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lundi 3 mai 2021

Littérature levantine : Villa des femmes, de Charif Majdalani

 

En dehors d’Amin Maalouf et de Khalil Gibran, écrivains incontournables de la littérature libanaise, j’avoue ma grande méconnaissance des auteurs levantins et je remercie donc Carmen de m’avoir gentiment conseillé la lecture de Charif Majdalani, qui fut pour moi une bien belle découverte. Cette lacune était d’autant plus béante que le Liban est fort d’une longue et riche tradition littéraire, en particulier francophone. En dépit de l’annulation des deux dernières éditions, le salon du livre de Beyrouth, organisé par l’Institut français du Liban, est ainsi l’un des événements consacrés à la littérature francophone les plus importants au monde, juste après ceux de Paris de de Montréal.


Villa des femmes est un court roman d’un peu plus de deux cents pages, qui se présente sous la forme d’une chronique familiale, celle d’une riche famille chrétienne de Beyrouth, qui s’enrichit dans l’industrie textile durant la première partie du XXème siècle. Le récit, raconté par Noula, chauffeur, gardien et homme de confiance de la famille, mêle différentes époques et retrace le déclin d’un clan autrefois puissant, mais dont la chute paraît inexorable. Le schéma est plutôt classique et il existe évidemment de très nombreuses variations sur la fameuse loi des trois générations (une première génération pour construire, une seconde pour préserver, une troisième pour dilapider selon l’adage populaire), mais le récit fonctionne parfaitement et a le mérite de s’inscrire dans la grande Histoire, puisque le déclin de la famille est aussi celui d’un pays tout entier, qui sombre inexorablement dans la guerre civile. La chute de la maison Hayek n’est toutefois pas seulement le fait d’une situation géopolitique explosive, mais aussi et surtout le résultat d’un égarement familial. Durant les années cinquante et soixante, le Liban fait figure de “petite Suisse” du levant, les différentes communautés vivent en harmonie, conférant une certaine stabilité politique à un pays à l'économie florissante. Quelques grandes familles, très puissantes, se partagent les richesses et les postes politiques clés. La famille Hayek n’est pas en reste : une usine de textile qui tourne à plein régime, des propriétés foncières importantes et des entrées en politique. Ce petit empire économique est dirigé de main de maître par Skandar Hayek, respectable chef de famille, marié à la belle Marie Ghosn (autre grande famille libanaise), avec laquelle il eut la joie d’avoir trois beaux enfants : Noula (à ne pas confondre avec le narrateur cité plus haut), bellâtre au train de vie fastueux et aux moeurs quelque peu dissolues, Hareth, le cadet doux et rêveur, et Karine, énergique jeune femme à la beauté incendiaire, qui fait la fierté de son père. Confortablement installés dans leur villa d’Ayn Chir (quartier chtrétien de Beyrouth), ils vivent grâce à Skandar, une existence oisive et insouciante, en compagnie de Mado, leur tante, est d’une floppée de domestiques fort bien traîtés. Tout cela paraît un peu lisse, mais ici et là le vernis laisse apparaître quelques craquelures, des blessures familiales qu’on a néanmoins habilement dissimulées pour ne pas ternir l’image de la famille. 



Dans ce contexte faussement idyllique, le décès brutal de Skandar fait figure de coup de tonnerre. Soudain la famille se retrouve sans guide et part inexorablement à la dérive. La reprise de l’affaire familiale par le fils aîné s’avère catastrophique, le fils cadet a quitté le pays en quête d’aventure. Seules les femmes ont encore la tête sur les épaules et tentent envers et contre tout de maintenir à flot le clan, alors même que le pays s’enfonce peu à peu dans la guerre civile.

Ce qui frappe dès le début de la lecture, c’est tout d’abord la qualité de la plume de Charif Majdalani. Une écriture fluide et élégante qui participe grandement au plaisir de lecture. Mais au-delà du style, l’auteur libanais est également un excellent conteur et sait parfaitement entraîner le lecteur dans son sillage. On est immédiatement saisi par le ton du récit et par l’habileté de l’auteur à casser toute forme de linéarité, en mêlant le présent et le passé dans une expérience qui convoque les nombreux souvenirs du narrateur, avec le degré d’imprécision que cela sous-entend, mais avec, en compensation, une authenticité qui ferait presque passer ce roman pour d’authentiques mémoires. En revanche, ceux qui chercheraient une certaine forme de dépaysement aux accents exotiques en seront pour leurs frais, Charif Majdalani n’est pas de ces auteurs qui s’inscrivent dans une tradition orientaliste, avec son cortège de poncifs et de clichés éculés. Il est entendu que les personnages de son roman évoluent dans les strates les plus privilégiées de la société libanaise et que leur mode de vie, très occidentalisé, est bien éloigné des masses populaires, mais c’est un regard qui a aussi quelque chose de singulier. D’autant plus que l’intérêt du roman se situe ailleurs, dans sa capacité à s’inscrire dans l’Histoire du Liban et, en particulier, de la guerre civile qui éclata à la fin des années soixante-dix. Là encore, il n’est pas question d’être plongé au coeur même des combats, mais d’en percevoir les conséquences funestes, comme des ondes sur la surface qui viennent s’écraser contre les murs de la villa des Hayek et qui, lentement mais inexorablement, dégradent la façade, dénaturent les jardins luxuriants, détruisent les champs d’orangers…. L’urbanisation des années 60-70 avait radicalement changé la la géographie du quartier d’Ayn Chir, la guerre civile le défigure durablement. Au milieu des routes défoncées et des immeubles éventrés, la villa fait figure d'îlot de résistance à la marche de l’histoire. Et malgré la déroute financière et la déchéance sociale, au milieu du chaos et de la chute de la maison Hayek, ce sont les femmes qui font preuve du courage et de la résilience nécessaires. Elles qui se dressent contre les abus des milices, elles qui refusent de partir et de quitter la seule chose qui leur reste, leur demeure. Ensemble, elles font preuve de la solidarité de ceux qui ont le courage, envers et contre tout, d’affronter l’adversité et de se confronter au réel. Il est bien dommage qu’après un tel discours, la fin vienne quelque peu tempérer la force de ce symbole avec le retour du fils prodigue.


En dépit de ce léger bémol, Villa des femmes est un beau roman et une belle découverte. L’occasion de s’intéresser de près au  reste de la production de Charif Majdalani et d’explorer encore davantage la richesse de la littérature libanaise contemporaine.

lundi 26 avril 2021

Littérature japonaise : Shunkin, de Junichirô Tanizaki

 

De Tanizaki, je n’avais lu jusqu’à présent qu’une poignée de nouvelles, ainsi qu’un court roman, Yoshino, pas forcément très facile d’accès et probablement un peu à part dans la production de l’écrivain japonais. L’ensemble m’avait paru assez fascinant et je m’étais promis de revenir un jour vers cet auteur. Mon choix s’est porté cette fois sur Shunkin, autre roman assez court de Tanizaki (ce qui semble être l’une de ses spécialités) et sans doute l’une de ses œuvres les plus connues. Aux côtés de Mishima, Tanizaki est probablement l’écrivain japonais le plus important de sa génération. Sa production, en grande partie traduite en français, tient en deux volumes de la pléiade, sur lesquels vous m’excuserez d’avoir fait l’impasse, préférant faire l’acquisition d’une édition moins complète, mais plus abordable, dans la collection Quarto de Gallimard. Le choix des textes y est, il me semble très intéressant, puisque l’ouvrage contient plusieurs nouvelles emblématiques de l’auteur, ainsi que ses romans les plus importants. 



Proche du mouvement ero-guro, qui mêle dans sa démarche artistique érotisme et grotesque (voire une certaine forme de cruauté), la littérature de Tanizaki est traversée par des thématiques récurrentes, qui confinent à l’obsession. En particulier celle qu’il éprouva toute sa vie pour sa mère, femme d’une beauté remarquable selon ses dires et figure marquante, dont il chercha plus ou moins en vain les traits (physiques et psychologiques) dans ses diverses conquêtes amoureuses. La femme, en tant qu’objet d’amour et de névrose, est assurément la clé de compréhension de toute l’oeuvre de Tanizaki, elle est au coeur de ses romans les plus connus, comme Un amour insensé, La clé ou bien encore Journal d’un vieux fou. La corollaire de cette obsession tient à la fascination qu’exerce également la sexualité sur l’écrivain japonais, pas forcément toujours de manière explicite, mais elle plane comme une ombre sur sa création artistique, sombre, inquiétante, parfois grotesque, rarement facile. Chez Tanizaki, l’amour n’a jamais rien d’une bluette, c’est un sentiment qui donne lieu à des affrontements psychologiques d’une rare violence, invoque une certaine forme de soumission à l’autre et un rapport de force permanent. Oubliez les contes de fée, les princes charmants et autres figures romantiques qui irriguent depuis Moyen-Age, la littérature occidentale, l’amour chez Tanizaki relève autant de l’obsession que du fétichisme. Cela n’a rien d’un hasard tant les conceptions de la sexualité entre le Japon et l’Occident sont radicalement opposées. Pour simplifier de manière quelque peu outrageuse, l’amour flirte dans sa littérature bien plus souvent avec le sado-masochisme qu’avec le romantisme. Et pourtant, en dépit de cet érotisme souvent cruel, se dégage une certaine forme de beauté (une esthétique plutôt) et une fascination qui ne cesse d’interroger avec une grande pertinence notre rapport au sexe et à l’amour de manière plus générale. Lire Tanizaki, c’est forcément nous interroger sur notre rapport à l’autre, sur ce qui nous anime au plus profond de nous et souvent nous fait souffrir. Sa littérature dérange, tout autant qu’elle est exutoire, et c’est ce qui lui confère son caractère essentiel et intemporel.



Shunkin est évidemment l’un des exemples les plus frappants de l'approche de Tanizaki. Court roman historique, qui se déroule dans le dernier tiers du XIXème siècle, alors que le Japon s’ouvre au monde et entre pleinement dans l’ère moderne, il met en scène la relation cruelle et fascinante qu’entretiennent Shunkin, une musicienne aveugle de grande renommée, et son apprenti Sasuke. Issue d’une famille aisée d’Osaka, Shunkin est considérée par ses parents comme un véritable joyau. D’une beauté saisissante, elle fait preuve dès son plus jeune âge d’une intelligence vive et d’un talent indéniable pour la musique, et en particulier pour la pratique du koto et du shamisen, mais à l’âge de huit ans, Shunkin perd la vue. Davantage choyée encore par ses parents, Shunkin se voit attribuer l’aide d’un jeune domestique, Sasuke, qui se montre dévoué corps et âme au service de la jeune fille ; il ne la quitte à aucun instant, l’accompagne partout, assure sa toilette aussi bien que ses moindres désirs avec une joie qui frise la dévotion. Au fil des années, une relation à la fois fusionnelle et totalement déséquilibrée se noue entre les deux jeunes gens, Sasuke, toujours prévenant et attentionné, est traité par sa petite maîtresse comme le dernier des domestiques et fait l’objet de nombre de brimades et de remarques acerbes. Pour autant, Shunkin ne peut se passer de lui et ne veut personne d’autre à ses côtés. Mais à force d’assister aux leçons que Shunkin reçoit auprès de son maître de musique, Sasuke se prend aussi de passion pour la pratique instrumentale du shamisen et tente de s’exercer en cachette. La nuit venue, il s’enferme dans un placard et tente de reproduire les mélodies qu’il a entendues, parfois il sort sur la terrasse et pendant que la maisonnée est endormie fait courir ses doigts sur les cordes de l’instrument, avec un mélange de maladresse et d’application propre aux autodidactes. Évidemment, Sasuke ne pouvait se cacher bien longtemps et ses maîtres découvrent rapidement ses cachotteries, mais loin de les mettre en colère, ils confient à Shunkin le soin d’apprendre à celui qui deviendra son apprenti l’art délicat  et exigeant du shamisen. L’idée n’est pas tant de développer les talents de Sasuke, que de modérer l’attitude fortement autoritaire de Shunkin et de rééquilibrer leur relation. Mais le maître se montre intraitable et il n’est pas rare que les leçons se terminent en crises de larmes. Loin d’apaiser l’attitude de Shunkin, elle ne fait que renforcer son ascendance sur Sasuke. Les années passent, invariables. Jusqu’au jour où Shunkin montre les premiers signes de la grossesse. Pour la famille, cela ne fait aucun doute, Sasuke ne peut qu’être le père de l’enfant, mais les deux jeunes-gens nient farouchement et, même pour sauver les apparences, refusent toute idée de mariage. C’est bien à cet instant que le roman prend toute son ampleur et que se cristallisent les questions au sujet de la nature profondément ambiguë que Shunkin et Sasuke entretiennent. 


D’une densité remarquable et d’une maîtrise formelle qui force le respect, Shunkin est un texte d’une profondeur et d’une beauté qui confinent au génie. On y retrouve évidemment ce mélange d’érotisme latent et de cruauté qui sont la marque de fabrique de Tanizaki, mais au-delà des apparences, qu’il faut nécessairement dépasser, Shunkin est l’histoire d’une relation qui interroge et résonne au plus profond de chaque lecteur. Qui sommes-nous pour juger ? Qui définit les règles d’une relation amoureuse ? L’abnégation de Sasuke, prolongée par son sacrifice final, n’est-elle pas la forme d’amour la plus absolue ? Pour quelles raisons sommes-nous tellement dérangés par cette relation asymétrique de co-dépendance sadomasochiste ? Autant  de questions qui se bousculent et auxquelles Tanizaki se garde bien de répondre de manière explicite. Sans jamais juger ses personnages, l’auteur japonais montre, observe et nous renvoie tel un miroir à nos propres névroses. Imparable et incontournable.

samedi 10 avril 2021

Spleen anatolien : Neige, de Orhan Pamuk

 

Bardé de prix et de récompenses, auréolé du prestige lié à l’obtention du Nobel de littérature en 2006, Orhan Pamuk est un peu l’arbre qui cache la forêt de la littérature turque. Mais si la production littéraire de ce pays fascinant ne se résume pas à l’auteur stambouliote, il faut bien avouer que sa carrière force le respect et mérite qu’on s’y penche sérieusement. Publié en 2005 en France et récompensé par le prix Médicis, Neige est le septième roman d’Orhan Pamuk.



Issu d’une famille aisée d’Istanbul, Ka s’est exilé en Allemagne où il vit chichement de sa poésie et de lectures publiques qui lui permettent de compenser sa maigre pension de réfugié politique. Après presque vingt ans d’exil, Ka accepte la proposition d’un journal stambouliote et revient dans son pays natal pour réaliser un reportage sur Kars, une petite ville du fin fond de l’Anatolie où une épidémie de suicides touche de nombreuses jeunes-filles, désemparées par les évolutions contradictoires d’une société turque qui ne sait si elle doit renouer avec ses racines islamiques ou céder à une modernité laïque imposée par le kémalisme.  Mais Ka est bien moins intéressé par le sort de  ces femmes, que par la perspective de revoir la belle et séduisante Ipek, divorcée depuis peu et dont il a toujours été doucement épris. Après ces nombreuses années loin de la Turquie, Ka reconnaît difficilement Kars, où il n’a vécu que brièvement, mais la ville, recouverte de son manteau neigeux, alors que l’hiver se montre particulièrement rigoureux, lui paraît relever d’une certaine poésie, à la fois empreinte d’une profonde mélancolie et d’une beauté brute et authentique. Mais ce n’est pas tant la ville qui a changé que les gens, au diapason d’une société turque désorientée et perpétuellement tiraillée entre son désir d’Occident et ses racines orientales.



Errant dans les rues, renouant avec une poésie qui l’avait pourtant quitté et pour laquelle, littéralement asséché, il n’arrivait plus à écrire, Ka part à la rencontre de ces hommes et de ces femmes qui font la Turquie d’aujourd’hui. Mais ce qu’il constate, lui, l’athée, c’est le retour d’une certaine forme d’islamisme, qui séduit les anciens, mais aussi les plus jeunes. Alors que Kars est bloquée par la neige, les crispations s’exacerbent et la tension atteint un seuil paroxystique, avant que tout ne bascule dans la violence et le chaos. Au milieu du désordre, Ka essaie pourtant de suivre la voie de son cœur et de convaincre Ipek de le suivre en Allemagne.

Ce qui fascine chez Orhan Pamuk, c’est sa capacité à mêler avec une habileté rare la fiction et  le réel,  le tout enrobé d’éléments autobiographiques qui ajoutent une touche d’authenticité à son récit. Neige ne déroge pas à la règle, quitte même à déstabiliser le lecteur en faisant évoluer sa narration au cours du roman. Si les deux premiers tiers de l’histoire sont racontés à travers les yeux de Ka, progressivement celui-ci laisse la place à Orhan Pamuk lui-même, qui se présente comme son meilleur ami venu terminer un récit inachevé. Un procédé narratif quelque peu étrange, mais qui a le mérite de casser la linéarité du récit sans pour autant faire naître une véritable dissonance. L’autre grande force d’Orhan Pamuk, c’est son écriture. L’auteur turc n’est pas nécessairement un grand styliste, en dépit de quelques fulgurances, ne cherchez pas dans sa prose une langue chatoyante et exubérante, le style de Pamuk est plus simple et use d’une certaine forme de lenteur mélancolique. Il y a toujours chez l’auteur une grande nostalgie d’un temps désormais révolu, indépassable et nécessairement idéalisé. Ce regard empreint d’une certaine tristesse face au temps qui passe, lui permet évidemment de souligner les grandes lignes de fracture, ainsi que les évolutions de son pays, car si Pamuk réenchante la mémoire des choses, il le fait toujours à dessein, pour mettre en évidence les évolutions d’un pays bouillonnant. Fascinée par son propre passé impérial, la Turquie se cherche un nouveau destin, si possible aussi flamboyant et prestigieux. Tout ceci pourrait paraître, à nos yeux d’Occidentaux, un rien contradictoire tant les oppositions idéologiques, politiques et religieuses semblent diamétralement opposées dans un pays où tout semble au bord de la rupture, mais c’est aussi ce qui fait le charme du regard de Pamuk, dont le talent pour prendre le poul de la société turque est sans égal. 


Mais si le roman aborde évidemment des questions très politiques (la laïcité, la montée du radicalisme, la place des femmes, l’exil et le déracinement….), dressant lentement mais sûrement un portrait très contrasté de la Turquie moderne et de ses nombreuses interrogations, Neige est aussi un livre qui aborde le thème de la poésie avec beaucoup de finesse et de justesse. C’est, il me semble, suffisamment rare pour être souligné. On pourra regretter que les fameux poèmes écrits par Ka tout au long de son séjour à Kars, renouveau de son inspiration, ne soient pas proposés à la lecture, mais l’essentiel est ailleurs, dans la retranscription du sentiment poétique, de cette longue errance affective qui pousse le poète à poser une regard neuf et singulier sur le monde et l’incite à écrire avec son coeur autant qu’avec ses tripes. De l’émotion, du sentiment d’étrangeté, exacerbés par une sensibilité à fleur de peau, émergent des instants hors du temps et de l’agitation du monde ; c’est cette émotion qui est au cœur de la création poétique et que Neige réussit à toucher subtilement du doigt.

mardi 23 mars 2021

Voyage culinaire : Black sea, de Caroline Eden

 

Depuis la plus lointaine Antiquité, la mer noire entretient une réputation peu flatteuse. Inhospitalière, bordée de populations barbares hostiles (Gètes et autres Scythes), sujette à des tempêtes hivernales d’une rare violence et avare en mouillages ou en ports propices à se mettre à l’abri, le Pont-Euxin, comme l’appelaient les Grecs, semble constituer une mer bien moins accueillante que la Méditerranée. Les Ioniens consentirent tout de même à y construire quelques colonies, dont la lointaine Trébizonde à l’est et la non moins éloignée Tomis à l’ouest (aujourd’hui Constanta en Roumanie), qui fut ensuite un emporium romain. On tenait la région en si piètre estime, qu’Ovide y fut exilé par l’empereur Auguste et y mourut. A la fin de l’Antiquité, la province de Scythie mineure dut faire face aux invasions barbares. Goths, Huns, Slaves et autres tribus assoiffées de violence et de pillage ne cessèrent de disputer à l’empire romain d’Orient le contrôle de cette région, au point que les Byzantins finirent par se lasser de ces incessantes batailles. Ils en reprirent le contrôle autour du Xème siècle avant que l’empire ottoman ne mette tout le monde d’accord.



La journaliste anglaise Caroline Eden, chroniqueuse pour la BBC et le Guardian, s’est fait une spécialité des récits de voyage dans les pays de l’ex Union Soviétique. Son dernier ouvrage traduit en français, Black sea : un voyage culinaire entre Orient et Occident, suit en grande partie les limitations géographiques de cette antique région du Pont, en débutant cependant bien plus au nord, à Odessa en Ukraine, pour finir à Trabzon, à l’est de l’Anatolie (en passant évidemment par Istanbul). Levons d’ailleurs dès ce préambule toute ambiguïté, Black sea n’est pas à proprement parler un livre de cuisine. Bien évidemment vous y trouverez immanquablement de nombreuses recettes, mais elles ne correspondent à aucune nomenclature précise. Inutile de chercher ici l'exhaustivité et encore moins un petit traité de la gastronomie ukrainienne, roumaine ou turque. Le seul fil directeur c’est cet étonnant voyage le long de la côte de la mer noire, en traversant quatre pays dont on sent bien que leurs populations partagent une identité commune, faite de longs échanges commerciaux et culturels à travers les siècles, tout autant que de brassages de populations. Ces hommes et ces femmes, qu’ils soient d’Odessa, de Constanta, de Varna ou bien encore de Trabzon, partagent une mer, leurs ancêtres ont voyagé à travers les terres, ont apporté avec eux leurs traditions, leurs langues et leurs cultures, au sein de laquelle la gastronomie n’est d’ailleurs pas le moindre des héritages. Au fil des siècles, ils ont cultivé la nostalgie de leurs terres d’origine, entretenant  la mémoire de leurs papilles, les gestes ancestraux et l’amour des produits de leur terroir. 



C’est cette richesse des échanges multiséculaires, que Caroline Eden réussit à parfaitement retranscrire. Son livre invite au voyage autant qu’il donne envie de se régaler des nombreux plats qu’elle décrit au gré de ses envies, sans forcément leur donner leur nom canonique, mais en les associant plutôt aux personnages qu’elle rencontre et avec lesquels elle engage le dialogue (une soupe de poisson dégustée dans un petit troquet du quartier des affaires d’Istanbul devient ainsi “La soupe du banquier” ou bien encore ce plat on ne peut plus classique est nommé le “Pilaf de l’épicerie” à Kastamonu). Les exégètes et autres ayatollahs du respect absolu des règles culinaires risquent quelque peu de rester sur leur faim, car certains plats iconiques sont tout bonnement absents, mais c’est un peu le principe de ce livre que de nous surprendre et de nous mener en territoire inconnu, voire inattendu.



L’autre grande qualité du livre, c'est son orientation très littéraire, à la fois dans le style et la narration, mais également dans son approche de chaque région visitée. L’auteure apporte beaucoup d’éléments historiques et livresques tout au long de ses visites, n’hésitant pas à convoquer les plus belles pages de la littérature, notamment à Odessa ou à Istanbul. Les rencontres, les paysages, l’ambiance, les odeurs et les saveurs, tout est joliment décrit, mais avec simplicité et sans artifice. C’est un livre authentique, plein de délicieux parti pris et d’angles inattendus. Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage comme dirait l’autre…. oui, mais alors de l’autre côté du Bosphore cette fois.

samedi 6 mars 2021

Gnomon (T2), de Nick Harkaway : Le puzzle dont vous êtes le héros

 

Scindé en deux volumes pour les besoins de l’édition française, Gnomon n’est pas exactement un roman classique, mais plutôt un puzzle dont vous êtes le héros option casse-tête, dans le sens où le lecteur est sommé de reconstruire au fil de sa lecture l’énigme que constitue cette étrange méta-fiction. Sauf que cette fois les dés ne vous seront d’aucun secours, il faudra faire confiance à votre matière grise pour vous sortir d'affaire, mais si vous avez déjà lu le premier tome, vous savez forcément à quoi vous en tenir. 



A la fin du premier tome de Gnomon, Nick Harkaway nous avait laissés dans l’incompréhension la plus totale, bien malin celui qui pouvait se targuer d’avoir saisi la finalité de cette fascinante architecture livresque, même si l’auteur laissait en partie entrevoir la nature de son propos. Largué au beau milieu d’un no-man’s land logique où plus rien n’avait de sens, le lecteur attendait avec une impatience non feinte, voire même un certain agacement, la résolution du casse-tête. Rassurez-vous, le roman livre toutes ses clés dans les cent dernières pages, mais inutile de foncer immédiatement en fin de volume, vous risqueriez de passer à côté d’une grande partie de l’intérêt de Gnomon. 



Tout au long de cette seconde partie du roman, Nick Harkaway brouille les pistes en permanence et joue avec son lecteur, qui ne sait jamais exactement si le récit se déroule dans la réalité, dans le présent ou le futur, dans un jeu vidéo ou bien dans les souvenirs truqués de Diana Hunter. D’ailleurs Diana existe-t-elle vraiment ? Le Système n’est-il qu’une vaste simulation informatique dans laquelle évoluent les personnalités virtuelles déjà mortes ? Les personnalités dont on explore les souvenirs sont-elles en réalité des entités intelligentes autonomes, des firewalls d’un nouveau type ou bien tout simplement des chevaux de Troie destinés à prendre le contrôle du Système ? Telles sont les questions qui titillent en permanence le lecteur.



L’auteur distille tout au long de son récit de nombreux indices, mais qui ne font pas toujours sens à la première lecture. Au fil du texte, le lecteur échafaude des hypothèses, se retrouve parfois acculé dans une impasse intellectuelle et se demande si tout ceci n’est pas plutôt une méta-friction un tantinet tirée par les cheveux. Il y a quelque chose de la narration interactive dans l’écriture de ce roman, dans lequel l’auteur n’est plus le seul à produire du contenu, le lecteur est partie prenante dans la narration et doit reconstruire brique par brique le récit. Les interstices sémiotiques chers à Umberto Eco, ceux-là mêmes censés favoriser l’interprétation et l’appropriation du lecteur, sont ici à leur paroxysme. D’autant plus que l’auteur use d’énormément d’éléments symboliques et oniriques, qui enrichissent le récit, mais le rendent également parfois un brin abscons sans quelques petites recherches complémentaires. C’est sans doute la raison pour laquelle l’histoire est si difficile à suivre pour tous ceux qui ont l’habitude de se laisser porter par des constructions narratives plus linéaires, moi le premier. Avouons que tout ceci est loin d’être de tout repos et le défi laissera sans doute quelques lecteurs sur le carreau. 



En revanche, les plus tenaces auront le plaisir de découvrir des passages d’une fulgurance remarquable et un discours brillant, ultra-référencé, qui entre parfaitement en résonance avec son époque. C’est sans doute dans cette dimension critique qu’auteur et lecteur trouveront une zone de rencontre et de coopération textuelle, un territoire commun qui désormais fera sens.



lundi 1 mars 2021

Fantasy non calibrée : Un long voyage, de Claire Duvivier

 

Certains lecteurs ou lectrices de ce blog auront certainement remarqué que si je renoue de temps à autre avec la SF, ma dernière lecture de fantasy remonte aux calendes grecques, sauf à vouloir classer impérativement le Cycle des Contrées de Jacques Abeille dans cette catégorie. Ce qui se discute. C’est un genre que j’ai pourtant abondamment exploré dans ma jeunesse et je reste aujourd’hui encore un inconditionnel de Tolkien, ainsi qu’un admirateur patenté du travail de Jean-Philippe Jaworsky ou de Guy Gavriel Kay… Sincèrement, je n’ai absolument rien à reprocher à Robert Jordan, David Eddings ou bien encore George Martin, que j’ai lus et appréciés en leur temps. Oui mais voilà, malgré la découverte de quelques pépites inoubliables (Wastburg de Cédric Ferrand, Aquaforte de K.J. Bishop ou bien encore Gagner la Guerre de J.P. Jaworsky), je peine à trouver des romans de fantasy qui correspondent à mes goûts d’aujourd’hui. Pour être parfaitement clair, je suis fatigué de lire des récits de héros sans peur et sans reproche destinés à sauver le monde du haut de leurs 17 ans, j’en ai par dessus la tête des prophéties venues des âges anciens et obscurs, des cartes du monde dessinées en début de volume et du bestiaire hérité de Donjons & Dragons. Ras-le-bol ! Alors certes, je schématise et j’use de raccourcis sans doute impardonnables pour certains, mais vous aurez compris l’idée. Cet agacement n’a rien d’inédit, et Ursula K. Le Guin l’évoquait dans un court essai publié en 1986, La théorie de la fiction-panier (The carrier bag theory of fiction), dans lequel elle incitait les auteurs à s’affranchir des récits héroïques, où prédominent souvent la violence et le conflit, pour renouer avec des histoires plus proches du quotidien et dont les personnages seraient plus humains et moins stéréotypés. Le Guin nous rappelle évidemment qu’il y a aussi du merveilleux dans les choses simples et que façonner nos mythes exclusivement sur la violence et la conquête confine irrémédiablement au tragique (apocalypse, holocauste) et donc conduit intrinsèquement à notre propre fin. 

    C’est la raison pour laquelle la découverte du premier roman de Claire Duvivier, Un long voyage, m’a fait l’effet d’un bain de jouvence littéraire. Voilà enfin de la fantasy qui sort un peu de sa zone de confort et se débarrasse de son clinquant decorum. Adieu magie, trolls, elfes et autres archimages, adieu adolescents héroïques sauveurs du monde et place à un récit plus profond, empreint d’une grande nostalgie et de thèmes forts comme la tolérance, l’altérité ou bien encore le long passage du temps. 



    Un long voyage est l’histoire de Liesse, mais aussi celle d’une certaine Malvine Zélina de Félarésie, dont il raconte avec émotion et retenue la vie à la fois magnifique et tragique, puisqu’il fut durant de nombreuses son assistant le plus proche. Le destin de Liesse est dès son enfance marqué par une épreuve difficile. A la mort de son père, il est confié par sa mère, désormais incapable d’assurer la subsistance de tous ses enfants, aux responsables du comptoir commercial de Tanitamo , la plus grande cité de l’Archipel. En réalité, Liesse a été cédé comme esclave, mais cette pratique a quasiment disparu et le petit garçon est élevé avec bienveillance par ses tuteurs. Il mène ainsi une vie parfaitement paisible au sein de la délégation impériale. Liesse se rend utile dès qu’il en a l’occasion et apprend même à lire et à écrire, faisant office de secrétaire auprès de son tuteur. Liesse grandit, se fait des amis et connaît même ses premiers amours, mais il sent bien que sa position est frappée d’une certaine suspicion. Il n’a par exemple pas le droit de se rendre sur son île natale car il est devenu lui-même tabou pour son village et sa famille. Alors qu’il sort tout juste de l’adolescence, la comptoir impérial connaît d’importants changements en accueillant une nouvelle rectrice, la jeune mais prometteuse Malvine Zélina de Félérasie. Sous son administration, à la fois ferme et intelligente, l’Empire ouvre un second comptoir et une ville nouvelle sort de terre sous les yeux ébahis des autochtones, assurant aux îles de rester grâce au commerce maritime, un passage obligé sur l’itinéraire des principales routes commerciales. Mais ses talents d’administratrice et de diplomate destinent Malvine à d’autres fonctions, après quelques années dans les îles, elle est nommée gouverneur de Solmeri, la province la plus méridionale de l’Empire. Quant-à Liesse, de désillusions amoureuses en déchirements amicaux, il se sent de plus en plus étranger parmi son peuple, tiraillé entre ses origines insulaires et son désir de devenir un véritable sujet de l’Empire. Aussi lorsque son tuteur, Merle, renonce à quitter le comptoire de Tanitamo pour accompagner Malvine, Liesse propose de prendre sa place de secrétaire auprès de la gouverneure. Mais les choses sont moins simples qu’elles ne paraissent car la cité-état de Solmeri a l’esclavage en horreur depuis plusieurs siècles et la position de Liesse risque d’être délicate à justifier. 



Difficile de ne pas convoquer Ursula K. Le Guin à la lecture d’Un long voyage, en premier lieu parce que le début du roman n’est pas sans rappeler l’univers maritime de Terremer, mais surtout parce qu’il s’inscrit dans une démarche très similaire à celle de l’auteure américaine. Une littérature proche de ses personnages et de leur quotidien, moins épique et plus humaniste, mais qui n’oublie pas pour autant que ces derniers font partie d’un long processus historique. En réalité, la réussite du roman tient à la parfaite conjonction entre la petite histoire (celle des personnages) et la grande Histoire. La chute de l’Empire, que l’on voit poindre et dont on comprend les fins mécanismes du déclin, les subtils basculements dans les rapports sociaux, la délicate texture de la matière historique dont on saisit les grandes lignes de force et les points de cassure dans la seconde partie du roman, nettement plus politique. Tout cela est passionnant car Claire Duvivier s’intéresse moins à la grandeur du destin de ses personnages qu’à la portée de leurs gestes et à la puissance de leurs témoignages. Le choix du point de vue n’est pas non plus anodin, l’histoire de Malvine est racontée à travers les yeux de Liesse, un personnage d’une grande sensibilité, profondément humble et modeste, qui s’interroge sans cesse sur la place qu’il occupe. Ce prisme confère à leurs destins croisés une grande humanité, qui irrigue le récit du début jusqu’à son chapitre final. Malgré le caractère tragique de la seconde partie du roman, l’ensemble reste étonnamment positif. La chute de cette civilisation, que l’on pensait inaltérable, est suivie d’une lente et belle reconstruction, dont les fondements reposent sur une compréhension mutuelle, favorisant ainsi la cicatrisation des vieilles blessures. Des ruines naît un monde nouveau, plein de potentialités et d’espoir.



Alors que la plupart des romans de fantasy reposent sur des ressorts narratifs longuement éprouvés (parcours initiatique du héros, quêtes et batailles épiques), Un long voyage explore des voies largement inédites et prend le lecteur à contrepied, le tout dans une narration d’une fluidité exemplaire et d’une évidence qui force le respect. C’est un récit d’une grande délicatesse et d’une rare finesse, à la fois puissant et émouvant, mais surtout porteur de sens. Claire Duvivier y aborde des questions fondamentales et universelles, qui entrent en résonance avec les propres interrogations du lecteur dans un discours empreint de tolérance et de compréhension mutuelle, dépassant les clivages et les rancœurs. Pour un premier roman, c’est carrément un coup de maître.

jeudi 18 février 2021

SF next gen : Gnomon, de Nick (je suis le fils de John Le Carré) Harkaway

 

Techno Thriller, dystopie, cyberpunk…. dans Gnomon le lecteur ne sait plus trop dans quel registre il évolue, mais est-ce vraiment important tant l’auteur semble se jouer de toute tentative de classification et mélange allègrement les influences, les genres et les références (culturelles, sociologiques, politiques voire même métaphysiques). A la lecture de cet étrange et fascinant roman, une question ne cesse de tarauder le lecteur, mais où Nick Harkaway souhaite-t-il nous mener ? Eh bien il faudra prendre votre mal en patience car la réponse n’est pas dans le premier tome de Gnomon et une fois la dernière page tournée, le mystère reste entier. 



Dès l’entame du roman, Nick Harkaway semble déjà bien s’amuser aux dépens du lecteur en lui proposant une énigme sous forme de code crypté. L’auteur livre quelques indices dans son roman, mais en ce qui me concerne le mystère reste entier, pour le moment. Ce que l’on sait c’est que la traductrice a également traduit ce message codé, qu’il n’y a que sept chiffres (donc pas de 0.8.9) distribués sur sept lignes de code et qu’au début du roman, le chiffre 4 a une grande importance. Bon courage ! Il y a cependant de fortes chances pour que ceci ne soit qu’un jeu, un petit bonus pour amuser le lecteur un peu curieux, qui ne devrait pas avoir d’incidence sur la compréhension globale du roman. Mais venons-en au fait, de quoi parle Gnomon ? Il s’agit d’un récit hybride censé se dérouler vers le milieu du XXIIème siècle, dans une Angleterre profondément transformée par les technologies de l’information et de la communication, où la monarchie parlementaire a laissé place à une démocratie directe incitant les citoyens à participer activement et régulièrement à la vie de la cité. En réalité le régime est contrôlé par un puissant système informatique, le Témoin, qui surveille en permanence la population par l’intermédiaire des millions de caméras connectées à travers le réseau, des objets dits intelligents et autres implants cybernétiques greffés directement sur le cerveau de la populace. Mielikki Neith, une inspectrice au service du Témoin et pro-système, est chargée d’enquêter sur le décès d’une certaine Diana Hunter, écrivaine dissidente morte à la suite d’un interrogatoire (une perquisition mentale plutôt). Mais alors qu’elle est censée pouvoir accéder aux données psychiques de Diana Hunter, Mielikki s’aperçoit que ses pensées profondes lui sont inaccessibles. A la place, elle a accès à trois mémoires différentes, sans lien apparent, comme si la victime avait dressé un paravent afin de brouiller les pistes. Et si l’imaginaire était notre ultime liberté et donc la plus précieuse d’entre toutes ? Dans un système hautement surveillé, où tous vos faits et gestes sont analysés et disséqués, quand le Témoin en vient à contrôler tous les aspects de votre vie, à coloniser le moindre recoin de vos pensées, l’imaginaire devient le seul mode de résistance, le dernier rempart à ce viol de l’esprit que tout le monde semble avoir accepté dans ce XXIIème siècle inquiétant. Mais était-ce là le seul projet de Diana Hunter ou bien s’agit-il d’une énième fausse-piste pour brouiller les cartes et cacher des motifs plus vertigineux encore. Quels liens Diana entretenait-elle réellement avec le Témoin ?



 Le lecteur est donc invité à découvrir ces trois récits assez différents, celui d’un trader grec qui accumule les succès sur le marché des placements financiers à haut risque, mais qui se sent traqué par un requin (la bonne blague !), l’histoire d’une alchimiste ayant vécu à l’époque de Saint-Augustin à qui l’on demande de résoudre un meurtre bien mystérieux et enfin le succès tardif d’un vieux peintre éthiopien reconverti dans les nouvelles technologies et les jeux vidéo. Quel rapport ? Mystère. Mais rassurez-vous il en existe forcément un et le facétieux Nick Harkaway livre quelques indices dans l’avant-dernier chapitre de ce premier tome. Sans forcément tout expliciter, loin de là, l’auteur laisse apercevoir un motif, ou plutôt un schéma complexe qui permet au lecteur patient d’assembler les premières pièces du puzzle. Je dis “patient” car durant plus de 350 pages, vous aurez bien du mal à comprendre où Nick Harkaway souhaite vous entraîner, d’autant plus que le roman n’est pas très simple d’accès, bourré de références érudites, d’idées brillantes qui fusent à une vitesse folle et de réflexion profondes, il nécessite une concentration de tous les instants, sous peine de décrocher rapidement. Mais une fois les enjeux cernés, le lecteur est littéralement ferré et avale les pages fébrilement, dans le secret espoir de mettre fin à cet insoutenable suspense.  


On l’aura compris, Nick Harkaway prend son temps pour poser son ambiance ainsi que les enjeux de son récit, mais pour résoudre cette intrigue et connaître les subtiles motivations de Diana Hunter, il faudra se tourner vers le second tome de ce passionnant et prometteur roman, dont la sortie est prévue pour le 3 mars 2021. Nous saurons alors si Gnomon est le brillant chef-d’oeuvre qu’il laisse entrevoir… ou juste un pétard mouillé. Je vous laisse deviner dans quelle direction mon jugement se dirige.

jeudi 11 février 2021

La ruée vers Dune

 Plus de cinquante ans après sa parution initiale, Dune reste à ce jour  le plus grand succès de la littérature de science-fiction à travers le monde. En France il semblerait, mais les chiffres sont toujours à prendre avec des pincettes, que, toutes éditions confondues, il s’écoulerait encore chaque année environ 15 000 exemplaires de Dune. Un succès sur le long terme qui avait fait dire en son temps à Gérard Klein (créateur et directeur de la collection Ailleurs & Demain), que Dune n’était pas un best seller….. mais un “long seller”. Aussi curieux que cela puisse paraître, Dune est pourtant une œuvre dont le succès reste à ce jour purement littéraire. Malgré deux adaptations vidéoludiques plutôt réussies, mais plus toute jeunes, un long métrage réalisé en 1982 par David Lynch (mais qui fut un échec cuisant au box office) et une mini-série  pleine de bonnes intentions mais un peu cheap, c’est plus ou moins le néant côté grand public (même si le jeu de rôle est devenu culte, cela reste un épiphénomène). Alors que Starwars n’en finit plus de séduire depuis quarante ans de nouveaux publics, d’être décliné à toutes les sauces et d’inonder le marché de produits dérivés, Dune reste dans l’ombre de l’univers de Georges Lucas, dont il est pourtant l’une des inspirations évidentes. 2020 était donc censée marquer le retour de la vengeance du rouleau compresseur marketing avec la sortie de l’adaptation cinématographique de Denis Villeneuve alors même qu’en France, les éditions Robert Laffont fêtaient le cinquantenaire de la traduction (assurée à l’époque par l’excellent Michel Demuth). Tous les paramètres étaient réunis pour que l’univers de Dune s’impose enfin auprès du grand-public, avec tout ce que cela représente bien évidemment en matière de retombées commerciales. Autant dire que le report du film de Villeneuve en 2021 a sans doute contrarié nombre de projets et autres plans marketing minutieusement pensés. 



Du côté des éditeurs, les hostilités ont commencé au mois d’octobre 2020 avec la sortie de l’édition collector de Dune chez Robert Laffont. Un travail honnête et nécessaire, avec pour l’occasion une révision de la traduction (à ne pas confondre avec une nouvelle traduction) et un objet livre franchement enthousiasmant pour le prix (couverture cartonnée, reliure de qualité et première de couverture sobre et soignée). De quoi remplacer sans trop se poser de question votre vieille édition pocket fatiguée par de multiples relectures. (ERRATUM : j'avais rapporté ici de mauvaises informations concernant la version numérique, on me signale que désormais la version électronique est équivalente à la collector, avec révision de traduction et préfaces. Mille excuses à l'éditeur pour cette erreur). A noter qu'il existe également  depuis janvier une édition brochée avec une nouvelle couverture d’Aurélien Police, sans compter le toilettage de l’édition de poche, chez Pocket, qui bénéficie non pas de la révision de la traduction, mais d’une nouvelle couverture d’un orange vif pour le moins discutable, mais sans doute très repérable parmi les nouveautés. A noter que la dénomination “collector” de cette édition poche est plus que trompeuse puisqu’elle est en outre expurgée des préfaces de Denis Villeneuve et de Pierre Bordage. De quoi faire râler quelques lecteurs, moins perdus qu’hypothétiquement floués par la stratégie commerciale de Robert Laffont et de Pocket. Enfin, chacun trouvera sans doute son bonheur dans l’une ou l’autre de ces offres..



Ce n’est pas tout puisque l’on recense au cours de ces trois derniers mois la sortie de pas moins de quatre études sur Dune. Tous ces livres se valent-ils ? Sont-ils partiellement ou totalement redondants ? Apportent-ils beaucoup de grain à moudre aux vieux baroudeurs de la SF, qui connaissent déjà bien l'œuvre ? Telles sont les questions que l’on est en droit de se poser avant de passer à la caisse. Nous ferons cependant l’impasse sur l’ouvrage Les visions de Dune : dans les creux et les sillons d’Arrakis de Vivien Lejeune, non pas en raison de son contenu, que je n’ai qu’assez rapidement survolé en librairie, ni même de ses qualités, sur lesquelles je ne me prononcerai pas. Le sommaire ne semblait tout simplement pas correspondre à ce que je cherchais, son approche étant, il me semble, assez peu centrée sur l’aspect littéraire de l’oeuvre pour privilégier les questions liées aux adaptations cinématographiques (celle, avortée, de Jodorowski, puis celle de Lynch), télévisuelles (la mini-série) ou vidéoludiques. Une approche respectable, mais qui me passionne moins, d’autant plus que certaines de ces questions sont traitées dans un autre ouvrage, à savoir Dune, le Mook.



Ouvrage collectif dirigé par Lloyd Cherry et co-édité par l’Atalante et Leha, Dune, le Mook a fait parler de lui en raison de son financement participatif, qui n’a pas manqué d’intriguer le fandom, mais également en raison de son ambition affichée, tant sur plan du contenu que du contenant. Abordant l’oeuvre sous tous ses aspects, l’ouvrage est très richement illustré et  bénéficie d’une attention jusque dans ses moindres détails (iconographie, choix du papier, mise en page, reliure, format, petit marque-page cadeau….). C’est indiscutablement un bel objet, qui s’adresse aux fans purs et durs et parvient sans trop de mal à séduire grâce notamment aux illustrations très réussies d’Adrien Police.  A noter que si vous avez le loisir de consulter ce mook et que la reliure vous paraît décollée, c’est parfaitement normal, il s’agit d’un choix de l’éditeur pour faciliter la lecture à plat du document (c’est ce qu’on appelle une reliure suisse). 



Bon très bien, mais le contenu est-il à la hauteur de l’emballage ? Tout d’abord l’ouvrage est indiscutablement très complet et convoque une belle brochette de spécialistes (journalistes, auteurs, universitaires, scientifiques…), mais en contrepartie la plupart des articles sont assez courts (une double page, sauf exception) et l’on reste parfois un peu sur sa faim. L’essentiel néanmoins y est, à défaut d’être très approfondi. C’est sans doute là le plus gros défaut de ce mook, à vouloir être trop exhaustif il finit par faire parfois du saupoudrage.  Il faudra alors aller lorgner du côté d’autres ouvrages de référence pour trouver un complément d’information, notamment pour la partie scientifique, qui fait du teasing avec des versions courtes d’articles publiés dans un autre ouvrage en version longue (cf. Roland Lehoucq. Le bélial). Un concept qui laisse légèrement dubitatif. On regrettera également la lisibilité pas toujours exemplaire de certains articles, liée au choix de l’encre et à la mise en page (texte couleur bronze sur fond crème, on a vu mieux en matière de contraste), ainsi que la qualité du papier, qui me paraît un peu fragile ; mais bon, sans doute était-ce une nécessité pour que ce mook garde un poids raisonnable.  Au rayon des contributions appréciées, j’avoue avoir lu avec grand intérêt les articles traitant de la genèse du roman de Frank Herbert, ainsi que les contributions consacrées aux personnages principaux de l’univers de Dune. Mention particulière à la participation de Catherine Dufour au sujet de Bene Gesserit et du féminisme, ainsi que dans la partie ciné, à l’article consacré au travail des scénaristes et au difficile passage du livre à l’écran. Pour ceux qui n’ont jamais vu le documentaire Jodorowsky’s Dune de Frank Pavich, l’article sur l’adaptation avortée du roman par le très fantasque Alejandro Jodorowsky est sans doute une pièce de choix.  Ne voulant pas trop déflorer le sujet, je n’ai pour ma part rien lu concernant l’adaptation ciné de Denis Villeneuve, auquel le mook consacre une bonne dizaine de pages, si ce n’est davantage. Mais les curieux en auront sans doute pour leur argent. 




Les fans restés sur leur faim à la lecture du contenu scientifique de ce mook, se tourneront donc vers un autre ouvrage pour satisfaire leur curiosité et leur soif de connaissance, à savoir le livre dirigé par Roland Lehoucq et publié dans la collection parallaxe du Bélial, Dune : exploration scientifique et culturelle d’une planète univers. Ce livre fait évidemment la part belle aux sciences dures, mais n’oublie pas pour autant le rôle capital des sciences sociales et de la philosophie dans la réflexion de Frank Herbert, les réfractaires aux disciplines aussi exigeantes que sont l'astrophysique, la thermodynamique ou bien encore la géologie y trouveront donc également de quoi se sustenter. Il faut dire que Roland Lehoucq a su parfaitement s’entourer par des spécialistes, qui font très largement la preuve de leurs compétences et de leurs qualités de vulgarisateurs.  Difficile de recenser de manière exhaustive les quatorze articles au sommaire, mais l’ouvrage débute avec des contributions plutôt centrées sur les questions scientifiques et techniques (viabilité des planètes et des systèmes de l’imperium, questionnement au sujet du voyage spatial et de la capacité des navigateurs de la guilde à replier l’espace, écosystème d’Arrakis et chimie des vers géants, la difficile question de l’énergie et l’aspect technique des distilles). J’avoue avoir été particulièrement intéressé par l’article concernant les distilles tant je trouve l’invention de Frank Herbert absolument fascinante, mais c’est uniquement une question de centre d’intérêt. L’article de Roland Lehoucq (“Des plis dans l’espace temps”) est sans doute un peu moins novateur dans le sens où ces questions ont déjà été traitées par le passé, mais pour les novices c’est sans doute une pièce de choix et comme à son habitude, l’auteur se montre particulièrement clair et pédagogue. Mention spéciale à l’article de Vincent Bontems intitulé “Penser l’innovation sur Arrakis” ; si le le titre paraît un peu obscur, le contenu est en revanche brillamment exposé et traite des antagonismes technologiques et culturels qui traversent de part en part l’univers de Dune. La question du progrès est donc au coeur de la réflexion de Frank Herbert, qui dissocie fortement innovation et progrès et dont la pensée est profondément irriguée par les questionnements de son temps. C’est donc l’occasion de recontextualiser l’épineuse question du Jihad Butlérien (au regard de la réflexion du philosophe des techniques Gilbert Simondon) afin de lui donner toute la profondeur qu’elle mérite. C’est tout bonnement passionnant et montre à quel point ce thème est d’une grande modernité et toujours d’actualité.  



La seconde partie de l’ouvrage traite des questions culturelles et sociales soulevées par le roman de Frank Herbert. On y aborde en premier lieu des questions de linguistique (“Exotisme et force linguistique”) à travers le prisme des nombreux néologismes inventés par Herbert, mais également l’épineux débat des talents d’écriture de l’écrivain américain. Les choses sont parfaitement remises en perspective dans le sens où Frank Herbert prouve toute l’étendue de sa maîtrise de la l’écriture et de la narration. L’invention de ces néologismes ne peut être dissociée de la capacité de Frank Herbert (et de son traducteur) à leur donner du sens au sein d’une phrase et à les introduire avec une grande subtilité pour façonner son univers. Ces néologismes sont donc des vecteurs du sense of wonder, une porte d’entrée vers un imaginaire puissant qui se dévoile peu à peu au lecteur sans devoir faire preuve d’un didactisme pesant. Evidemment ce sense of wonder passe également par des emprunts linguistiques à d’autres langues (la plupart arabo-islamiques ou sémitiques) qui permettent de colorer et de teinter d’exotisme l’univers de Dune, tout en lui donnant du sens puisque ces héritages plus ou moins anciens rappellent les origines des peuples qui composent l’imperium. L’article se termine enfin par quelques précisions sur la “Voix”, mais s’avère en la matière un peu moins convaincant. La question du féminisme, ou plutôt de la figure féminine, n’a évidemment pas été oubliée et l’article de Carrie Lynn Evans (“Femmes du futur : genre, technologie et cyborg”) traite brillamment cette question, même si le propos dépasse largement le cadre de Dune. Pour ceux qui s’interrogent sur les questions religieuses, et notamment sur les influences, les emprunts et les hybridations qui font du roman un syncrétisme assez fascinant les différentes religions actuelles, l’article de de Fabrice Chemla (“Dieu, l’empereur et le reste”) est un passage obligé, l’auteur y explicite de nombreux termes parfois obscurs pour le lecteur (surtout lorsqu’il s’agit de néologismes religieux). On ne pourrait pas évoquer Dune sans aborder sérieusement le thème de la préscience, appréhendée en l’occurrence comme un paradoxe dans l’article de Frédéric Ferro (“Les futurs contingents : science et préscience dans Dune”) car il est clair que la notion de préscience soulève de graves problèmes à la fois logiques, philosophiques et même physiques (en matière d’espace-temps notamment). Honnêtement, il s’agit là d’un article assez vertigineux et complexe, mais qui permet de saisir à quel point Frank Herbert avait poussé loin sa réflexion sur le sujet pour donner cohérence à son univers.  Accessoirement, l’article permet également d’expliciter certaines réflexions de Paul dans le Messie de Dune et les choix qu’il effectue au sujet du sentier d’or, tout comme il éclaire les craintes qui sont celles de Leto II et qui le poussent notamment à fusionner avec les truites des sables pour devenir l’empereur-dieu tyrannique que l’on connaît. Il s’agit là, à mon sens, d’une contribution indispensable à la compréhension des lignes de force qui traversent de part à part l'œuvre de Frank Herbert.  Enfin, dans l’ultime et dernier article de cet ouvrage (“Dune : un mélange historique, politique et romanesque”), Christopher Robinson se propose d’analyser Dune comme une oeuvre politique en phase avec les courants et les lignes de fracture de son temps (comparaison entre le monopole de l’épice et celui du pétrole, influence de la beat generation sur le plan spirituel ou en matière d’expériences psychédéliques….). Le point le plus important à mon sens est que l’article met fin à l’idée selon laquelle Dune serait un roman manichéen illustrant la lutte du bien (Les Atréides) contre le mal (les Harkonnens), alors qu’une analyse plus fine démontre que le roman est un mélange d’idéologie et d’éthique qui reflète les conflits de son époque (guerre froide et McCarthysme). Une analyse fine de l’oeuvre montre par ailleurs que les Atréides ne sont en aucun cas des parangons de  vertu (cf. le portrait du grand père de Paul, l’inflexibilité de Leto on bien encore le comportement vengeur de Paul, qui peut dans certains cas se montrer d’une rare cruauté), le baron Harkonnen lui-même n’est pas aussi monolithique qu’on veut bien le croire. Logique dans un roman où le mal est surtout l’incarnation des nécessités politiques. 




Nous terminerons donc cette recension par le livre de Nicolas Allard, Dune : un chef-d’oeuvre de la science-fiction, publié chez Dunod. C’est une publication pour laquelle j’avais beaucoup d’attentes, trop sans doute, et je ne vous cache pas que j’ai été un peu déçu. J’attendais clairement un ouvrage analysant de fond en comble l’oeuvre sur un plan littéraire un peu poussé et soyons honnête je ne suis sans doute pas la cible de Nicolas Allard, qui a probablement voulu s’adresser à un public un peu moins familier de l’oeuvre de Frank Herbert. L’ouvrage ne démérite pas et certaines analyses sont intéressantes. Par exemple, les liens avec Starwars sont clairement démontrés, bien qu’à mon sens parfois un brin capillotractés, mais il me semble que l’auteur s’attarde sur cette question un peu longuement au détriment d’autres aspects de l’oeuvre.  La partie consacrée à la genèse de Dune est également bien documentée, même si les fans purs et durs n’y apprendront sans doute rien de bien nouveau. L’analyse des thèmes qui traversent le travail de Frank Herbert sur Dune est à mon sens la contribution la plus intéressante de Nicolas Allard, c’est une bonne synthèse des questionnements que soulève Herbert tout au long de son travail. La question écologique fait l’objet d’une analyse qui, il me semble, adopte un angle très juste dans le sens où Nicolas Allard cerne de manière assez fine  les lignes de fracture qui sont au coeur du roman et pointe très justement l’aspect extrêmement avangardiste de Frank Herbert sur le thème de l’écologie. Dans les années soixante, le respect de la planète, la nécessité de se montrer humble face à la nature, l’idée profonde que c’est à l’homme de s’adapter à la planète et non l’inverse…. tout cela n’avait encore rien d’une évidence. J’ai en revanche été nettement moins convaincu par le chapitre consacré au Jihad, qui passe un peu à côté de son sujet (cf. l’article de V. Bontems cité plus haut), même s’il soulève quelques points fondamentaux (notamment les questions liées à la Missionaria Protectiva et au statut de prophète - le parallèle avec La Boétie est franchement très pertinent). La partie consacrée au rôle des femmes dans l’oeuvre d’Herbert n’est pas dénuée d’intérêt, mais l’analyse me semble quelque peu légère et l’auteur reste souvent à la surface de la question. Il n’est pas inintéressant de choisir les personnages féminins les plus emblématiques du roman et de questionner leur rôle, mais l’on aurait aimé une analyse un peu plus poussée sur l’ordre du Bene Gesserit, sur la place des femmes dans l’univers de Dune et dans le discours de Frank Herbert, loin d’être toujours univoque. Le chapitre, consacré à la figure du héros, incarné par Paul, ne démérite pas non plus, mais très honnêtement ça respire un peu trop la paraphrase. Bref, ce livre de Nicolas Allard souffre des défauts de ses qualités, s’il se montre très pédagogique et simple d’accès, il ne satisfera pas les lecteurs qui connaissent déjà bien l’oeuvre de Frank Herbert et souhaiteraient une analyse profonde et poussée de l’univers de Dune. En l’état il me semble que c’est un livre qui propose un bon parcours pédagogique pour un enseignant qui souhaiterait étudier Dune avec une classe de lycée, plutôt qu’un ouvrage qui ouvrira des pistes nouvelles aux fans purs et durs, qui connaissent le cycle sur le bout des doigts. 



Au terme de cette recension, il paraît donc difficile de faire un choix unique et définitif. Tous ces ouvrages ont des qualités indéniables mais également quelques faiblesses. En fonction de vos attentes, il faudra vous orienter vers l’un ou l’autre de ces livres (voire plusieurs), mais l’ouvrage ultime sur Dune, à la fois critique et amoureux, n’existe probablement pas. En ce qui me concerne Dune, le mook et surtout l’ouvrage dirigé par Roland Lehoucq au Bélial, forment une association que je trouve très complémentaire ; mon côté fan est évidemment séduit par le mook, par la richesse de son iconographie et des thèmes qu’il aborde, mais sur le fond c’est bien l’ouvrage dirigé par Roland Lehoucq qui s’avère le plus riche et le plus intéressant pour le lecteur qui cherche à mieux comprendre les mécanismes profonds qui font la puissance et la qualité de l’oeuvre de Frank Herbert. 





lundi 8 février 2021

Polar de l'espace : Emissaires des morts, de Adam Troy Castro

 

En dehors d’une poignée de nouvelles traduites dans la revue électronique Angle mort, Adam Troy Castro reste en France un illustre inconnu. Pourtant, l’auteur américain s’est montré extrêmement productif au cours des vingt dernières années, publiant une vingtaine de romans et cinq recueils de nouvelles aux Etats-Unis, dans le domaine de la science-fiction et du fantastique. Pour quelles raisons un auteur aussi prolifique et récompensé par de multiples prix (Nebula, Hugo, Bram Stoker ou Philip K. Dick) n’avait jusqu’à présent jamais été traduit en France, grand mystère, mais toujours est-il que la collection Albin Michel Imaginaire a décidé de combler cette lacune en publiant le cycle d’Andrea Cort. Le premier volume, regroupant quatre nouvelles et un roman, est sorti en janvier 2020, le second volume devrait paraître, si tout va bien, au mois de juin. Comme l’explique l’éditeur Gilles Dumay dans sa petite note introductive, la collection aurait pu faire le choix de ne traduire que le roman Emissaires des morts (Prix Philip K. Dick), qui peut parfaitement se lire indépendamment, mais l’intérêt de cette série c’est qu’elle développe au fil des textes le personnage d’Andrea Cort, enrichissant son histoire personnelle, lui donnant ainsi toute la profondeur et la complexité nécessaire. C’est la raison pour laquelle l’éditeur a choisi de publier ces quatre excellentes nouvelles présentées dans l’ordre chronologique (“Avec du sang sur les mains”, “Une défense infaillible”, “Les lâches n’ont pas de secret” et “Démons invisibles”), qui permettent de mieux cerner les enjeux du roman. Bref, un excellent travail éditorial de la part de Gilles Dumay, ce dont personne ne doutait. 



Au premier abord, la série Andrea Cort pourrait apparaître comme un simple space opera puisqu’elle se déroule dans un univers où l’humanité a colonisé une partie de la galaxie, mais dans sa soif d’extension elle a trouvé sur son chemin d’autres civilisations avancées. La confédération Homosap comme elle se définit elle-même, a donc dû malgré ses nombreuses dissensions et ses conflits internes, présenter face à ces civilisations extraterrestres  sentientes (capables de réfléchir et de ressentir pour simplifier) un visage unique et une idéologie dominante, le système mercantile. Il ne faut guère faire d’effort pour comprendre que les mondes colonisés par les terriens l’ont été selon une logique purement capitaliste et dans l’objectif d’exploiter les ressources de ces mondes de la manière la plus efficiente possible sur le plan économique, à défaut de l’être sur le plan humain.  Les conditions de vie y sont la plupart du temps effroyables, même si l’auteur laisse entendre que certains mondes peuvent paraître plus accueillants, voire même frôler l’utopie. Pour coordonner sa politique extérieure et ses relations avec les autres civilisations extraterrestres intelligentes, pas toujours à même de se comprendre, l’humanité dispose d’un corps diplomatique destiné à gérer les conflits éventuels et à arrondir les angles lorsque la situation est en passe de dégénérer. Ce corps diplomatique est une administration quelque peu rigide, constituée d’ambassades disséminées sur des milliers de mondes pas toujours très accueillants et sources d’immanquables problèmes. Le facteur humain intervient quasiment systématiquement dans ces problématiques en apparence inextricables et c’est en général à ce moment crucial qu’intervient Andrea Cort, représentante du procureur général pour le compte du corps diplomatique. 



Traumatisée au cours de son enfance par une tragédie qui se déroula sur son monde natal, Andrea, privée de ses parents, purgea de nombreuses années en centre de détention pour mineur, convaincue par la justice d’avoir participé au massacre d’une autre espèce sentiente peuplant sa planète (alors qu’elle n’avait que huit ans). En raison de son intelligence exceptionnelle et de sa conduite irréprochable en détention, le Corps Diplomatique proposa à Andrea, désormais devenue adulte, de racheter sa peine. En échange de ses services à vie, elle est désormais autorisée à mener une vie quasiment normale et à exercer son métier de juriste à travers les différents mondes habités. Cet enrôlement forcé, conjugué à de nombreuses années de réclusion, ont fait d’Andrea un être profondément misanthrope, solitaire et peu enclin à susciter la sympathie. D’une froideur quasiment pathologique, Andrea repousse toute forme de relation de proximité, elle mange seule, dort seule et on ne lui connaît pas d’amis. Même la compassion légèrement affectée de son supérieur hiérarchique l’insupporte au plus haut point. La contrepartie de ce caractère en apparence associal, c’est qu’Andrea est une professionnelle hors-pair, une bête de travail à l’intelligence acérée et au sens de l’observation redoutable. Rien ne lui échappe, aucune contradiction, aucun détail ne se dérobent à son analyse et à la rigueur de ses enquêtes  Une fois ferrée, sa proie à peu de chance de lui échapper. La question qui se pose néanmoins concernant Andrea, c’est de déterminer dans quelle mesure une jeune femme aussi peu en phase avec ses semblables, aussi critique vis à vis du système et de ses nombreux travers, est capable de comprendre aussi finement et aussi intelligemment les relations humaines…. mais également les réactions et les problématiques de communication liées aux relations avec des espèces extraterrestres. C’est certainement l’une des grandes forces du personnage, mais aussi toute l’intelligence de ceux qui l’emploient, d’avoir compris que cette singularité, cette capacité à réfléchir en dehors de toute convention et à refuser d’intégrer le système étaient la clé de la réussite d’Andrea dans les missions qu’on lui confie. 



Difficile de résumer à la fois les quatre nouvelles du recueil ainsi que le roman sans tomber dans le travers de l’inventaire ou de la nomenclature, peut-être aurait-il fallu écrire deux critiques séparées pour ne pas faire trop long. Toujours est-il que les textes mettant en scène Andrea Cort répondent souvent au même schéma narratif, qui peut paraître légèrement répétitif, mais seulement en surface (après tout, c’est propre aux séries policières également, personne n’ira reprocher à Colombo de reposer épisode après épisode sur la même structure). La question de l’altérité est l’un des thèmes centraux de la série, si ce n’est le principal, les enquêtes de Maître Cort auraient évidemment beaucoup moins d’intérêt si elles ne mettaient en scène que des humains. Ce qui titille l’imagination c’est évidemment la rencontre avec des civilisations extraterrestres, avec d’autres cultures et d’autres manières de penser. Certains espèces sont plus ou moins anthropomorphes dans leurs réactions et dans leurs relations avec les humains, mais d’autres sont au contraire beaucoup plus originales comme celle à laquelle Andrea a affaire au cours de sa première mission (“Avec du sang sur les mains”), civilisation extrêmement avancée sur le plan technologique, mais pour qui la notion de violence est parfaitement étrangère (donc espèce littéralement fascinée par les humains, dont le comportement est propice à tous les débordements). Plus étonnant encore, dans “Démons invisibles”, Andrea se rend sur la planète des Catarkhiens, une espèce considérée comme sentiente, mais avec laquelle personne n’a jamais réussi à communiquer. Incapables de voir ou d’entendre, parfaitement étrangers à toute forme de douleur, les Catarkhiens ne peuvent avoir d’interactions qu’avec les membres de leur espèce et paraissent isolés de toute forme de communication extérieure. Hors, l’un des membres de la mission diplomatique envoyée sur cette planète a littéralement massacré et démembré l’un de ces extraterrestres, avec une cruauté et une férocité peu communes. Comment juger un crime dont les autochtones semblent eux-mêmes parfaitement inconscients, sur quels critères condamner le meurtrier ? Tel est le défi qu’Andrea devra relever. Les confrontations avec ces nombreuses civilisations E.T. sont l’occasion de mettre les hommes en face de leurs propres atrocités, de leurs nombreux errements et autres contradictions. Au fond, ce qu’Adam Troy Castro interroge, c’est notre propre humanité, ce qui fait de nous des êtres humains et si cette notion d’humanité est si méritante qu’on veut bien le clamer à la face de l’univers. Cette profonde critique est portée par Andrea, qui se considère elle-même comme un monstre, de par son comportement lors du massacre des Bocaïens (sa planète d’origine), mais également par le regard qu’elle porte sur le personnage froid et peu sociable qu’elle est devenue. Andrea n’aime pas ses semblables parce qu’elle-même se fait horreur et que sa propre monstruosité (un enfant qui tue est un monstre) fait écho à celle des hommes. Il faudra attendre le roman Émissaires des morts pour que ce regard évolue et qu’un autre thème important, et déjà abordé dans la nouvelle “Les lâches n’ont pas de secret”, fasse surface, celui du libre-arbitre. Dans ce récit, Andrea doit se rendre sur la planète particulièrement inhospitalière, où un humain a commis un crime à l’encontre de l’espèce autochtone. Condamné à une lente agonie par étouffement, le suspect suggère à Andrea d’étudier une spécificité du droit local, qui consiste à libérer le coupable en échange d’une soumission totale de son cerveau. Il échappe donc à la mort, mais ne pourra plus jamais exercer son libre arbitre. Évidemment, ce que craint Andrea, c’est qu’un tel jugement puisse établir un cas de jurisprudence.



On retrouve cette question du libre-arbitre au cœur de Émissaires des morts, dans ce roman la première chose qui surprend, c’est qu’Adam Troy Castro change de style de narration pour employer la première personne du singulier. C’est donc directement à travers les yeux d’Andrea que l’on découvre cette nouvelle enquête, construite sur le même schéma que les précédentes (un crime à résoudre en territoire hostile, avec pour mission impérative de ne froisser ni les uns ni les autres, une enquête minutieuse et une résolution finale pleine de panache et d’intelligence). Les références sont ici aussi multiples, on pense évidemment au bureau des sabotages de Frank Herbert, mais également à Un cas de conscience de James Blish ou bien encore à Jack Vance pour l’action et le sense of wonder. Cette fois Andrea est envoyée sur un monde artificiel créé et géré par les IA Sources. Sur Un un un, les IA ont créé plusieurs espèces vivantes par génie génétique, l’une d’entre elles, les Brachiens, vit littéralement suspendue à des frondaisons immenses au-dessus du vide. Ces êtres intelligents et capables de parler le langage standard, sont d’une lenteur remarquable et passent une grande partie de leur vie à se déplacer et à se nourrir des fruits étranges et un peu insipides qui poussent dans leur environnement (on a vu mieux comme jardin d’Eden). Sur Un, un, un, seule une délégation d’humains a été admise à titre expérimental, mais deux meurtres ont eu lieu au sein de la mission diplomatique. Andrea doit impérativement résoudre cette affaire sans compromettre les relations avec les IA Sources. Comme dans les nouvelles précédentes, Adam Troy Castro brasse ses thématiques favorites, comme l’altérité, l’origine du mal ou bien encore la notion de libre arbitre, mais l’auteur pousse un cran plus loin sa réflexion, attribuant un rôle plus important à ces fameuses intelligences artificielles, jusqu’à présent restées un peu en retrait, mais pourtant fondamentalement impliquées dans le système mercantile. Ces IA en réalité omniprésentes, voire omnipotentes, laissent entrevoir la nouvelle direction que semble emprunter la série Andrea Cort, mais elles ne sont pas sans rappeler le programme conscience de Frank Herbert et ses IA jouant les divinités créatrices…. et manipulatrices. 



Remarquablement écrite et construite, la série Andrea Cort est une lecture plus que recommandable. C’est à la fois extrêmement divertissant, intelligent, bourré de références et de réflexions passionnantes propres à la SF. Le systématisme employé par l’auteur en matière de narration ne me paraît pas gênant, tant il est servi par un propos d’une rare finesse et d’une belle inventivité, qui sait par ailleurs rester toujours parfaitement accessible. De la SF comme on aimerait en lire plus souvent, chapeau bas !

mercredi 3 février 2021

SF next gen : Trop semblable à l'éclair, d'Ada Palmer

 

A quoi ressemblera le monde dans 1000 ou 2000 ans, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la plupart des romans de SF se déroulent dans un futur relativement proche, parfois indéterminé mais rarement très éloigné de notre présent. Evidemment, il existe de nombreuses exceptions, dont Dune qui se déroule plus de 10 000 ans après notre ère, ou Fondation (22 000 ans). L’une des difficultés à s’éloigner ainsi de notre présent, c’est de perdre ce qui fait la spécificité du discours de la science-fiction, à savoir interroger le futur pour mieux comprendre et interpréter notre propre époque. Alors, il existe une alternative qui s’affranchit de cet écueil et qui consiste à écrire un roman postapocalyptique. D’ailleurs, si l’on observe l’évolution actuelle de nos sociétés, c’est peu ou prou ce qui nous pend au nez. Mais sans aller vers cet extrême, imaginer ce que deviendra l’humanité dans ne serait-ce que 500 ans n’a rien d’une évidence tant nos sociétés modernes paraissent instables et en perpétuelle mutation. Certains auteurs de SF, comme Vernor Vinge, ont même mis en avant le concept de Singularité. A savoir qu’au-delà d’un certain niveau technologique, les évolutions, notamment en matière d’intelligence artificielle, sont impossibles à déterminer car bien trop imprévisibles et rapides, celles-ci s’auto-alimentant sans même avoir désormais besoin du concours de l’homme. On laissera à Vernor Vinge la paternité et la responsabilité d’une idée pas forcément partagée par ses confrères scientifiques, mais elle donne un aperçu de la difficulté qu’il peut y avoir à appréhender un futur très éloigné. Cette difficulté ne semble pas avoir le moins du monde inquiété Ada Palmer, qui dans Trop semblable à l’éclair, son premier roman, imagine l’évolution sociale et technologique de l’Humanité dans un peu moins de 500 ans. Camarades, accrochez-vous bien car dans le premier volume d’une série (Terra Ignota) qui devrait en comporter quatre autres, Ada Palmer ne ménage pas son lecteur tout au long des 650 pages de cet impressionnant récit. A noter que les deux premiers tomes du cycle forment un diptyque qu’il est préférable de lire successivement, d’une part parce qu’à la fin de Trop semblable à l’éclair vous ne serez arrivé qu’à la moitié de cette histoire, d’autre part parce que cet univers est incroyablement complexe et nécessite beaucoup d’efforts et de concentration pour en saisir toutes les subtilités ; il serait dommage d’avoir oublié trop d’éléments de compréhension entre vos deux lectures. 



Nous sommes en 2454 et après de multiples conflits, qui ont failli signer son anéantissement, la Terre s’est radicalement transformée. Grâce à l’invention de la voiture volante, chaque point du globe est devenu accessible en moins de deux heures de vol. Ce rapport au temps et aux distances a ainsi radicalement modifié notre organisation sociale. Les Etats-nations se sont progressivement effacés au profit d’une vie collective non plus fondée sur la nationalité des individus, mais sur leurs goûts, leurs orientations politiques ou idéologiques. Dix milliards d’êtres humains  se divisent désormais en sept grandes “Ruches” aux idéaux bien distincts  (les très stricts Maçons, les bienveillants Cousins, les Utopistes tournés vers les étoiles, les Humanistes avides de dépassement de soi, les plus cérébraux Gordiens ou bien encore les très terre à terre Européens et Mitsubishi), la cellule familiale traditionnelle a explosé au profit des bashs, ces communautés où les gens se regroupent par affinités pour élever leurs enfants, et la religion a fait l’objet d’une prohibition presque totale, renvoyée à sa dimension personnelle ; il est ainsi strictement interdit de parler de religion à plus de deux personnes. C’est la raison pour laquelle existent des Sensayers, sorte de confesseurs privés à mi-chemin entre le prêtre et le psychanalyste. Chaque individu est également relié à un réseau de traceurs, ces petits appareils personnels chargés de faciliter les communications et d’indiquer en temps réel la position de tout un chacun. La question du genre a bien évidemment également évolué, pas question de désigner un être humain par son sexe, d’autant plus que certains prennent un malin plaisir à brouiller les pistes par leur accoutrement ou parfois même par des évolutions physiques (génétiques ou chirurgicales). Au lecteur de déterminer si le personnage est un homme ou une femme, quitte à se rendre compte deux cents pages plus loin qu’il s’était littéralement fourvoyé, ou bien à s’en affranchir (ce que personnellement j’ai fini par faire). Mais nous reviendrons un peu plus loin sur cette question. Dernier point et pas des moindres pour comprendre le mode de pensée de nos futurs descendants, la philosophie des lumières semble avoir imprégné très profondément une société qui se veut utopique et éclairée. Ne vous étonnez donc pas de croiser régulièrement dans les dialogues, des références explicites ou implicites à Rousseau, Voltaire ou bien encore Diderot (bon, et à Sade lors d’un chapitre d’anthologie). 



L’ensemble est donc à la fois riche et complexe à appréhender, Ada Palmer s’adressant directement à l’intellect du lecteur plutôt qu’à son ressenti ou à ses émotions. Il vaut mieux donc avoir de solides références dans le domaine des humanités pour saisir toutes les implications des références que l’auteure dissémine tout au long de son roman. Consciente de la difficulté que cela peut représenter, Ada Palmer ne réussit pas toujours à éviter l’écueil du didactisme et il n’est pas rare qu’elle cède à quelques explications un peu pesantes, qui alourdissent indiscutablement son récit. Arrivé à ce stade du texte, vous vous dites tout de même que vous n’en savez pas beaucoup plus sur le scénario de Trop semblable à l’éclair…. et vous aurez raison. Mais c’est à l’image de ce roman, qui met beaucoup de temps à progresser dans son intrigue ; sur les 650 pages du texte, je dirais que les 300 premières servent à l’exposition de l’univers. En poussant la logique un peu plus loin, on pourrait même affirmer que le roman est dans son intégralité un volume d’exposition. D’où son côté un peu frustrant. 



Mais venons-en au fait. Le récit est raconté par un certain Mycroft Canner, individu que l’on sait rapidement peu recommandable car condamné à une peine de “Servant”. Une sorte de liberté conditionnelle qui l’oblige en contrepartie à remplir des missions d’intérêt général, du ramassage des ordures à la corvée de chiottes, rien ne lui est épargné. Sauf que Mycroft, dont on sait assez peu de choses, a l’oreille des puissants. Tout au long de son récit, il ne cesse de croiser les Grands de ce monde. Les dirigeants des Ruches font régulièrement appel à ses services et Mycroft dispense volontiers ses conseils, avec un mélange de servitude affectée et de roublardise. Cet homme cache des choses, c’est une évidence. Donc Mycroft, est au service de l’un des bashs les plus puissants de la planète, puisqu’il a la charge du réseau de voitures volantes. A priori au-dessus de tout soupçon, le bash Saneer-Weeksbooth est mêlé, à l’insue de son plein gré, à une sombre histoire de vol et doit faire face par ailleurs à une série d’accidents de voitures volantes, un événement extrêmement rare… et donc très perturbant. Mais quel est exactement l’objet du délit. A priori rien qui puisse changer la face du monde, un simple article publié par l’un des plus puissants journaux de la planète (associé à la Ruche Mitsubishi), contenant la liste des sept-dix. En gros la liste des dirigeants les plus puissants du monde. Chaque journal publie annuellement une liste similaire et le palmarès détermine quelles seront à l’avenir les Ruches les plus attractives et donc à terme les plus puissantes puisqu’elles attireront en conséquence des citoyens toujours plus nombreux. De quoi faire basculer l’équilibre du monde. Pour résumer, cette liste fait la pluie et le beau temps en matière de politique internationale. Mais ce n’est pas terminé car ce petit coquinou de Mycroft cache un secret bien plus considérable, il est en effet le protecteur d’un garçon d’à peine 13 ans, capable de réaliser de véritables miracles (oui, comme changer l’eau en vin et multiplier les petits pains). Une véritable petite bombe dans une société où, rappelons-le, toute forme de religion a définitivement été bannie de la sphère publique. Plusieurs pistes s’ouvrent donc dès l’entame du roman. Le vol de la liste des sept-dix et les accidents de voiture volante sont-ils liés ? Qui a donc pu commettre un tel crime ? Pour quelles raisons ? Qui est donc ce jeune prodige aux pouvoirs mystérieux et dans quelle mesure peut-il renverser l’ordre établi ? Et enfin, question subsidiaire mais néanmoins essenteille : putain mais qui c’est ce Mycroft bordel ?



Inutile de tourner autour du pot, le roman d’Ada Palmer est dense, très dense même et assez peu facile d’accès. En revanche il est d’une richesse assez folle et d’une inventivité qui force le respect. On ne peut qu’admirer la capacité de l’auteure à imaginer un univers aussi riche, aussi complexe et pourtant parfaitement cohérent. La contrepartie c’est que vous allez en baver pendant une centaine de pages (voire davantage) et parfois ne pas tout comprendre. Mais progressivement l’univers se met en place et fait sens, à un moment ou à un autre. Je vous cacherai pas que le roman contient quelques longueurs et des dialogues parfois un peu nébuleux, mais bien moins qu’on aurait pu le croire car la narration reste relativement dynamique et plutôt inventive (mêlant des phases dialoguées à la manière du théâtre, des phases de narration plus classiques, des apartés du narrateur avec son lecteur ou même des extraits de rapport ou de compte-rendu). En revanche, quelques détails demeurent agaçants comme cette confusion que la narration entretient au sujet du sexe des personnages, dont on ne sait jamais s’ils sont des hommes ou des femmes. Lors des dialogues, les personnages ne sont pas genrés et l’auteure emploie le pronom personnel “on” (pour il ou elle) ou “ons” (pour ils ou elles), Mycroft en revanche emploie des pronoms genrés, mais nous oriente régulièrement  sur des fausses pistes (pas vraiment fiable le gars). Ce n’est que parfois 200 pages plus loin dans le récit que l’on se rend compte que le personnage dont on croyait qu’il s’agissait d’un homme, est en réalité une femme. Ce n’est pas tant qu’il est perturbant de ne pas connaître exactement le sexe des personnages, à la rigueur on s’en fout un peu, mais à la lecture, l’emploi du “on” oblige parfois le lecteur à relire deux fois la même phrase pour savoir exactement de quel personnage l’auteur parle. C’est pénible car cela nuit un peu à la fluidité de la lecture, mais ceci dit, on finit par s’y habituer. Chapeau bas tout de même à la traductrice Michelle Charrier, qui a certainement dû beaucoup transpirer sur cette traduction. Autre élément un peu poussif, la multiplicité des personnages et des titres/fonctions (souvent nébuleux) n’aide pas à structurer l’histoire, il faut un certain temps avant de repérer qui est qui, qui fait quoi, qui appartient à quelle faction…… prise de tête garantie avant que la lumière n’éclaire le lecteur. 



Bon, mais au final, c’est bien ou pas Terra Ignota ? Alors à l’issue de ce premier tome il est assez difficile de répondre précisément car ce premier volume ne contient que la moitié de l’histoire de Mycroft Canner. Il n’en demeure pas moins que l’univers d’Ada Palmer est assez fascinant,  l’auteure fait preuve d’un talent indéniable dans l’architecture de son récit en plus de faire étalage de son immense culture et , malgré quelques défauts de narration et un style parfois un peu lourd, l’ensemble reste brillant et passionnant.