Auréolé du prix Nobel de littérature, et donc du prestige qui lui
est associé, Orhan Pamuk est un écrivain qui fait très souvent
l’unanimité auprès de la critique, mais qui divise les lecteurs.
Il y a ceux qui tombent à chaque fois sous le charme de ses romans
et ceux qui lui reprochent de tourner un peu en rond et de se montrer
un tantinet verbeux. Honnêtement, à condition de ne s’en
tenir qu’à l’aspect formel de sa littérature, ces reproches ne
sont pas tout à fait infondés, mais hélas c’est oublier l’aspect obsessionnel de la littérature d’Orhan Pamuk. Cette
capacité à revenir sans cesse parcourir les rues de sa ville
natale, à évoquer inlassablement ses souvenirs à travers ses
romans sont au cœur même du projet de l’écrivain turc et en font
justement tout l’intérêt. Si ce contrat tacite ne vous convient
pas, alors vous risquez effectivement de ne pas saisir pleinement la
mesure (voire la démesure) de cette littérature si personnelle et
si profondément ancrée dans les racines familiales de l’écrivain
stambouliote. Lire Orhan Pamuk c’est être plongé irrémédiablement
dans l’âme d’Istanbul, c’est en saisir toute la richesse
culturelle et la dimension historique, car à chacun de ses romans,
il explore des facettes différentes de sa cité et la fait vivre aux
yeux d’un lecteur désormais ivre de sensations d’une richesse
inouïe.
Cette chose étrange
en moi ne déroge pas à la règle, mais s’éloigne quelque peu du
milieu petit-bourgeois que l’on découvrait dans les romans les
plus autobiographiques d’Orhan Pamuk. Cette fois, l’écrivain
s’intéresse aux petites gens, à ceux venus des lointaines
campagnes d’Anatolie, attirés par le dynamisme de la grande cité
turque, par les promesses d’emploi et le désir d’y faire
fortune. Ainsi, Mevlut a quitté son village natal pour rejoindre son
père, vendeur de yaourt le jour et de boza le soir venu. La boza,
c’est cette boisson traditionnelle très légèrement alcoolisée,
obtenue à partir de la fermentation de céréales et que l’on
consomme avec une poignée de pois chiches grillés. L’islam
interdisant l’alcool, la boza eut beaucoup de succès à l’époque
ottomane (nonobstant quelques polémiques à certaines époques),
mais à la fin des années soixante, elle est en perte de vitesse en
raison d’une certaine libéralisation des mœurs à Istanbul. La
vente de yaourt et de boza en faisant du porte à porte est loin
d’être une activité de tout repos, Mevlut et son père doivent se
lever tôt pour aller chercher au marché de gros leurs plateaux de
yaourt et leur boza, entreposer ce qu’ils ne peuvent pas porter
toute la journée dans quelques endroits stratégiques de la ville et
parcourir inlassablement les rues des quartiers les plus populaires
en ployant sous le poids d’une perche chargée au maximum, quelle
que soit le temps ou la saison. Au cri du vendeur, les fenêtres
s’ouvrent et les clients font descendre les paniers pour récupérer
leurs commandes, parfois les portes s’ouvrent pour laisser entrer
le vendeur, le temps d’une discussion et Mevlut aperçoit alors la
manière dont vivent les stambouliotes, riches ou pauvres, religieux
ou laïcs, jeunes ou vieux, toute la diversité de la cité s’offre
à ses yeux et à ses oreilles. Mais le père et le fils ne font
guère fortune, les citadins préfèrent acheter désormais des
yaourts en pots et le raki devient bien plus populaire que la boza,
il n’y a guère qu’auprès des anciens qu’elle obtient encore
un peu de succès. Mais Mevlut s’entête, malgré la fatigue d’un
métier éreintant, malgré la pluie et le froid l’hiver, malgré
la chaleur étouffante l’été et en dépit de recettes de plus en
plus maigres. Parcourir les rues, observer le monde, rencontrer
d’autres concitoyens, telle est la vie qu’il a choisie.
Mais un jour, alors
qu’il assiste au mariage de son cousin, Mevlut rencontre les yeux
de Rayiha, la petite sœur de la mariée à peine âgée de 15 ans.
Le jeune-homme en tombe immédiatement amoureux. C’est décidé, il
épousera celle à qui appartient ce merveilleux regard, quitte à
l’enlever au milieu de la nuit, au cœur de son petit village
natal.
“La vie, les aventures, les rêves du marchand de boza Mevlut Karatas et l’histoire de ses amis
et
Tableau de la vie à Istanbul entre 1969 et 2012, vue par le yeux de nombreux personnages”
Tel est le
sous-titre de Cette chose étrange en moi et le moins que l’on
puisse dire c’est qu’il résume de manière extrêmement fidèle
le projet d’Orhan Pamuk, il en délimite même avec une grande
exactitude le périmètre. Pour autant, il se dégage de ce roman une
indescriptible poésie mâtinée de douce mélancolie. On sent bien
que malgré le désir de réussite affiché extérieurement par
Mevlut, ce qui lui tient à cœur n’est pas et ne sera jamais
l’argent. Le bonheur tient à des choses à la fois plus fugaces et
plus tangibles, la joie de retrouver sa femme adorée et ses filles à
la fin d’une rude journée de travail, le plaisir d’échanger
avec des clients de longue date, la satisfaction d’observer la vie
de la cité, la foule bigarrée qui parcourt les ruelles tortueuses
d’Istanbul… Mevlut est un fin observateur de la vie et un
contemplateur infatigable de la beauté du monde. Ce côté candide
de sa personnalité mêlé à une certaine forme de rigidité le
rendent profondément attachant et en font l’un des personnages les
plus touchants de la littérature d’Orhan Pamuk.
3 commentaires:
Bon,ça donne envie de le lire pour ce personnage attachant qui paraît un peu d’un autre temps et pour son optimisme .
Ces petits boulots disparaissent, c’est dommage. On doit trouver de la boza dans les grandes surfaces maintenant.
C’est noté alors.
La boza, c'est "vintage", ça va redevenir à la mode ;-)
Ah ah,oui. Faut bien entretenir les liens avec la tradition.
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