L’ennui lorsqu’on publie des chroniques sur une série de romans, c’est qu’on peine un tantinet à renouveler son argumentaire, donc après deux articles consécutifs consacrés à Tim Dorsey (Florida roadkill et Triggerfish twist), j’avais décidé de passer sous silence les autres romans du cycle consacré à Serge A. Storms, héros notoirement déjanté créé par l’auteur floridien il y a près de 15 ans. Non pas que ces romans soient mauvais (Hammerhead ranch motel est excellent, je mettrais néanmoins un léger bémol à Stingray shuffle, car le sauce ne prend pas tout à fait), mais je pensais en avoir dit suffisamment dans mes billets précédents sur l’approche littéraire de Tim Dorsey et surtout sur son talent hors norme. Oui mais voilà, après avoir lu Cadillac beach, je ne peux que surenchérir et tenter de vous convaincre à nouveau que, décidément, Tim Dorsey est un écrivain à découvrir de toute urgence si cela n’est pas déjà fait. D’autant plus que, selon quelques bruits de couloir, les éditions Rivages seraient sur le point de jeter l’éponge après avoir si longtemps soutenu l’auteur américain. Torpedo juice, dernier volet en date traduit dans notre belle langue, pourrait bien être le dernier de la série à être publié en France. Autant dire qu’il y a le feu à la baraque et qu’il est impératif de prêcher la bonne parole un peu partout dans votre entourage.
Mais revenons à Cadillac beach, puisque c’est l’objet de ce papier. Si l’on s’en tient à l’ordre de publication (qui ne respecte en rien la chronologie des faits)*, il s’agit du sixième volet de la série consacrée à Serge A. Storms, personnage récurrent de l’univers de Tim Dorsey, que l’on retrouve dans tous ses romans à des degrés d’implication très variables ; disons que dans Cadillac beach, Serge tient le rôle principal aux côtés non plus de Sharon et de Coleman (paix à leurs âmes), remplacés par un nouveau comparse tout aussi truculent, l’excellent Lenny (que l’on a découvert dans Hammerhead ranch motel), dont les habitudes en matière de substances psychotropes ne sont pas sans rappeler ce brave Coleman, ivrogne patenté et fumeur invétéré de pétards. Esprit inventif, voire hyperactif, orateur brillant et volubile à l’excès dès qu’il s’agit de parler de la Floride, Serge A. Storms est surtout un sociopathe de classe mondiale, qui sème la panique partout où il sévit ; c’est à dire essentiellement du côté du comté de Miami Dade. Miami c’est un peu le dada de Serge, intarissable sur le sujet, il collectionne tout ce qui se rapporte à cette ville qu’il affectionne de manière maladive, voire inquiétante. L’ennui c’est que cette fois Serge a décidé d’en faire son nouveau boulot, il crée donc une petite agence touristique spécialisée dans les visites insolites de Miami et de ses alentours, mais comme le bonhomme est hyperactif, il décide de s’atteler à d’autres projets tous plus ambitieux les uns que les autres : résoudre le mystère de la mort de son grand-père disparu dans des conditions troubles, humilier Fidel Castro, rendre sa fierté à la CIA et ridiculiser le FBI par la même occasion, porter un coup fatal au principal clan de la mafia qui sévit à Miami, retrouver les diamants volés lors du casse de 1964 et enfin faire revenir l’émission Today à Miami.
Autant dire qu’avec Serge un plan ne se déroule jamais sans accrocs et ce projet protéiforme n’est évidemment qu’une vaste farce, une pantalonnade de catégorie A, qui donne lieu à des situations toutes plus rocambolesques les unes que les autres. Tim Dorsey ne respecte rien ni personne et ce n’est pas avec Cadillac beach que cela va changer. Vous le croirez ou non, mais tout ceci tient parfaitement la route et l’on doit uniquement ce tour de force au talent d’écrivain hors norme de Tim Dorsey. La narration est cette fois moins chaotique que dans ses romans précédents et l’auteur manie avec beaucoup plus de parcimonie le caméo (procédé littéraire favoris de l’auteur), les digressions sont également moins nombreuses et surtout moins longues, mais rassurez-vous, on a tout de même droit à de grandes digressions pontifiantes qui font tout le sel des romans mettant en scène Serge (les lettres de Serge sont particulièrement jubilatoires, notamment ce courrier surréaliste qu’il écrit à George W. Bush). Plus structuré avec sa double narration fort bien maîtrisée, le roman gagne en accessibilité ce qu’il perd en spontanéité ; pour les lecteurs un peu rétifs au style volontairement décousu de Tim Dorsey, Cadillac beach est beaucoup plus facile à lire. Mais encore une fois, la grande réussite de ce roman, comme dans les précédents, ce sont les dialogues absolument fabuleux qui émaillent le texte. Certes, il faut aimer l’humour noir (voire amoral) et le second degré, mais en la matière il s’agit tout simplement d’un travail d’orfèvre, à la manière d’un Audiard ou bien d’un Tarantino, Tim Dorsey est un virtuose de la réplique qui tue.
A l’instar des romans précédents de l’auteur, Cadillac beach c’est drôle, pétillant, incroyablement inventif et surtout d’une maîtrise qui force le respect. Si vous n’en êtes pas persuadé, après l’avoir terminé relisez le roman une seconde fois, vous verrez à quel point rien n’est laissé au hasard, tout se tient et s’imbrique parfaitement alors qu’on pensait à tort l’auteur égaré au milieu de nulle part.
* Selon Tim Dorsey, il faut donc lire en premier lieu Triggerfish twist, puis enchaîner avec Florida Roadkill, Hammerhead ranch motel, Stingray shuffle, Orange crush, Cadillac beach et enfin Torpedo juice. A ce jour, une dizaine de romans de la série n’ont pas encore été traduits.