un certain état d’esprit, de la volonté et bien
évidemment du temps car vous ne plierez pas ce roman en deux
soirées. Un peu comme une bonne bouteille de spiritueux, un roman de
Jacques Abeille se savoure, s’apprécie en prenant son temps, se
déguste avec délectation et distinction car au-delà de l’exercice
de style, se déploie toute la poésie subtile et délicate d’une
histoire profondément touchante et sincère, celle de Barthélémy
Lécriveur, homme sans passé et sans histoire, dont le destin se
montre aussi magnifique qu’émouvant… et dont la fin tragique est
inscrite dès les premières lignes du texte. Le veilleur du jour est
une nouvelle pierre apportée à l’univers livresque de Jacques
Abeille, un univers d’une richesse étonnante où onirisme,
merveilleux et surréalisme se conjuguent harmonieusement pour former
peu à peu une véritable cathédrale littéraire dont on retrouve
certes quelques échos chez d’autres écrivains du mouvement
surréaliste, mais dont on peine à trouver l’équivalent dans la
démesure créatrice, mis à part peut-être chez un certain J.R.R.
Tolkien.