Rechercher dans ce blog

mardi 5 septembre 2023

Lectures estivales (partie 1)

 

Je profite de la chaleur écrasante de cette fin d’été pour vous proposer un petit florilège des mes lectures estivales. Le mois de juillet fut largement consacré à tenter vainement de faire baisser l’ampleur titanesque de ma pile à lire, véritable tour de Babel s’il en est, mais si vous voulez mon avis c’est tout simplement une cause perdue. Pourtant, je confesse avoir été particulièrement raisonnable durant ces deux derniers mois, en faisant l’achat de quelques livres de poche d’occasion en allant au marché. Que voulez-vous, après avoir acheté un magnifique pain de campagne, quelques fromages de montagne, un bouquet de basilic et du jambon de porc noir de Bigorre, mes pas m’ont innocemment porté vers l’étal du bouquiniste…. je ne pouvais pas repartir le panier vide, d’autant plus que j’y trouvai deux excellents petits bouquins de littérature sud-américaine. De quoi évidemment réduire à néant tout espoir de voir s’amenuiser ma faussement culpabilisante pile à lire (en vrai j’adore avoir des tas de livres au pied de mon lit, j’y vois un réservoir inépuisable de friandises littéraires).  




  • Eduardo Fernando Varela, Patagonie route 203


Commençons donc ce voyage littéraire du côté de l’Amérique du Sud, avec l’étonnant Patagonie route 203 d’Eduardo Fernando Varela, un livre acheté au feeling sur la simple promesse de faire la route à bord d’un camion sur les terres poussiéreuses et venteuses de ce bout du monde austral. Pour être honnête, je ne connaissais pas du tout cet auteur, passé totalement sous mon radar, mais il s’agit d’un premier roman assez récent (publié en 2019 en Argentine) qui gagne à être connu étant donné la maîtrise dont l’auteur argentin fait preuve sur de nombreux aspects. Le personnage principal (Parker), est un ancien saxophoniste de jazz, qui un jour décida de tout plaquer pour devenir chauffeur de camion en Patagonie. Evidemment, l’affaire n’est pas aussi simple qu’elle n’en a l’air et au fil des pages on apprend tout doucement à cerner ce personnage un peu étrange, voire quelque peu fantasque, qui fuit la civilisation et semble ne vouloir s’attacher à rien ni personne. Jusqu’au jour où il croise le regard d’une jeune femme dont il ne peut oublier l’intensité et la promesse muette. Commence alors une recherche désespérée à travers une Patagonie devenue désormais territoire étrangement hostile, comme si les éléments s’étaient ligués contre Parker pour qu’il ne puisse retrouver cette cette jeune femme. Patagonie route 203 est en réalité bien plus qu’un road-trip un peu étrange flirtant gentiment avec un réalisme magique devenu désormais tarte à la crème de tout chroniqueur en mal d’inspiration. Il s’avère bien plus fascinant et profond que ce qu’il laisse percevoir en préambule. Eduardo Fernando Varela réussit à créer une ambiance d’étrangeté mâtinée d’absurde, qui lorgne parfois du côté du fantastique, mais sans jamais en franchir réellement la frontière. La Patagonie y tient un rôle de première importance, immense, hostile et pourtant magnifique. Elle surprend à bien des égards car la notion du temps y est toute relative, de même que les distances ou les simples repères cardinaux. Les gens paraissent insaisissables, fantasmatiques. Dans son errance dépourvue presque de sens, Parker semble  avoir perdu jusqu’à son âme, parcourant inlassablement ses grandes routes balayées par le vent et la poussière d’un point A à un point B, fuyant toute forme de civilisation. C’est le regard de Mayten, puis son amour, qui lui permettront de reprendre en partie pied avec le monde des hommes. Vous l’aurez compris, j’ai été totalement séduit par ce roman impeccablement construit et superbement écrit où la Patagonie n’est pas simplement un décor, mais un personnage à part entière, envoûtant et fascinant. Bref, une lecture fort recommandable, mais qui nécessite un certain lâcher-prise.  


  • Luis Sepulveda, Le vieux qui lisait des romans d’amour

Faut-il présenter l’un des plus célèbres romans de Luis Sepulveda ? Allez, petite piqûre de rappel, Le vieux qui lisait des romans d’amour est une novella d’un peu plus d’une centaine de pages, un format court dans lequel l’écrivain chilien excelle particulièrement et que personnellement j’apprécie beaucoup. Et je ne dois pas être le seul, puisque depuis 1992, année de sa publication initiale, ce livre s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires rien qu’en France. L’histoire se déroule au fin fond de la forêt amazonienne, dans le petit village d’El Idilio (dont on savoure l’ironie du nom) situé au bord d’un fleuve boueux, mais néanmoins nécessaire à sa survie puisqu’il représente le principal axe de communication avec la civilisation. La découverte d’un cadavre atrocement mutilé, abandonné dans une pirogue, suscite l’émoi dans le village, et le maire, surnommé “la limace”, sonne le branle-bas de combat pour retrouver l’auteur de ce crime atroce. Il n’y guère qu’Antonio Jose Bolivar, un vieil original qui autrefois vécut auprès des indiens Shuars,  qui comprend en une fraction de seconde qu’il ne s’agit pas d’un crime commis par un  humain, mais du résultat de l’attaque d’un jaguar. Qu’à cela ne tienne, le maire forme une petite équipe pour traquer et mettre à mort la bête. 

Conte tragi-comique, Le vieux qui lisait des romans d’amour est une fable qui, sous son vernis quelque peu burlesque, reste empreinte d’une certaine gravité. Le plus intéressant restant sans doute l’idée de cet affrontement inéluctable entre la “civilisation” moderne et le monde de la nature (et de ceux qui en acceptent les règles inéluctables). Bolivar fait ainsi figure de passerelle entre ces deux mondes, il est le seul à détenir les codes inhérents à chacun de ces univers antagonistes et à en avoir une compréhension fine. Mais plutôt que de choisir l’un ou l’autre, encore préfère-t-il se plonger corps et âme dans l’univers fictionnel de la littérature sentimentale. 


  • Giulia Caminito, L’eau du lac n’est jamais douce


Voici probablement le roman le plus dur de cette sélection estivale tant il remue les tripes et s’avère d’une lecture éprouvante. Giulia Caminito n’est plus tout à fait une inconnue en France puisqu’elle s’était déjà fait remarquer avec la publication du très recommandable Un jour viendra, une fresque sociale, familiale et historique se déroulant dans l’Italie de l’après première guerre mondiale. Prenant place à une époque bien plus récente (les années 2000), L’eau du lac n’est jamais douce se situe dans une veine assez similaire, celle de la chronique familiale et sociale, que l’on découvre à travers le destin de la jeune Gaia, à qui la vie n’a d’emblée pas fait de cadeau. Née dans une famille pauvre de Rome, Gaia est une dure à cuire. Antonia sa mère est la figure forte d’une famille qu’elle tient littéralement à bout de bras, puisque son mari est devenu handicapé à la suite d’un accident sur un chantier. Depuis, ce dernier ne sort quasiment plus de chez lui et navigue entre son lit et le canapé défoncé du salon, ruminant son propre malheur et grillant cigarette sur cigarette. Déjà mère de quatre enfants, Antonia tente de joindre les deux bouts à coup de petits boulots et de ménages auprès des familles plus aisées du quartier. Et quand elle ne se bat pas pour joindre les deux bouts, Antonia tente de faire valoir ses droits auprès des services sociaux pour obtenir un logement décent pour ses enfants. C’est ainsi que de mal en pis, la famille finit par atterrir dans la banlieue éloignée de Rome, sur les rives du lac Bracciano, dont les eaux noires et vaseuses n’ont rien du paradis attendu. Mais au moins la famille est chez-elle et Antonia, figure rude mais fière, tente par tous les moyens d’assurer l’éducation de ses enfants et de leur assurer un avenir, quels que soient les sacrifices à accomplir. 

Très autobiographique, le récit de Giulia Caminito est une œuvre âpre et sans concession, qui raconte une autre Italie, bien éloignée de la dolce vita, celle des laissés pour compte et des écorchés vifs. Avec sa rage de vivre Gaia a quelque chose d’à la fois effrayant et extrêmement attachant, un personnage fort, qui ne laisse pas indifférent et qui porte littéralement ce roman de bout en bout.



mercredi 7 juin 2023

Retour au Vieux Royaume : Le chevalier aux épines, de Jean-Philippe Jaworski

 

Attelé depuis près de dix ans à son cycle Rois du monde, qui se déroule dans la Gaule celtique, Jean-Philippe Jaworski revient à ses premiers amours et à l’univers du Vieux Royaume, grâce au Tournoi des preux, premier tome d’une nouvelle trilogie intitulée Le chevalier aux épines. Au programme : amours courtois, tournois de chevalerie et nécromancie. Le tout enrobé d’un soupçon d’intrigues de palais et de guerre de succession. J’en vois déjà qui se précipitent au premier rang et ils ont raison. 


Pour ceux qui ne seraient pas franchement familiers de l'œuvre de Jean-Philippe Jaworski, Le chevalier aux épines se déroule dans le même univers que Janua Vera et Gagner la guerre. L’un des personnages principaux du roman, le chevalier Aedan de Vaumacel est d’ailleurs l’un des protagonistes d’une nouvelle de l’auteur (“Le service des dames”,  Janua Vera. 2007), dont la lecture n’est pas forcément indispensable à la compréhension du contexte, mais néanmoins recommandable. L’auteur s’autorise au fil du récit, d’autres caméos que les lecteurs les plus familiers de son oeuvre ne manqueront pas de relever. Cette nouvelle trilogie est donc l’occasion d’explorer une autre facette du Vieux Royaume, mais cette fois loin de Ciudalia et de son ambiance Renaissance italienne pour se diriger vers les contrées d’inspiration plus médiévale du grand duché de Bromael, en proie à d’importantes querelles dynastiques. L’un des protagonistes principaux, le chevalier de Vaumacel, alors en délicatesse avec le pouvoir, y fait son retour par la petite porte. Autrefois champion de la duchesse Audéarde, Aedan ne s’est jamais présenté lors du procès les accusant tous les deux d’adultère, précipitant la disgrâce de la duchesse, répudiée par le duc Ganelon et enfermée dans un couvent. Désormais sur la piste d’enfants disparus dans les villages miséreux situés à la limite du comté de Kimmarc, Aedan est alors attaqué par un autre chevalier, le jeune et désargenté Yvorin de Quéant, qui n’a pas grand chose à perdre étant donné son statut et tout à gagner à faire du chevalier de Vaumacel son prisonnier. Mais l’affaire ne se déroule pas comme prévu et Yvorin est défait par Vaumacel. Curieusement, les deux preux finissent par trouver un terrain d’entente. Le chevalier aux épines accepte de ne pas faire d’Yvorin son prisonnier, à lui restituer ses armes et son destrier, s’il s’engage à défendre l’honneur de dame Audéarde à l’occasion d’un tournoi où la fine fleur des chevaliers de Bromaël et de Kimmarc s’affronteront ; pendant ce temps, Aedan continuera à enquêter sur la disparition des enfants, comme il en avait fait le serment, et rejoindra le tournoi de Lyndinas plus tard pour combattre lui aussi au nom de la duchesse déchue et restituer ainsi son honneur. 


Au fil de son récit, Jean-Philippe Jaworski s’amuse à alterner les points de vue et les personnages pour donner davantage d’ampleur à son intrigue et en exacerber les enjeux. La technique demande un peu de patience au lecteur pour entrer de plain pied dans ce nouveau roman et en saisir toute les dimensions politiques, les pesanteurs séculaires héritées de la tradition courtoise et les vieilles rancœurs familiales. Très progressivement, tous les éléments se mettent en place, laissant se dessiner en creux une guerre civile fratricide et immensément tragique. Bien que le rythme de ce roman de pure exposition soit assez lent, on finit par se laisser porter par un récit qui se complexifie au fil des pages et devient de plus en plus prenant. Ce petit tour de force n’est évidemment pas dû au hasard, on le doit au talent de styliste de Jean-Philippe Jaworski, dont les textes sont toujours extrêmement travaillés sur ce plan. Le chevalier aux épines rend évidemment hommage à la littérature médiévale, dans un style extrêmement riche sur le plan lexical (la précision du vocabulaire est remarquable), empreint d’un certain formalisme, mais structurellement assez moderne. Le mélange fonctionne parfaitement bien, sans jamais dévoiler la moindre lourdeur grâce à un savoir-faire qui n’a rien à envier aux plus grands stylistes de la littérature blanche. En ce qui me concerne, je dois confesser avoir éprouver une grande délectation à la lecture de ce premier tome, qui renferme de nombreuses promesses en gestation. Il y a toujours chez J.P. Jaworski une étonnante capacité à lier la forme et le fond avec une évidence qui frôle le génie. Bref, vous pouvez y aller les yeux fermés, d’autant plus que le prochain tome est annoncé pour le courant du mois de juin, ce qui ne gâche rien à l’affaire.

mardi 23 mai 2023

Littérature chinoise : Six récits au fil inconstant des jours, de Shen FU

 

Oui oui, je sais, j’avais promis une chronique du Chevalier aux épines, le dernier roman de Jean-Philippe Jaworski publié chez Les moutons électriques, mais il se trouve que je suis sur le point de terminer un petit roman chinois qui m’a littéralement enchanté et dont je vais m’empresser de vous parler. Six récits au fil inconstant des jours n’est pas vraiment une nouveauté, on peut en trouver d’ailleurs deux versions différentes, mais pour ma part je possède celle publiée en avril 2023 chez Libretto. Vous pouvez également choisir l’édition éditée chez Gallimard dans la collection Connaissance de l’Orient et intitulée Récits d’une vie fugitive : mémoires d’un lettré pauvre, puisqu’il s’agit de la même œuvre nonobstant l’appareil critique qui l’accompagne bien évidemment. 


Né à Suzhou, dans la province du Jiangsu (à l’Est de la Chine), en 1763, Shen Fu était issu d’une famille de petits fonctionnaires. Fin lettré mais totalement désargenté, faute d’avoir réussi à entrer durablement dans l’appareil administratif impérial, il occupa différents emplois subalternes, s’essaya au commerce des livres, à la peinture (avec talent) avant de mourir en 1807 en laissant derrière lui une œuvre littéraire quantitativement modeste, mais oh combien précieuse par son contenu. De ses six récits d’une vie fugitive, il ne nous en est parvenu en réalité que quatre, publiés en un mince volume en 1877, mais c’est bien suffisant pour entrer dans la grande histoire de la littérature chinoise classique. 


" L'univers n'est que l'auberge des créatures, et le temps, l'hôte provisoire de l'éternité; au fil inconstant des jours, notre vie n'est qu'un songe, et nos joies sont fugaces ..." Li Bai


Mais de quoi s’agit-il à proprement parler ? Ces récits ont toute l’apparence de la banalité puisqu’ils retracent en partie l’existence de Shen Fu, de sa vie conjugale en passant par ses voyages, ses péripéties professionnelles ou bien encore ses problèmes financiers, l’auteur se confie sans pathos excessif sur les aléas de la vie dans la Chine impériale de la fin du XVIIIème siècle. Tout cela pourrait paraître ennuyeux si Shen Fu se laissait aller à l’épanchement égotique, mais c’est tout le contraire qui se produit. Au fil du récit se dévoile ainsi un homme cultivé, un fin lettré doté d’une grande sensibilité et d’une éducation poussée. Le regard qu’il porte sur le monde qui l’entoure a  valeur documentaire et se montre extrêmement riche de précisions sur les mœurs de son temps, mais il est surtout singulier pour son époque. Sans doute ses contemporains considéraient-ils Shen Fu comme un perdant, un raté incapable de faire fortune, ni même de gagner sa vie décemment. Plus grave sans doute, Shen Fu semble avoir été coupable d’avoir profondément aimé son épouse, la délicate et lumineuse Yun, et de s’en être contenté. Cette absence d’ambition, en fait un personnage parfaitement décalé dans une Chine où les apparences et les traditions dirigent la vie de chacun à tout instant. L’amour que Shen Fu éprouve pour sa femme, disparue prématurément, éclate à chaque instant du récit. Au fil des pages, il est rare qu’il n’évoque pas son souvenir avec une émotion vive et une sincérité très touchante. Sa relation avec Yun fait ainsi figure de colonne vertébrale d’un récit au style fluide et poétique, empreint d’une  sensibilité toute en  retenue et d’une certaine candeur.


Cette candeur affichée ne doit pas faire oublier la volonté plus ou moins consciente, de s’affranchir du carcan sociétal de l'époque, de ses conventions et de ses codes extrêmement rigides. Shen Fu et Yun sont des esprits libres, de gentils rêveurs portés par leur amour mutuel, mais des rêveurs prêts à s’affranchir des règles et du qu’en dira-t-on pour vivre leur passion, quitte à payer leur liberté et leur indépendance au prix fort. Toujours soudés, respectueux et soucieux du bien-être de l’autre, ils sont le yin et le yang délicatement entrelacés, unis par un lien sacré et indéfectible jusque par delà la mort. A la fois Ode à l’amour, petit traité de philosophie, précis de littérature, étude de mœurs, essai sur l’esthétique chinoise… Six récits au fil inconstant des jours est une œuvre d’une étonnante richesse, d’une beauté stylistique envoûtante et d’une poésie peu commune, un délicat petit chef d'œuvre, intemporel et universel. 

samedi 6 mai 2023

Cette chose étrange en moi, d'Orhan Pamuk

 

Auréolé du prix Nobel de littérature, et donc du prestige qui lui est associé, Orhan Pamuk est un écrivain qui fait très souvent l’unanimité auprès de la critique, mais qui divise les lecteurs. Il y a ceux qui tombent à chaque fois sous le charme de ses romans et ceux qui lui reprochent de tourner un peu en rond et de se montrer un tantinet verbeux.  Honnêtement, à condition de ne s’en tenir qu’à l’aspect formel de sa littérature, ces reproches ne sont pas tout à fait infondés, mais hélas c’est oublier l’aspect obsessionnel de la littérature d’Orhan Pamuk. Cette capacité à revenir sans cesse parcourir les rues de sa ville natale, à évoquer inlassablement ses souvenirs à travers ses romans sont au cœur même du projet de l’écrivain turc et en font justement tout l’intérêt. Si ce contrat tacite ne vous convient pas, alors vous risquez effectivement de ne pas saisir pleinement la mesure (voire la démesure) de cette littérature si personnelle et si profondément ancrée dans les racines familiales de l’écrivain stambouliote. Lire Orhan Pamuk c’est être plongé irrémédiablement dans l’âme d’Istanbul, c’est en saisir toute la richesse culturelle et la dimension historique, car à chacun de ses romans, il explore des facettes différentes de sa cité et la fait vivre aux yeux d’un lecteur désormais ivre de sensations d’une richesse inouïe.  


Cette chose étrange en moi ne déroge pas à la règle, mais s’éloigne quelque peu du milieu petit-bourgeois que l’on découvrait dans les romans les plus autobiographiques d’Orhan Pamuk.  Cette fois, l’écrivain s’intéresse aux petites gens, à ceux venus des lointaines campagnes d’Anatolie, attirés par le dynamisme de la grande cité turque, par les promesses d’emploi et le désir d’y faire fortune. Ainsi, Mevlut a quitté son village natal pour rejoindre son père, vendeur de yaourt le jour et de boza le soir venu. La boza, c’est cette boisson traditionnelle très légèrement alcoolisée, obtenue à partir de la fermentation de céréales et que l’on consomme avec une poignée de pois chiches grillés. L’islam interdisant l’alcool, la boza eut beaucoup de succès à l’époque ottomane (nonobstant quelques polémiques à certaines époques), mais à la fin des années soixante, elle est en perte de vitesse en raison d’une certaine libéralisation des mœurs à Istanbul. La vente de yaourt et de boza en faisant du porte à porte est loin d’être une activité de tout repos, Mevlut et son père doivent se lever tôt pour aller chercher au marché de gros leurs plateaux de yaourt et leur boza, entreposer ce qu’ils ne peuvent pas porter toute la journée dans quelques endroits stratégiques de la ville et parcourir inlassablement les rues des quartiers les plus populaires en ployant sous le poids d’une perche chargée au maximum, quelle que soit le temps ou la saison. Au cri du vendeur, les fenêtres s’ouvrent et les clients font descendre les paniers pour récupérer leurs commandes, parfois les portes s’ouvrent pour laisser entrer le vendeur, le temps d’une discussion et Mevlut aperçoit alors la manière dont vivent les stambouliotes, riches ou pauvres, religieux ou laïcs, jeunes ou vieux, toute la diversité de la cité s’offre à ses yeux et à ses oreilles. Mais le père et le fils ne font guère fortune, les citadins préfèrent acheter désormais des yaourts en pots et le raki devient bien plus populaire que la boza, il n’y a guère qu’auprès des anciens qu’elle obtient encore un peu de succès. Mais Mevlut s’entête, malgré la fatigue d’un métier éreintant, malgré la pluie et le froid l’hiver, malgré la chaleur étouffante l’été et en dépit de recettes de plus en plus maigres. Parcourir les rues, observer le monde, rencontrer d’autres concitoyens, telle est la vie qu’il a choisie. 
 
Mais un jour, alors qu’il assiste au mariage de son cousin, Mevlut rencontre les yeux de Rayiha, la petite sœur de la mariée à peine âgée de 15 ans. Le jeune-homme en tombe immédiatement amoureux. C’est décidé, il épousera celle à qui appartient ce merveilleux regard, quitte à l’enlever au milieu de la nuit, au cœur de son petit village natal. 


“La vie, les aventures, les rêves du marchand de boza Mevlut Karatas et l’histoire de ses amis 

et

Tableau de la vie à Istanbul entre 1969 et 2012, vue par le yeux de nombreux personnages”


Tel est le sous-titre de Cette chose étrange en moi et le moins que l’on puisse dire c’est qu’il résume de manière extrêmement fidèle le projet d’Orhan Pamuk, il en délimite même avec une grande exactitude le périmètre. Pour autant, il se dégage de ce roman une indescriptible poésie mâtinée de douce mélancolie. On sent bien que malgré le désir de réussite affiché extérieurement par Mevlut, ce qui lui tient à cœur n’est pas et ne sera jamais l’argent. Le bonheur tient à des choses à la fois plus fugaces et plus tangibles, la joie de retrouver sa femme adorée et ses filles à la fin d’une rude journée de travail, le plaisir d’échanger avec des clients de longue date, la satisfaction d’observer la vie de la cité, la foule bigarrée qui parcourt les ruelles tortueuses d’Istanbul… Mevlut est un fin observateur de la vie et un contemplateur infatigable de la beauté du monde. Ce côté candide de sa personnalité mêlé à une certaine forme de rigidité le rendent profondément attachant et en font l’un des personnages les plus touchants de la littérature d’Orhan Pamuk. 



dimanche 30 avril 2023

Être combattant : Sous le feu, de Michel Goya

 

Je sais que ce blog est essentiellement un blog littéraire, mais il y a des traités de sociologie qui se lisent comme des romans. Sous le feu, de Michel Goya, est de ceux-là. Aussi je me permets de vous en toucher un mot.

Ce petit livre (250 pages en édition poche) détaille le métier de soldat, qui n’est pas tout à fait un métier comme un autre, en ce sens que comme l’indique le sous-titre, il faut prendre en compte « la mort comme hypothèse de travail ».

Ici pas de panégyrique du combattant héroïque ou du devoir sacré. Les récits qui émaillent cette étude sont ceux de soldats qui ont connu le feu, hier et aujourd’hui, sans pathos, sans lyrisme, mais sans la sécheresse d’un rapport non plus. Simplement la description de leurs émotions au moment de l’engagement, que ce soit en partant à l’assaut de la tranchée adverse pendant la première guerre mondiale ou lors d’une embuscade lors de l’intervention en Afghanistan.

Alternant ces témoignages avec des études sociologiques et psychologiques dont plus d’une peuvent nous surprendre, l’auteur replace les notions de courage et d’héroïsme dans leur contexte, démêle la part intime et la part du collectif dans les réactions du soldat face à sa mort et à celle de l’ennemi. Il parle aussi de commandement sous le feu et à l’arrière, quand la décision doit être rapide et efficace sous peine de mort ; de la chance indispensable, mais qu’il faut savoir aider, par un bon entraînement par exemple (mais qu’est-ce qu’un bon entraînement?). Il parle aussi des raisons qui poussent les soldats vers le combat, sans distinguer les « bonnes » des « mauvaises ». Il parle enfin de la peur, tout au long du livre, sous de nombreuses formes, omniprésente, à la fois sauvegarde (on fait attention quand on a peur) et dangereuse quand elle paralyse.

Le colonel Michel Goya est à la fois un historien et un militaire du rang (sous-officier puis officier). Il a connu plusieurs fois le feu, notamment au siège de Sarajevo. Il décrit donc quelque chose qu’il a vécu, mais il cite d’abord les autres. Il décrit le courage, l’héroïsme, la lâcheté, la stupeur, la peur sous toutes ses formes, les moments paroxystiques, et la camaraderie ou esprit de corps, le ciment des armées. Il dévoile les arbitrages nécessaires pour former un bon combattant, entre le trop et le pas assez dans tous les domaines. Il nous apprend à comprendre le combattant d’aujourd’hui, qui voit rarement son ennemi, mais plutôt ses bombes plus ou moins artisanales, ses missiles, ses drones et, au plus près, entend les balles de ses fusils automatiques.

Ce texte n’a rien d’une propagande pour l’armée, mais rien non plus d’un pamphlet pacifiste. Il se contente de constater que la guerre existe et qu’elle est menée par des êtres humains qui n’ont pas toujours choisi de devenir soldat, mais qui ont souvent de bonnes raisons de se battre.

Et tout à coup m’est revenu l’envie de revoir certains films de guerre. Non pas ceux qui glorifient les généraux, les snipers héroïques ou les soldats perdus, mais ceux qui racontent l’affrontement et ce qui s’ensuit juste après : « Capitaine Conan, de Bertrand Tavernier » ; la scène du débarquement de « Il faut sauver le soldat Ryan » ; Et toute la série « Band of Brothers », dont certaines scènes me revenaient en flashes lors des explications de l’auteur sur l’entraînement, la chance au combat, l’esprit de corps, mais aussi la peur, l’usure des affrontements répétés, tout ce qui fait du combattant un "frère d'armes".

Et ce qui est certain, c’est qu’après cette lecture, on n’écoutera plus jamais les récits et les reportages de guerre de la même manière. Et on regardera le combattant d’un autre œil, pas plus admiratif ou plus critique. Un autre regard, simplement.


lundi 6 mars 2023

SF post-apo : Station Eleven, d'Emily St John Mandel

 

Peut-on encore échapper à la SF post-apocalyptique ? Si l’on s’en tient à ce que l’on nous propose depuis une bonne dizaine d’années, on serait tenté de répondre par la négative. La mode est donc aux zombies, déclinés à toutes les sauces. Des zombies à la TV, des zombies au cinéma, des zombies à flinguer sur votre console ou votre PC, des zombies à manger sous forme de friandises gélifiées ou de chips…. jusqu’à l’overdose. Le problème, c’est que depuis George Romero, plus personne n’a grand chose à dire sur le sujet. Une fois la critique du capitalisme et de la société de consommation actée, on tourne un peu en rond. Certains ont tenté parfois avec succès la parodie, mais très honnêtement il y a de quoi être agacé par l’aspect parfaitement roboratif de cette mode. Si l’on élargit quelque peu le spectre, derrière cette tendance marketing on perçoit évidemment une crainte, celle de la fin de notre civilisation, dont le zombie n’est finalement que l’instrument archétypal puisque les causes sont souvent plus profondes (virus mutant, bouleversement écologique, manipulations génétiques…). Force est de constater que ce thème de la fin du monde, s’il n’est pas neuf (coucou Paco et  les millénaristes de la fin des années 90), est omniprésent dans les oeuvres de la culture populaire depuis une bonne dizaine d’années, si ce n’est davantage ; signe que la perspective d’une fin proche résonne particulièrement fort auprès du grand public. Mais il faut dire que l’époque n’est guère rassurante, entre disparition accélérée de la biodiversité, pollution des écosystèmes, réchauffement climatique et surexploitation des ressources planétaires, il y a effectivement de quoi être inquiet. La perspective de la disparition de nos sociétés modernes,  tellement fragiles et dépendantes, est en train de prendre l’ascendant sur le discours rassurant et lénifiant prônant la toute puissance de notre civilisation ultra-technologique. La technologie nous sauvera-t-elle ? Rien n’est moins sûr affirme le courant post-apo, les hordes de zombies déchaînés nous balaieront comme des fétus de paille ou des virus foudroyants  réduiront la population mondiale à des hordes disparates de survivants hagards et faméliques. Dès lors, les technologies dont nous sommes à la fois si fiers et esclaves n’auront plus de sens, il faudra survivre dans un monde désormais hostile avec pour seule arme la volonté de se battre. Télévisions, voitures, téléphones, ordinateurs et autres machines en tous genres ne seront plus que des reliques d’un passé révolu et désormais  insignifiant.


Oui bon, d’accord, mais puisque tout semble avoir été dit, pourquoi se pencher sur le cas Station Eleven, dont les ressorts narratifs semblent répondre en tous points au cahier des charges du bon petit roman post-apo ? Eh bien parce que pour une fois, cette fin de monde a quelque chose de différent. Tout aussi effrayante et anxiogène, elle insiste sur l’extrême fragilité de notre civilisation et sur notre faible capacité de résilience face à un cataclysme imprévu. En outre, la manière dont se déroule la fin du monde entre en résonance avec notre propre expérience de la pandémie, qui, toutes proportions gardées évidemment, nous a confrontés à de nouvelles expériences (règles sanitaires renforcées, confinement, distanciation sociale, pénuries relatives….), qui laissent entrevoir le comportement pas toujours très glorieux de nos semblables en cas de crise sanitaire majeure.  


Station Eleven nous raconte la fin de notre civilisation telle qu’elle est aujourd’hui, cette civilisation ultra-technologique et ultra-connectée, où les informations, les biens et les personnes transitent à grande vitesse à travers la planète, cette civilisation ultra-consumériste, atteinte d’un  sévère complexe de “toute puissance”, qui se croit forte et solide alors qu’elle n’est qu’un colosse aux pieds d’argile. Un simple virus grippal venu d’Europe de l’Est foudroie en quelques jours l’humanité. 90% de la population mondiale est décimée, la production énergétique et industrielle s’effondre, les télécommunications s’arrêtent tout comme la production agricole et le secteur agro-alimentaire. En quelques jours notre monde disparaît, ne laissant que quelques survivants exsangues et hébétés, à peine capables de réaliser qu’ils ont été épargnés par le cataclysme. Comment survivre, comment reconstruire un semblant d’Humanité lorsque tout à été réduit à néant ? Du côté des grands lacs américains, quelques survivants tentent de redonner du sens à leur vie nouvelle en célébrant les grandes œuvres du passé. La Symphonie itinérante, regroupant des musiciens et des comédiens, parcourt les ruines de l’ancien monde offrant aux survivants leur interprétation de Shakespeare  et des grandes pièces de la musique classique. Leur caravane faite de bric et de broc, mais armée jusqu’aux dents pour éviter les mauvaises rencontres et les pilleurs, emprunte un circuit bien rodé le long du lac Michigan, visitant les quelques communautés qui ont réussi à se reconstituer, apportant la culture là où elle avait disparu. 


Cette perspective nouvelle (excepté peut-être dans Un cantique pour Leibowitz de Walter M. Miller), dans un genre littéraire qui se focalisait plutôt sur la barbarie et la violence d’un monde post-apocalyptique, pose une question essentielle et parfois un peu négligée : que voulons-nous préserver du passé ? La science, la technologie, le savoir, de simples techniques ou bien serons-nous condamnés à chasser, traquer et nous disputer les dernières reliques d’un passé révolu ? Ces dimensions semblent évidemment incontournables, dans Station Eleven la violence des survivants reste un élément prégnant du récit, mais le roman nous rappelle également que nous ne sommes pas réduits à nos besoins primaires, la survie contient aussi une dimension culturelle. Reste à savoir si cela signifie garder les yeux tournés vers le passé ou bien se réinventer, créer à nouveau, pour mieux se projeter dans l’avenir. Mais les survivants de ce nouveau monde sont encore trop proches de leur passé pour pouvoir s’en détacher complètement, ils célèbrent sans cesse l’ancien monde, contemplant le désastre, faisant sans cesse le bilan comptable de leurs pertes. Cette dimension mélancolique se reflète également dans la construction narrative du roman qui navigue sans cesse entre le passé et le présent, pour mieux nous permettre d’en percevoir toute la tragédie, que l’on reconstitue pièce par pièce avec une certaine sidération. Peu à peu, on s’attache à ces hommes et à ces femmes qui tentent de reconstruire une nouvelle société sur les cendres encore fumantes de la civilisation, essayant de préserver les savoirs essentiels (la médecine, les livres, la musique) tout en remisant au musée les objets devenus inutiles, mais que notre génération à pourtant portés au pinacle (téléphones, ordinateurs, talons aiguilles, jeux vidéo, sac à main….).


Roman doux-amer d’une parfaite mélancolie, Station Eleven est un récit d’une grande qualité, admirablement écrit et superbement construit, dont les ressorts narratifs reposent moins sur l’anxiété et la peur d’une fin du monde que l’on sent pourtant si proche, que sur l’espoir d’un avenir différent, moins matérialiste et plus proche de l’essentiel. Il n’en demeure pas moins qu’à l’issue de cette lecture, une question reste toujours en suspens : faut-il nécessairement que l’humanité soit confrontée à un cataclysme pour qu’elle change enfin de dynamique et cesse de détruire la planète qui lui a donné naissance ? 

mardi 24 janvier 2023

Roman historique : Avicenne ou la route d'Ispahan, de Gilbert Sinoué

 

Faut-il nécessairement présenter Ali Ibn Sina, alias Avicenne pour les Occidentaux, qui fut incontestablement l’un des plus grands savants de son temps et dont les traités de médecine et de philosophie (sans compter ses apports dans les domaines de l’astronomie ou des mathématiques) firent autorité jusqu’au début de la Renaissance. Si son nom est bien connu, sa vie reste, elle, nettement plus nébuleuse pour le grand public, mais c’est bien souvent le cas des grands personnages de l’Histoire, réduits la plupart du temps à quelques traits caractéristiques. Pour avoir un aperçu du véritable personnage, sans doute serait-il préférable de lire une authentique biographie, mais j’avoue avoir une certaine faiblesse pour les romans historiques, voire les biographies romancées, à plus forte raison lorsqu’elles ont un petit goût exotique comme c’est le cas dans ce roman de Gilbert Sinoué. 


Dans ce type de littérature, la “vérité” historique est toujours un point de crispation car le lecteur ne manquera pas de s’interroger sur les choix effectués par l’auteur pour pallier le manque de sources, combler un vide historique ou bien encore adapter la vie de son personnage aux besoins de la narration littéraire.  Un roman historique, de par sa nature, contient nécessairement une part non négligeable de fiction et il faudrait faire preuve d’une mauvaise foi caractérisée pour reprocher à l’auteur d’avoir pris quelques libertés avec l’Histoire. Il n’empêche que l’ensemble doit rester crédible  et vraisemblable, sous peine de sortir le lecteur du “flow”, de heurter de plein fouet la suspension d’incrédulité dont il fait preuve. L’auteur évolue donc sans cesse sur ce fil ténu, qui laisse à penser que l’écriture d’un roman historique n’est certainement pas un exercice facile.


La vie d’Avicenne est assez bien documentée puisqu’il rédigea, avec l’aide de son secrétaire et disciple Abou Obeid el-Jozjani, sa propre biographie. Gilbert Sinoué s’en inspire très largement et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’existence d’Avicenne fut pour le moins mouvementée. Depuis ses premiers pas comme médecin et enseignant à Boukhara, jusqu'à sa mort à Ispahan à l’âge de 57 ans (d’un cancer de l’estomac ou d’un empoisonnement, on ne sait trop), cet esprit brillant connut une vie pleine de rebondissements et d’aventures à travers le Moyen-Orient, fréquenta les plus illustres intellectuels de son temps, côtoya les puissants et fut même nommé vizir. Mais s’il connut les fastes des principales cours d’Iran, il fit les frais de quelques mésaventures assez savoureuses. Après s’être brouillé avec Abdul Malik, prince de Boukhara, Avicenne tomba en disgrâce. Il décida donc de quitter sa cité natale et se rendit plus au Nord, à Gurgandj (non loin de la mer d’Aral) où il s’établit durant neuf ans. Le prince du Khwarizm était un fin lettré, qui aimait s’entourer de nombreux savants, Avicenne y trouva des conditions idéales pour rédiger bon nombre de ses ouvrages. Mais la région demeurait politiquement instable et l’influence des Turcs s’y faisait de plus en plus insistante. Sommé de se rendre en compagnie de ses pairs à la cour du sultan ghaznévide, Avicenne décida à nouveau de prendre la fuite et finit par trouver refuge à Gorgan puis à Ray, où il fut invité par la reine régente, à soigner son fils atteint de mélancolie. Pris dans les intrigues de palais et victime d’une situation politique très instable, Avicenne se rend ensuite à Hamadan, où il se lie d’amitié avec l’émir Chams ad-Dawla, après l’avoir guéri de douleurs persistantes à l’estomac (probablement un ulcère). Nommé vizir, il est sans cesse pris dans les remous des guerres tribales qui agitent la région et doit mener de jour un travail ministériel harassant pour pouvoir consacrer ses nuits à ses travaux savants. A la mort de l’émir, Avicenne réalise que sa situation est pour le moins incertaine. Ses nombreux ennemis complotent contre lui et le pouvoir du nouvel Émir n’est pas encore suffisamment fort pour lui éviter d’être emprisonné plusieurs mois. Il réussit  néanmoins à s’échapper avec l’aide de ses proches et à se rendre à Ispahan, où il finira ses jours, bénéficiant de la protection de l’émir Ala ad-Dawla. C’est là qu’il produira la dernière partie de son œuvre immense. 


La grande réussite du roman de Gilbert Sinoué tient en premier lieu aux fabuleux talents de narrateur de l’écrivain, qui nous plonge dans une Perse plus vraie que nature. Un voyage prodigieux, qui, sur les pas d’Avicenne, nous mène de Boukhara à Ispahan, en passant par Hamadan (anciennement Ecbatane) ou Ray (Téhéran), traversant des désert immenses, franchissant des montagnes mythiques comme les monts Elbourz pour atteindre les confins du Moyen-Orient. Si ces noms fabuleux, souvent associés à la route des épices, vous font rêver, Gilbert Sinoué fait preuve d’un talent hors norme pour rendre cette époque étonnamment vivante et crédible. Mais tout cela ne serait sans doute rien si Gilbert Sinoué n’avait réussi à camper un Avicenne étonnamment attachant, avec ses forces comme ses faiblesses. Au personnage de l’intellectuel brillant, du savant admiré à travers tout le Moyen-Orient, l’auteur oppose une autre facette, plus humaine et tout aussi séduisante. Celle d'un amoureux de la vie, un bon vivant qui aime disserter des heures durant sur la poésie ou sur la philosophie tout autant qu’il aime partager un repas arrosé de bon vin en compagnie de ses amis puisque de toute façon les deux se conjuguent très souvent. Le banquet a ainsi une fonction sociale et intellectuelle tout autant que roborative. Sensible aux honneurs et parfois même un brin arrogant, Avicenne est aussi un grand humaniste, qui soigne les pauvres comme il soignerait les puissants. La médecine est bien une vocation chez lui et sa pratique relève autant de la stimulation intellectuelle que de la générosité purement désintéressée. 


La vie d’Avicenne, trépidante et passionnante, valait bien un roman tant le personnage paraît fascinant. Celui-ci le rend plus humain, épargnant la légende, préservant l’envergure du savant, mais sans pour autant sombrer dans l’hagiographie. Un beau tour de force de la part de Gilbert Sinoué.

vendredi 9 décembre 2022

Fiction documentaire : Le mage du Kremlin, de Giuliano da Empoli

J’avoue être assez hermétique, en matière de littérature, aux annonces médiatiques et aux polémiques qui ne manquent pas de fleurir à l’occasion de chaque rentrée littéraire, mais les dissensions qui ont secoué le petit monde des prix littéraires n’ont pas manqué de susciter ma curiosité. Il faut dire que je rate rarement une occasion de brocarder le Goncourt tant cette récompense me paraît trop souvent cultiver l’entre-soi et le nombrilisme, voire le népotisme. Même si, pour être tout à fait honnête,  il leur arrive d’avoir un peu de flair… parfois. Je n’avais jusqu’à lors jeté qu’un œil distrait sur la sélection finale, mais Le mage du Kremlin m’avait déjà interpellé à la suite de plusieurs critiques élogieuses (presse et radio) et le livre avait atterri dans mon escarcelle. J’avais d’ailleurs été un peu surpris qu’il finisse dans le dernier carré du Goncourt puisque le livre n’est pas tout à fait une fiction. Visiblement, le roman de Giuliano da Empoli avait les faveurs du jury, mais il existe un règle tacite qui consiste à ne pas attribuer le Goncourt à un livre qui a déjà été primé, hors Le mage du Kremlin avait déjà été récompensé par l’Académie française. Une partie du jury se prononça donc en faveur du roman de Brigitte Giraud, créant un véritable schisme et une violente polémique, dont les effets de bord n’ont pas manqué d’éclabousser un prix qui n’en avait guère besoin. Tout le monde connaît la chute finale, c’est le président du jury qui fit pencher la balance en faveur de Vivre vite après moult tours de table. Le malaise était palpable, la faute sans doute à cette règle tacite parfaitement stupide, qui laisse entendre que la récompense n’a pas été attribuée au meilleur roman et que le lauréat est un second choix, un sorte d’usurpateur en quelque sorte. N’ayant pas lu le livre de Brigitte Giraud, je ne me prononcerai pas sur cette question, j’avoue d’ailleurs qu’elle ne m’intéresse pas vraiment, mais une chose est certaine, cette affaire à ravivé mon intérêt pour Le mage du Kremlin, qui a tôt fait de remonter en bonne place dans ma pile à lire. J’étais curieux de lire ce livre, qui avait fait couler tant d’encre et créé une ligne de fracture conséquente au sein du prix Goncourt. Alors, ce mage du Kremlin méritait-il tout ce battage médiatique ?


L’approche de Giuliano da Empoli est assez intéressante, il s’agit de retracer le parcours d’un certain Vadim Baranov, éminence grise, ou spin doctor comme on dit, de Vladimir Poutine, tsar de ce qu’il reste encore de l’empire russe. En réalité, le personnage s’inspire très librement de Vladislav Yuryevich Surkov, conseiller politique de Poutine et idéologue en chef du régime dans les années 2000 (chef de la propagande quoi). L’homme est d’une discrétion extrême et en réalité on sait très peu de choses sur lui, sa région d’origine et sa date de naissance restent floues, mais son rôle auprès de Poutine fut considérable… avant qu’il ne tombe subitement en disgrâce à partir de 2020, sans doute pris au piège de ses propres machinations à l’égard du pouvoir. Le parcours de Baranov est en grande partie calqué sur ce modèle, même si l’auteur italien préfère lui imaginer un passé plus romanesque (originaire de la noblesse russe, son grand-père était un excentrique, un amoureux de la culture occidentale qui méprisait ouvertement le pouvoir soviétique…. et qui fut un modèle pour Baranov). Le roman prend le prétexte d’un entretien avec un écrivain occidental, partageant une fascination commune pour Zamiatine, afin de retracer l’ascension fulgurante et la chute tout aussi rapide de Baranov. Le récit est par ailleurs émaillé de très nombreuses références à des événements historiques ou des affaires sensibles qui ont marqué le long règne de Poutine. L’ascension de Baranov est aussi et surtout l’occasion de retracer celle de Poutine et d’observer l’évolution politique et idéologique du chef du Kremlin, voire d’en cerner un peu la personnalité complexe, tout en mesurant sa lente mais constante dérive autoritaire. 


Le roman est indiscutablement très réussi. Narration fluide, écriture soignée, Le mage du Kremlin est un récit intelligemment pensé et très élégamment construit, mais alors que le roman prétend mettre en lumière de nombreuses zones d’ombre des années Poutine (disons que c’est davantage l’éditeur que l’auteur qui met ce point en avant), il ne fait en réalité qu’en révéler l’ampleur immense et insondable. Aucun livre ne vous permettra de pénétrer dans la tête de Poutine et d’en comprendre le mode de pensée. Une fois la dernière page tournée, l’homme restera encore et toujours une énigme, un personnage secret, complexe, parfois contradictoire. En revanche, l’auteur pose un regard très intéressant sur l’évolution politique de la Russie depuis l’époque tsariste jusqu’à nos jours, il réussit à capter très finement l’âme de son peuple et à cerner les mouvements tectoniques qui ont secoué la société russe depuis un siècle. Ainsi, s’il paraît difficile de lever le voile sur le personnage de Poutine en lui-même, le livre permet de comprendre les mécanismes politiques et sociologiques, qui ont permis à Poutine d’accéder au pouvoir, puis de le conserver durant plus de vingt ans grâce à un soutien populaire massif. 


Quant au personnage de Baranov, s’il est permis d’émettre quelques réserves lorsqu’il s’agit d’établir un parallèle avec Surkov, ce Raspoutine des temps modernes, il fait figure de personnage romanesque par excellence. Son élégance teintée d’ironie mordante, voire sa morgue délicieusement aristocratique, proposent un contrepoint en rupture totale avec l’idée que l’on se fait du pouvoir russe incarné par Poutine et ses prédécesseurs. L’austérité, la brutalité et l’efficacité froide qui semblent caractériser l’autocrate russe lui font parfaitement défaut. Baranov est un homme cultivé et pondéré, qui observe le monde avec un détachement quasiment philosophique, imperturbable marionnettiste dont les fils invisibles ont influé, funestement, sur le destin du monde durant près d’un quart de siècle. 


mercredi 23 novembre 2022

Testament littéraire : L'espion qui aimait les livres, de John Le Carré

Aussi surprenant que cela puisse paraître, je me rends compte que malgré l’admiration que j’éprouve à l’égard de John Le Carré, je n’ai jamais chroniqué un seul de ses romans sur ce blog.  Il aurait d’ailleurs été du meilleur goût de ne pas attendre la publication de son ultime roman pour réparer cette impardonnable erreur, mais que voulez-vous, on se laisse emporter par la démesure de sa pile à lire et l’on oublie les fondamentaux. Comme l’explique en postface  son fils Nick Cornwell (connu sous le nom de plume de Nick Harkaway),  L’espion qui aimait les livres est un roman posthume  de John Le Carré, sur lequel il avait travaillé pendant des années sans jamais en être totalement satisfait. A sa mort, son fils découvre un manuscrit quasiment terminé et, respectant la promesse faite à son père, a entrepris de le faire publier moyennant quelques retouches très très légères si l’on en croit ses dires (et il n’y a pas de raisons d’en douter). A ceux qui auraient l’outrecuidance de croire qu’il s’agit là d’un fond de tiroir, Nick Cornwell explique les raisons qui ont poussé son père à ne pas faire publier de son vivant L’espion qui aimait les livres et après avoir terminé le roman, on ne peut qu’abonder en son sens, car les qualités de ce livre sont indéniables. Il s’agit là d’un très très bon récit. Sans doute s’agit-il même d’une pièce maîtresse pour comprendre l'œuvre de John Le Carré et en appréhender toutes les dimensions politiques.


L’espion qui aimait les livres commence comme nombre de romans de l’auteur. Dès l'incipit, le lecteur est plongé dans une intrigue dont il ne maîtrise absolument aucun élément. Pas de chapitre introductif, pas de longues scènes d’exposition ou d’explications didactiques destinées à l’immerger progressivement dans l’histoire en le tenant gentiment par la main. A froid, cela peut paraître quelque peu déstabilisant, mais il suffit d’être patient. Lentement, mais sûrement, l’intrigue se met en place, les petites briques s’assemblent et s’imbriquent parfaitement, dévoilant l’ensemble de la trame avec la subtilité coutumière de l’écrivain britannique. Si vous êtes pressé, passez votre chemin, on n’est pas dans du Jason Bourne. L’histoire débute de manière assez innocente avec un certain Julian Lawndsley, ancien trader de la City, fatigué par la finance et reconverti dans le commerce des livres. Julian s’est choisi une nouvelle vie, a revendu sa Porsche et son appartement londonien hors de prix pour investir dans une petite librairie, loin de la capitale et de son affairisme mortifère. La vie est calme dans cette petite ville balnéaire et Julian tente de prendre ses marques dans son nouveau métier, en profite pour faire connaissance avec ses voisins et développer son réseau relationnel. Rien que de très normal en somme. A la candeur de Julian s’oppose celle d’un certain Edward Avon, personnage complexe et étrange, qui s’intéresse de près à la librairie de Julian et lui propose même de l’aider à étoffer son catalogue. Edward est si cultivé, aimable et urbain, que Julian ne lui oppose guère de résistance, lui laisse ordinateur, téléphone et fax à disposition, ravi de recevoir un peu d’aide. Pourtant Edward, aussi sympathique soit-il, semble être entouré d’une aura de mystère, ses origines polonaises sont intrigantes, il affirme avoir été ami avec son père lorsqu’ils étaient étudiants et semble avoir bourlingué du côté de la Yougoslavie pour, selon ses dires, enseigner dans plusieurs universités. Mais l’homme est sérieux, posé, ses manières sont irréprochables et il est marié à l’une des figures du village, une femme de caractère, héritière d’une grande propriété des environs, atteinte désormais d’un cancer en phase terminale. Un pedigree sans tache semble-t-il. 

A l’autre bout du spectre, les services de renseignement britanniques semblent sur le pied de guerre et s’interrogent sur la sincérité et la fidélité d’un ancien agent de terrain, Florian. Stewart Proctor, un directeur du service très expérimenté, est chargé d’enquêter sur le parcours de Florian et de retracer les événements qui auraient éventuellement pu l’amener à trahir la couronne britannique. 


Parcouru par une ambiance quelque peu crépusculaire, L’espion qui aimait les livres marque assurément un changement d’époque par rapport aux grands classiques de John Le Carré (ceux écrits à l’époque de la guerre froide). Le monde est devenu multipolaire et asymétrique.  Avec la chute du bloc soviétique, c’est toute une organisation qui s’en trouve chamboulée. L’ennemi n’est plus cette figure clairement identifiable, dont on connaît les forces, les faiblesses aussi bien que les réactions. Le petit univers des espions doit impérativement se reconstruire pour affronter un monde nouveau. Sauf que le passé refuse de mourir et que ces chamboulements géopolitiques impliquent d’importants changements de paradigmes. Quelque part, la machine autrefois bien huilée et très codifiée du renseignement s’est grippée. Les hommes et les femmes à son service ont vieilli et il ne leur reste guère que leur gloire passée. Certains, comme Florian, se sont trouvé d’autres causes, d’autres allégeances. Il leur fallait croire encore en quelque chose. Leur passé en bandoulière, il leur reste un dernier combat à mener, un combat de vieille garde. On triche, on ment, on trahit l’ami d’autrefois avec l’espoir que les zones d’ombre que l’on garde secrètes le resteront. Car finalement, nous dit Le Carré, le facteur humain reste la principale force du renseignement… aussi bien que sa principale faille. Les espions, ces êtres fragiles, qui doutent, se livrent ici à un ultime règlement de comptes, feutré et silencieux, ou presque.

 

jeudi 17 novembre 2022

Littérature levantine : Le livre des reines, de Joumana Haddad

 

La richesse de la littérature libanaise ne cesse d’étonner, sans doute est-ce en partie un effet de loupe étant donné les liens historiques et linguistiques qui unissent la France et le Liban. Nombre d’auteurs libanais écrivent en Français et ne nécessitent donc pas d’être traduits pour être publiés aisément sous nos latitudes. On estime que 40% des Libanais sont francophones, même si la place du Français par rapport à l’anglais à tendance à régresser, comme dans d’autres pays du pourtour méditerranéen. Notre langue reste néanmoins un facteur de distinction sociale et le marqueur d’un certain prestige. Loin de moi cependant l’idée de faire preuve d’un quelconque chauvinisme, il s’agit uniquement d’un constat qui explique en partie, à mon sens, la vitalité remarquable de la littérature libanaise dans les librairies françaises, toutes proportions gardées évidemment D’ailleurs, Joumana Haddad, journaliste, artiste et écrivaine libanaise, publie aussi bien en arable, qu’en français ou bien en anglais.  


Le livre des reines est son dernier roman en date et narre le parcours sinueux et semé d’embûches de quatre générations de femmes appartenant à la même famille. De la grand-mère, à la mère, en passant par la fille et la petite-fille, toutes ont la particularité d’avoir un prénom commençant par la lettre Q, les cheveux roux et un destin douloureux, marqué par les violences sous toutes leurs formes, la guerre et les pertes tragiques. Cette saga familiale débute en 1915, lors du génocide des Arméniens. Une mère arménienne et ses enfants tentent de fuir les massacres perpétrés par les soldats ottomans, mais ils sont arrêtés dans leur fuite avant d’atteindre la Syrie. La petite Qayah, impuissante, assiste au massacre de ses frères et sœurs, tandis que sa mère est capturée pour être régulièrement abusée par un commandant turc. C’est le début d’un long parcours qui la mènera à Alep puis à Beyrouth. Adoptée par un couple chrétien qui ne pouvait pas avoir d’enfants, Qayah trace son destin dans une époque qui connaît de nombreux bouleversements, de multiples guerres et reste soumise à des tensions perpétuelles liées au conflit israelo-pelestinien. A défaut de voir son amour de jeunesse se concrétiser, Qayah pourra fonder une famille et enfanter. Mais elle connaîtra encore la douleur et le chagrin. Sa fille et sa petite fille ne seront guère plus épargnées par les vicissitudes de la vie, poursuivies par un passé qui semble sans cesse vouloir les rattraper alors qu’elles n’en détiennent pas toutes les clés. 


Saga familiale à la fois poignante et dure, Le livre des reines est un roman empreint d’une grande fatalité, celle qui touche génération après génération ces femmes qui reproduisent les mêmes schémas psychologiques et qui, en dépit de leur volonté, de leur courage et de leur résilience, semblent ne pas pouvoir échapper à leur destin tragique. Une vie marquée du sceau de la violence, des non-dits et des secrets profondément enfouis dans l’inconscient familial. Face à tant d’adversité, le courage de ces femmes force le respect et prend aux tripes, d’autant plus que le récit semble en grande partie autobiographique. Joumana Haddad ne s’en est d’ailleurs jamais cachée, le roman est issu (en partie) de son histoire familiale et du destin tragique de sa mère et de sa grand-mère. Soutenu par une écriture d’une grande qualité (parfaitement traduire au demeurant), Le livre des reines est un roman d’une grande exigence et d’une immense sincérité, difficile certes, mais profondément émouvant et digne.