Il y a des livres incontournables qu'on ne prend jamais le temps de lire. Montaillou, avec ses 640 pages en édition Folio Gallimard, fait partie de ces pavés qu'on se jure de lire un jour, plus tard. Heureusement, un proche vous l'offre, et c'est le choc de la découverte, différé d'une vingtaine d'années sur le programme initial.
Montaillou donc, est un village du comté de Foix, actuellement dans l'Ariège, devenu célèbre car à la charnière du 13e et du 14e siècle, il a eu l'honneur mortifère d'attirer l'attention d'un évêque inquisiteur, plus tard pape en Avignon. C'est que dans ce village, on était hérétique plus souvent qu'ailleurs, et que Jacques Fournier, ledit évêque, était chatouilleux en ce qui concernait les catharisants...
Rien ici d'aussi dramatique et spectaculaire que les bûchers de Montségur en 1244, (plusieurs personnes y laissèrent toutefois la vie, brûlés comme hérétiques ou soumis aux dures conditions des prisons du temps) mais pour l'historien reste un document extraordinaire : les copies des interrogatoires de l'enquête épiscopale.
Reprenons. En 1294, les Bonshommes cathares n'ont pas encore disparu des Pyrénées. Passant d'un royaume à l'autre sur les chemins des bergers, ils "hérétiquent" les mourants, catéchisent les populations à la veillée. Les villageois de Montaillou sont particulièrement réceptifs à leurs discours, et bénéficient de la protection d'une famille, les Clergue, dont le frère est curé (!) et l'autre bayle, représentant du seigneur. Autant dire que les "autorités" sont du côté des hérétiques. Mais en 1317, Jacques Fournier, abbé cistercien originaire de Saverdun, dans le comté de Foix, accède au poste d'évêque de Pamiers. A cette place, mécontent des piètres résultats des inquisiteurs de Carcassonne, il exerce un zèle particulier à la chasse aux hérétiques, aux déviants de toutes sortes et à la perception de la dîme, le rendant triplement odieux aux yeux de beaucoup de ses paroissiens. Il va donc superviser personnellement les interrogatoires de tous les suspects, en particulier ceux de Montaillou. Le résultat de ses investigations le mena à questionner 25 personnes de Montaillou, sur un total d'environ 250 habitants. Et ces interrogatoires nous sont parvenus par le biais des archives vaticanes, où elles ont été versées comme archives du pape Jean XXII, notre évêque Jacques Fournier élu plus tard au trône de Saint Pierre.
Pour les habitants de Montaillou, cette incursion dans leur vie quotidienne fut une catastrophe, qui mit à mal tout le village. Mais pour l'historien, c'est la chronique, la vie quotidienne d'un village presque comme les autres qui se déroule devant ses yeux dans cette compilation de récits, car le moindre détail est noté dans le registre.
Voici donc la vie d'un village de moyenne montagne au Moyen Age qui se dessine : la structure sociale, les travaux et les jours, les amours, les relations, les événements de la vie, la mort, les croyances. On entre dans les maisons, dans les sentiments, dans les pensées de chacun. On apprend l'importance de la maison, l'ostal, dans son double sens de bâtisse et de famille élargie. On y voit les gens naître, grandir, se marier, engendrer, mourir. On y mange, on y dort, on y fait l'amour... Emmanuel Le Roy Ladurie étudie ses Montalionnais comme les membres d'une tribu perdue au fond d'une forêt sauvage et exotique, prenant en eux leur part inaliénable d'humanité, mais aussi leur étrangeté. Mieux que la distance géographique, la distance temporelle rend les hommes du Montaillou médiéval étranges dans leurs réactions et leurs soucis. Étranges et pourtant familiés aussi. Tout un monde revit sous la plume de l'historien.
Faut-il faire de Montaillou un paradigme de la vie quotidienne du Moyen Age ? Emmanuel Le Roy Ladurie s'en garde et bien au contraire souligne les différences avec les autres villages, dès le piémont des Pyrénées et bien plus encore dès qu'on change de région. Mais on sort de ce livre assez ardu avec les mêmes impressions que nous donne le film Le retour de Martin Guerre, une autre affaire judiciaire, du 16e siècle : celle d'être entré pour un moment dans les pensées les plus intimes des hommes et des femmes du temps, d'avoir pu partager un peu de leurs joies et leurs tristesses, de leur labeur et de leurs fêtes, leurs peurs et leurs espoirs.