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mardi 8 octobre 2013

Fantasy celtique : Même pas mort, de Jean-Philippe Jaworski

Faut-il encore présenter Jean-Philippe Jaworski ? Révélé grâce à un premier recueil de nouvelles étonnant de maîtrise, Janua Vera, confirmé avec la publication du non moins excellent Gagner la guerre, Jean-Philippe Jaworski est devenu en l’espace de deux publications un auteur incontournable pour les amateurs de fantasy, dont il est désormais l’un des fers de lance en France. Autant dire que son nouveau roman, première partie d’une future trilogie, était attendu par des hordes de fans, au premier rang desquels figure évidemment votre serviteur (en excellente position au demeurant). A la lecture des critiques qui n’ont pas manqué de fleurir assez rapidement sur le Net, j’avoue avoir été très étonné, certes les bons papiers ont été légion, mais ici et là quelques avis discordants ont introduit des grains de sable dans une mécanique littéraire qui paraissait pourtant bien huilée. Trop obscur, construction narrative alambiquée, contexte historique hermétique, vocabulaire trop riche et langue bien trop travaillée, voici un bref florilège des remarques les moins élogieuses concernant Rois du monde : Même pas mort. Vous êtes désormais prévenus, le nouveau roman de Jean-Philippe Jaworski est un pur régal, mais il se mérite et il faudra au lecteur consentir quelques efforts pour ne serait-ce qu’en effleurer toute la richesse. Non pas que le roman soit élitiste ou profondément hermétique, mais peut-être révèle-t-il seulement la méconnaissance profonde du grand public en ce qui concerne l’histoire et la culture de la civilisation celte. Loin de moi l’idée de faire preuve de pédantisme, mais cette période historique n’est jamais réellement abordée dans les programmes scolaires (ni même quasiment à l’université), comme si le fameux incipit “nos ancêtres les Gaulois” suffisait à résumer plusieurs siècles d’histoire (ou de proto-histoire s’il l’on préfère). Pour quelles raisons la civilisation celte fait-elle figure de parent pauvre des programmes scolaires ? Mystère, mais peut-être les récents progrès de l’archéologie et de l’histoire dans ce domaine inverseront-ils la vapeur pour qu’enfin nous ne soyons plus seulement tributaires de la vision des vainqueurs de la guerre des Gaules. Donc disais-je, ce manque de proximité avec la matière historique principale (contrairement à d’autres périodes comme l’Antiquité greco-romaine, la féodalité ou bien encore la seconde guerre mondiale, rabâchées à l’envi de l’école primaire jusqu’en terminale) explique probablement en grande partie cette difficultés qu’éprouvent certains lecteurs à se plonger dans le contexte du roman, qui se déroule vers la fin du premier âge du fer, probablement vers 600 avant notre ère, à l’époque d’un certain Ambigat, roi des Bituriges (peuple gaulois ayant dominé la région située entre la Loire et la Garonne actuelles), dont l’historicité n’est pas complètement attestée en dehors des sources greco-latines (Tite-Live, Histoire romaine - Livre V, 34). Alors même que Rome n’est qu’une bourgade à l’importance politique et militaire toute relative, la civilisation celtique est florissante et rayonne à travers une grande partie de l’Europe de l’Ouest et de l’Europe continentale. Les Celtes maîtrisent la métallurgie et en particulier le fer, construisent des cités, des routes, développent le commerce, passent pour être des maîtres dans la confection de tissus ou de bijoux… leur civilisation est donc riche et complexe, mais elle est restée trop longtemps méconnue.
C’est dans ce contexte historique que Jean-Philippe Jaworski a décidé d’inscrire son roman, prenant pour base de départ l’enfance et l’adolescence de deux héros Gaulois, Bellovèse et Ségovèse, dont l’historicité demeure toute relative (cf. Tite-Live) mais dont l’importance sur le plan mythologique est considérable. Selon la légende, à l’invitation de leur oncle Ambigat, les deux frères seraient partis avec une forte délégation de Bituriges conquérir de nouveaux territoires afin de faire baisser la pression démographique sur le territoire d’origine de ce puissant peuple gaulois. Bellovèse serait donc parti vers l’Italie et aurait fondé la ville de Milan tandis que son frère se dirigeait vers la forêt hercynienne (que l’on situe hypothétiquement dans la région des Ardennes). Ce récit est évidemment purement mythologique, le nord de l’Italie, nommé également Gaule Cisalpine, a bien été occupé par les Celtes insubres, à l’origine de la fondation de la ville de Milan, mais le reste relève purement de la tradition orale. Contre toute attente, Jean-Philippe Jaworski ne s’intéresse pas à cet épisode mouvementé de la vie de Bellovèse et Ségovèse, mais construit un récit à l’architecture complexe, non linéaire, centré sur l’enfance et l’adolescence des deux garçons. Fils de Sacrovèse, roi des Turons, peuple frontalier des Bituriges,  Bellovèse et Ségovèse assistent impuissants du fait de leur jeune âge au conflit qui oppose leur père à leur oncle Ambigat. Bien plus puissant par le nombre et par les armes, Ambigat massacre l’armée des Turons et tue Sacrovèse, mais dans sa mansuétude il épargne les deux enfants et leur mère (qui est accessoirement sa propre soeur), qu’il se contente d’exiler loin de sa capitale. Bellovèse et Ségovèse s’apprètent donc à vivre une existence paisible dans une modeste ferme ayant appartenu à l’un des lieutenants de leur oncle, Sumarios. Exclus de la cour d’Ambigat ils ne reçoivent pas l’éducation aristocratique à laquelle ils pourraient prétendre et se contentent de parcourir les champs et les bois qui bordent la propriété, pratiquant quelque rapine chez un malheureux voisin, jouant des poings à l’encontre d’autres enfants tout aussi mal élevés, revenant  souillés comme des cochons tout heureux de n’avoir aucune obligation. Il n’y a guère que Sumarios qui tente de leur donner un semblant d’éducation en leur enseignant le maniement des armes. Un jour pourtant, leur oncle leur demande de rejoindre son armée et de combattre les Ambrones, qui menacent son royaume à l’Est. Dans un combat homérique et digne des plus grands héros, Bellovèse et transpercé par une lance, cette blessure aurait dû le tuer, mais le corps du jeune homme refuse de mourir et contre toute attente Bellovèse défie la mort en survivant à ce trait. Pour ses compagnons d’armes, il y a là quelque chose de surnaturel, un événement qui appelle le jugement des augures et des dieux. Il est donc sommé par le grand  druide Comrunos de rejoindre l’ile des vieilles (un élément inspiré par un texte de Strabon) afin d’y prendre connaissance de son destin.


Fruit d’un important travail de documentation, Même pas mort est un roman très éloigné des canons de la fantasy moderne, il se rapproche bien davantage des oeuvre originelles de la fantasy et s’inscrirait plutôt dans la tradition d’un Lord Dunsany s’il fallait impérativement lui trouver une filiation (ce qui n’a rien d’une évidence). Pas forcément séduisant, le roman de Jean-Philippe Jaworski fait preuve d’une certaine austérité dans son entrée en matière. Le lecteur y est quelque peu perdu, cherche du sens sans forcément le trouver et, faute de faire suffisamment d’efforts pour relier les tribulations de Bellovèse à leur contexte historique, risque de passer à côté de cet excellent roman. Car si Même pas mort manque de souffle épique, il compense très largement par ses qualités d’écriture et de narration, mais également par l’authenticité de son univers celtique. L’air de rien, on apprend une foultitude de détails et d’éléments ayant trait à la vie quotidienne des Gaulois, à leurs traditions et à leur culture de manière générale, ce qui bien évidemment ne fait que confirmer l’immense travail de recherche, de compilation et de restitution effectué par Jean-Philippe Jaworski. Sa grande force est bien évidemment de réussir à équilibrer ses différentes approches sans jamais tomber dans le didactisme. En cela il s’inscrit parfaitement dans les pas de grands auteurs de romans historiques comme Mika Waltari ou Amin Maalouf. Quant à la touche de fantasy, en plus de renforcer l’ambiance du roman, elle semble parfaitement couler de source et demeure indissociable de cet univers celtique à la fois étrange et exotique, si loin de notre époque et pourtant si proche.

mercredi 25 septembre 2013

synthèse : la querelle des livres - petit essai sur le livre à l'âge numérique

A l'heure où chaque lecteur est sommé de choisir son camp, La querelle des livres  d'Oliver Larizza permet de se faire rapidement une idée, et offre une une petite bibliographie sympathique des dernières réflexions sur le sujet.
Qu'est-ce qu'il en ressort ? L'universitaire qu'est l'auteur est tiraillé entre deux pôles : l'efficacité de la lecture électronique, la disponibilité des ouvrages à toute heure grâce à Internet, la fin des intermédiaires, bref tout ce qui permet de gagner du temps ; et d'autre part la sensualité du livre papier, le confort de lecture, l'absence de connexion qui offre au lecteur la possibilité de s'immerger complètement dans la lecture, le feuilletage... Comme il le dit lui-même, c'est un peu une querelle des Anciens et des Modernes. C'est aussi la dichotomie du livre-outil et du livre-loisir qui ressort dès cette première partie. Hélas, vite abandonnée au profit de la seule littérature qui soit : le roman.
Il n'élude pas la question économique, mais cette réflexion ne va pas au bout des choses, c'est pourtant là le nœud de la question. Par contre, il aborde abondamment la question de la forme de la littérature qui naitra avec ce nouvel outil qu'est l'écran de lecture. Exit donc dans cette réflexion, comme c'est souvent le cas, de toute l'édition qui n'est pas littérature : qu'en est-il des documentaires, des livres pour enfants, des dictionnaires ? Pas un mot chez cet universitaire de cette question, qui pourtant mérite qu'on s'y arrête, car alors l'outil électronique prend tout son intérêt, grâce aux possibilités apportées par le multimédia, et pour la littérature enfantine parce que c'est dans les habitudes qu'on donne aux enfants que se joue l'avenir.
Reste donc la "vraie" littérature, qui engendre la "vraie" lecture, celle d'un livre de A à Z.On sent l'auteur plus dans son élément, et c'est bien là que se situe le débat. Comment va-t-on écrire à l'heure d'Internet ? C'est peut-être la partie la plus intéressante et la plus originale de l'ouvrage, car il rappelle entre autres que les grands romans du 19e siècle ont vu souvent le jour sous la forme courte de feuilletons, au milieu d'une littérature populaire pas toujours de haut niveau, voire carrément de pisse-copie, et qu'on pourrait bien y revenir... La littérature se cherche donc, une fois de plus, et certainement, l'outil va entraîner un changement dans la structure même du roman.
Mais où sont donc tous les autres livres, du recueil de recettes de cuisine au guide touristique en passant par le manuel du jardinier, les magnifiques albums de photographies, les essais, les pamphlets, et même les sommes universitaires ? Il y aurait pourtant tant à dire, à faire, à conceptualiser. Mais les auteurs de ces ouvrages ne sont pas des Aaartistes, eux. C'est peut-être pourquoi on se préoccupe moins de les voir coucher sur papier pour une éternité toute relative et à l'ogre du moment, le numérique.

mardi 17 septembre 2013

Ninjatitude : Les manuscrits ninja, de Futaro Yamada

Immensément célèbre au Japon pour ses romans historiques, dont bon nombre ont été adaptés au cinéma, en manga ou en desssin animé, Futaro Yamada est tout simplement un illustre inconnu dans nos contrées, mais s’il fallait le comparer à un écrivain ce serait sans nulle doute à Alexandre Dumas que l’on songerait. Futaro Yamada est ainsi le créateur d’un véritable univers romanesque, celui des ninjas, qui, à défaut d’être réaliste sur le plan historique, alimente depuis plus de cinquante ans l’imaginaire collectif des Japonais et  des occidentaux. Par son style à la fois léger et dynamique, par son sens du récit et de la narration, par sa capacité à manier l’humour voire l’ironie vis à vis de la société japonaise, Futaro Yamada a profondément modernisé la littérature de son pays. Alors certes, l’auteur japonais n’a jamais prétendu concourir pour le prix Nobel de littérature, mais à sa manière il a donné ses lettres de noblesse à la littérature populaire au Japon. De ses nombreux romans, on retiendra en particulier ceux mettant en scène le célèbre Yagyu Jubei, l’un des plus grands samouraïs (mais dont les techniques de combats sont très proches de celles des ninjas) qu’ait connu le Japon féodal et qui tient une place central dans Les manuscrits ninja, édités récemment par Philippe Picquier en deux volumes séparés (Les sept lances d’Aizu et Les sept guerrières d’Hori)..

1641. A la suite de vexations, de maltraitances et d’actes frôlant la barbarie, les membres du clan Hori, vassal du seigneur du fief d’Aizu, Kato Akinari, se révoltent et s’enfuient avec femmes et enfants. Ils traversent rapidement cet immense fief de 400 000 kokus et passent la frontière sans avoir été obligés de livrer combat contre les troupes de leur daimyo, ils espèrent trouver refuge dans des temples et échapper ainsi à la colère de leur suzerain. Mais c’était sans compter sur la vengeance froide de Kato Akinari, qui réclame réparation auprès du Shogun et obtient l’autorisation de châtier le clan Hori. Le puissant daimyo envoie donc ses plus fidèles samouraïs, les sept lances d’Aizu, traquer et exterminer les traîtres. Les sept guerriers, dont la valeur au combat n’a d’égal que leur cruauté, débusquent rapidement les hommes du clan Hori dans un grand temple bouddhiste de la région et les enchaînent pour les ramener à Edo, lieu de leur exécution publique. Mais en chemin ils font un détour par Kamakura et investissent le temple du Tokeiji, dans lequel les femmes du clan ont trouvé refuge. Les sept lances défoncent la porte du temple, pourtant interdit aux hommes, capturent les femmes et en exécutent une grande partie devant leurs maris, leurs pères ou leurs frères. Sept femmes seulement échappent au massacre grâce à l’intervention inespérée de la princesse Sen, soeur du Shogun. Cette dernière, persuadée que le Shogun n’osera se dédire en punissant Kato Akinari, décide de confier les jeunes femmes à deux personnages dignes de sa confiance, le puissant ronin Jubei Mitsuyoshi Yagyu, maître absolu dans l’art du sabre, et le maître zen Takuan Soho. Les deux hommes devront orchestrer la vengeance des sept femmes Hori. A Takuan la stratégie et l’art de la manipulation, à Jubei la charge de former ces demoiselles à l’art du combat silencieux. Impossible en effet d’affronter directement les guerriers d’Aizu, leur puissance et leur maîtrise des armes ne leur laisseraient aucune chance. Mais en utilisant des techniques de combat issues du ninjutsu, leurs chances de remporter la victoire ne sont plus illusoires.

Ancré dans un contexte historique réaliste, notamment grâce à ses personnages centraux (Takuan Soho et Yagyu Jubei ont réellement existé), mais prenant quelques libertés avec la réalité des faits pour rendre la narration plus romanesque, Les manuscrits Ninja est un roman trépidant écrit à un rythme d’enfer. Résolument moderne dans son rythme et son découpage, la narration est alliée à un style dynamique et léger, mâtiné d’humour voire d’une certaine ironie quant aux traditions ancestrales du Japon (faire endosser le rôle de guerriers sanguinaires assoiffés de vengeance à des femmes n’a rien de commun dans les années soixante). La violence du roman peut également étonner, découpages de membres, massacres collectifs, viols, exécutions publiques, torture… Futaro Yamada ne fait pas dans la dentelle et les amateurs de littérature policée risquent de ne pas adhérer à ce déferlement de scènes d’action, mais à l’heure de l’ultraviolence cinématographique et vidéoludique, nul doute que certains n’y prêteront pas démesurément attention.  Passionnant de bout en bout, malin et généreux en action et en rebondissements, Les manuscrits Ninja est un bon petit roman de cape et d’épée à la sauce japonaise dont on imagine sans peine qu’il ait durablement influencé la culture populaire.

mardi 3 septembre 2013

Littérature vietnamienne : Terre des oublis, de Duong Thu Huong

Si l’on s’en tient aux catalogues des éditeurs français, la littérature vietnamienne (et par extension originaire de l’ex colonie indochinoise) apparaît comme le parent pauvre de la littérature asiatique, alors même que nous croulons sous les romans venus du Japon, de Chine ou même d’Inde. A l’occasion d’une interview pour le journal Libération, l’éditeur Philippe Picquier, dont chacun s’accorde à reconnaître la qualité du travail et l’excellence du catalogue, affirmait que ses rares incursions en Asie du Sud Est avaient été peu probantes et que la tradition orale, empreinte de religiosité, avait probablement freiné le développement d’une tradition littéraire profane riche et ancienne dans des pays comme le Laos, le Cambodge ou la Thaïlande. Heureusement, lorsqu’un auteur parvient à traverser les frontières jusque chez nous, la qualité est bien au rendez-vous. C’est le cas avec Duong Thu Huong, figure emblématique de la littérature vietnamienne aux côtés d’écrivains aussi talentueux que Bao Ninh, Nguyen Huy Thiep (pour le coup abondamment traduit en France) ou bien encore Pham Ti Hoai. En raison de son statut de dissidente politique, Duong Thu Huong a connu quelques difficultés dans son pays d’origine dès les années 80, l’auteur(e) vietnamienne vit depuis 2006 en France où neuf de ses livres ont été traduits et publiés.


Mien jeune et jolie maman d’une trentaine d’années coule des jours heureux dans son petit village de montagne. La guerre, qui opposait le Nord Vietnam au Sud Vietnam (fortement assisté par les troupes américaines) est terminée depuis une dizaine d’années et le pays se reconstruit lentement mais sûrement. Le mari de Mien, Hoan, est un riche planteur de la région, qui a construit sa richesse et sa réputation à la sueur de son front en pariant avec succès sur le café et le poivre. C’est un homme foncièrement honnête et profondément respecté dans le village, bien qu’il soit originaire de la ville. Mien et Hoan forment un couple harmonieux, heureux et paisible, ils élèvent avec amour et tendresse leur petit garçon dans leur belle maison entourée par la plantation. Jusqu’au jour où ce bonheur trop parfait vole en éclat. Quatorze ans après sa disparition, le premier mari de Mien, Bon, resurgit du passé et revient au village réclamer ses droits. Bon a été officiellement déclaré mort voilà des années et Mien n’est coupable en rien de s’être remariée après son deuil, mais le prestige d’un ancien combattant, un véritable héros du peuple, est extrêmement important au Vietnam. La pression sociale des villageois et les règles tacites d’un régime autoritaire vont faire fléchir Mien, qui la mort dans l’âme décide de quitter Hoan pour retourner vivre dans la petite bicoque délabrée de Bon, afin d’y accomplir son devoir d’épouse. Mais après quatorze ans de séparation, la vie avec Bon promet d’être difficile, le jeune homme qui l’a quittée pour partir sur le front a disparu pour laisser place à un homme brisé par les combats, dont le physique et la personnalité ont été profondément bouleversés. Bon n’a aucun travail et ses ressources d’ancien combattant sont rapidement englouties dans la reconstruction de sa maison et pour ne rien arranger l’homme est en bien mauvaise santé, au point de ne pouvoir accomplir que très peu de travaux physique. Mien n’éprouve plus rien pour Bon, sa vie est avec Hoan et leur fils, mais son ancien mari a fait valoir ses droits et s’accroche désespérément à une femme pour laquelle il éprouve un amour qui confine à a folie.

Comme la plupart des romans de Duong Thu Huong, Terre des oublis se déroule durant la période consécutive à la fin de la guerre du Vietnam, on y découvre un pays bouleversé par un conflit long et meurtrier, traversé par d’importants clivages (tradition contre modernité en particulier) tout juste étouffés par un régime communiste qui rapidement montre ses limites, gangrené par la corruption, le clientélisme et l’autoritarisme. La critique du régime reste cependant très mesurée et n’apparaît qu’en filigrane à l’occasion d’anecdotes rapportées par les personnages centraux. Mais une autre facette du Vietnam fait également surface, celle d’un pays jeune et dynamique, qui a soif de développement et tente de s’affranchir des limites imposées par le régime communiste. C’est le cas de Hoan notamment, qui incarne par bien des aspects l’entrepreneur à l’occidentale. Terre des oublis reste avant tout une grande histoire d’amour, celle de Mien et de Hoan, dont la passion est contrariée par le poids des tradition et le regard que pose la société sur chacune de leurs réactions. Très psychologique, le roman dresse de portrait de personnages complexes soumis à un dilemme impossible et par conséquent torturés par leur conscience et par leurs sentiments. Assez conséquent en terme de narration (700 pages tout de même), Terre des oublis est un roman difficile par ses thématiques et par son traitement, mais très agréable à lire grâce à la plume fluide et élégante de Duong Thu Huong ; une écriture simple mais forte, à la fois sensuelle et poétique, toujours empreinte d’une grande sensibilité. Assurément un roman incontournable pour les amoureux du Vietnam et de l’Asie en général.

mercredi 14 août 2013

Fantasy historique : Chien du heaume, de Justine Niogret

Inconnue des cercles éclairés de la fantasy, Justine Niogret débarque de nulle-part en 2009 avec un court roman tout à fait étonnant, Chien du heaume, qui séduit immédiatement la critique et, dans la foulée, les amateurs de bonne fantasy ; même si les esprits chagrins feront remarquer que la couche fantasy de ce roman demeure assez légère. Chien du heaume n'est pas un roman historique pour autant, disons qu'il se situe à l'exacte intersection de ces deux genres, sans pour autant que cela n'en gène d'aucune manière la lecture. A vrai dire, on se cogne un peu des étiquettes, le fait est que le roman de Justine Niogret est tout simplement bon et que cela est bien suffisant pour qu'il reçoive toute l'attention qu'il mérite.

Pas franchement jolie, plutôt solitaire voire taciturne, Chien du Heaume exerce la douce profession de mercenaire et manie la hache de guerre, qu'il serait maladroit de confondre avec une simple cognée de bûcheron, avec une certaine dextérité. Chien n'a pas d'attache et sait peu de choses de son passé, sa hache de guerre, arme superbement forgée qu'elle a hérité de son père, est le seul objet qui la relie à son passé. En quête de ses origines, Chien rencontre un jour un guerrier redoutable, le chevalier sanglier maître du castel de Broe, avec lequel elle se lie l'amitié. Sans le savoir Chien vient de poser la première pièce du puzzle complexe qui constitue son passé, car le chevalier a un jour croisé la sœur jumelle de sa hache, cette arme étonnante qu'elle croyait unique. En compagnie du chevalier sanglier, Chien fera la rencontre de personnages hauts en couleurs, tantôt étranges tantôt cruels, qui progressivement lèveront le voile qui recouvre son passé.

Sombre et âpre comme une poignée de prunelles trop vertes, Chien du heaume est un premier roman qui force le respect par sa maîtrise formelle, on y sent une véritable authenticité (malgré deux ou trois anachronismes dont l'auteure est parfaitement consciente) et on finit par se laisser porter et séduire par cet emballage austère mais fascinant. Le texte est très travaillé et regorge de termes et de vocabulaire que l'on a davantage l'habitude de croiser dans les livres d'histoire, même si Justine Niogret ne pousse pas le vice jusqu'à employer un langage emprunté au Moyen-Âge (on serait bien en peine de la suivre sur ce terrain, même si le concept n'est pas forcément inepte, un peu comme Russell Hoban l'a expérimenté dans Enig Marcheur), certaines tournures de phrases évoquent tout au plus la prose médiévale et confèrent au roman un petit côté exotique qui tranche avec le langage moderne et anachronique (sic) des romans de fantasy médiévale plus courants. Ce qui étonne encore, c'est l’ambiguïté dans laquelle Justine Niogret maintient son lecteur concernant la dimension fantasy du roman, sans que l'on parvienne exactement à déterminer si les événements étranges auxquels Chien prend part sont le fait de ses perceptions, voire de son imagination, où des règles du monde dans lequel elle évolue.

Chien du heaume est donc un roman bourré de qualités, mais qui n'évite pas quelques écueils ; normal pour un premier roman dirons-nous. Au premier rang de ces griefs, le scénario, quelque peu minimaliste et pas franchement trépidant, rattrapé par une ambiance absolument formidable il est vrai. On pourra en outre reprocher à l'auteur de sous-employer certains personnages dont on se demande au final l'utilité exacte sur le plan scénaristique ; même si je reconnais que la Salamandre est un personnage plus que convaincant. Il n'en demeure pas moins que Chien du heaume est un roman fort recommandable et, ce qui n'est pas la moindre de ses qualités, qui vole bien au-dessus de la production littéraire actuelle en matière de fantasy historique. A ranger donc sur votre étagère aux côtés des excellents romans de Jean-Philippe Jaworski ou de Cedric Ferrand.

mardi 25 juin 2013

Manga nostalgique : Quartier lointain, de Jiro Taniguchi

Évoquer sur ce blog l’une des oeuvres les plus connues de Jiro Taniguchi apparaît certainement comme une facilité, mais une facilité que je m’autorise pour une raison finalement assez simple, c’est le premier manga grâce auquel j’ai découvert que la bande dessinée japonaise avait autre chose à raconter que des histoires de robots et d’enfants dotés de pouvoirs surhumains. Certes, j’avais auparavant lu Akira ou bien encore Mother Sarah, mais leurs thématiques restaient assez conventionnelles dans le paysage du manga, même si le ton était résolument différent. Quartier lointain a été pour moi une véritable révélation, enfin le manga devenait adulte et brassait des thématiques plus matures. Évidemment, cette réflexion était surtout révélatrice de mon manque de connaissances de l’univers du manga, dont la profusion et la richesse sont amorties par le filtre des frontières ; malgré l’abondance, une partie infime de ce qui est publié au Japon arrive en France. A tort ou à raison, Jiro Taniguchi m’est toujours apparu comme un mangaka singulier, voire isolé, un artiste qui prend le temps de créer et de penser, loin du rythme effréné de la production actuelle, et après avoir exploré une bonne partie de sa production traduite, j’avoue n’avoir quasiment jamais été déçu. Quant à Quartier lointain c’est un peu ma madeleine de Proust en matière de manga, un livre que je relis régulièrement avec toujours autant de plaisir. Et puis sait-on jamais, il y a encore peut-être des internautes qui ne connaissent pas Taniguchi, auquel cas je les envie de découvrir un auteur si rare et si précieux.

Quartier lointain est une oeuvre que l’on peut rattacher à la seconde phase de production de Jiro Taniguchi, la plus personnelle et la plus intéressante sur le plan thématique, elle  fait d’ailleurs écho à une autre oeuvre maîtresse de Jiro Taniguchi, Le journal de mon père. On y sent poindre des éléments autobiographiques bien plus prégnants et l’influence européenne atteint ici son paroxysme, à la fois dans le dessin et dans la narration. Hiroshi Nakahara, quadragénaire fatigué et légèrement dépressif, prend le train qui le ramène d’Osaka à Tokyo. Sur le trajet il découvre qu’en réalité ce train le conduit tout droit vers la ville de Kurayoshi, dans la préfecture de Tottori (région dans laquelle Taniguchi a grandi et qui était déjà le décor du Journal de mon père), une petite ville tranquille et sans histoire dans laquelle il a vécu toute son enfance. Durant le trajet, le paysage évoque des souvenirs qui resurgissent des profondeurs de sa mémoire et se mêlent au présent. Hiroshi profite néanmoins de ce petit contretemps pour faire un pèlerinage sur les lieux de son enfance et sur la tombe de sa mère, décédée quelques années auparavant. Sans que l’on en connaisse les raisons, Hiroshi est en réalité propulsé vers le passé  et se retrouve incarné dans son propre corps, à l’âge de 14 ans (Il s’agit du seul élément fantastique du livre et il fait fonction de procédé narratif avant tout). Dépositaire de l’intégralité de sa mémoire d’adulte, de ses compétences et de sa connaissance des événements futurs, Hiroshi, après une phase d’incrédulité assez brève, réalise qu’il a désormais une prise sur son destin, mais aussi et surtout sur celui de sa famille. Sans qu’il en connaisse ni les raisons ni les motivations, dans quelques mois, son père quittera le foyer familiale et abandonnera, sans un mot, femme et enfants pour ne plus jamais réapparaître. Du haut de ses 14 ans, mais fort de toute l’expérience d’un homme de 48 ans, Hiroshi va donc tenter de comprendre pour quelles raisons son père, un homme en apparence heureux et fier de sa famille, s’apprête à prendre une décision aussi douloureuse. Hiroshi peut-il modifier l’avenir, doit-il le faire, quelles pourraient en être les conséquences sur sa vie future ? En d’autres termes, influencer le cours des événements fera-t-il peser une menace sur sa propre famille trente ans plus tard. Tels sont les questionnements qui le traversent alors que le cours du temps semble avoir déjà dévié.

Empreint d’une grande nostalgie, Quartier lointain est une oeuvre puissante et chargée en émotion, qui évoque avec intelligence et finesse des thématiques rarement abordées dans la bande dessinée. On pourrait croire l’oeuvre définitivement tournée vers le passé, mais elle est puissamment ancrée dans le présent, dans les réflexions qui émergent chez Hiroshi adulte, en résonance avec son propre passé. Dans sa volonté inconsciente de reproduire sa propre histoire, dans son incapacité initiale à donner du sens à sa vie de famille et à saisir un bonheur qui lui tend les bras, Hiroshi présente tous les symptômes de l’homme malade de son passé, un passé occulté, sur lequel il a posé une chape plomb en apparence hermétique. D’une lenteur savamment orchestrée, Quartier lointain prend le temps de saisir toute la poésie de ces instants magiques et porte sur le passé un regard certes nostalgique, voire mélancolique, mais rempli d’amour et de compréhension.

dimanche 2 juin 2013

Western culte : Lonesome Dove, de Larry McMurtry

Le western, en tant que genre littéraire ou cinématographique, a-t-il encore quelque chose à nous dire ? Au vu de son succès florissant au cours de ces trente dernières années (notez le ton ironique), aussi bien dans les salles obscures que sur les étals des libraires, on est en droit d’en douter ; comme si le genre était définitivement épuisé, lessivé par la surexploitation dont il fut l’objet jusque dans les années soixante. S’il fallait dresser une liste des romans incontournables on serait d’ailleurs bien en peine de le faire, mais il demeure néanmoins une certitude Lonesome Dove en ferait indiscutablement partie. J’avais déjà évoqué Larry McMurtry, auteur de deux excellents romans, La dernière séance et Texasville, mais Lonesome Dove constitue la pièce maîtresse de la carrière littéraire de l’auteur américain, un roman pour lequel il reçut le prix Pulitzer, excusez du peu.
La genèse du roman date du début des années soixante-dix alors que Larry McMurtry finalise le scénario d’un film, The streets of Laredo, dont la réalisation doit être confiée à Peter Bogdanovich alors très en vue à Hollywood. James Stewart et John Wayne sont pressentis pour interpréter les rôles principaux jusqu’à ce que les deux acteurs fassent machine arrière, mettant un terme au projet. Dix ans plus tard, Larry McMurtry redonne vie à ses personnages sous la forme d’un roman, suivi quelques années plus tard de trois suites. Pour l’anecdote, le succès littéraire  de Lonesome Dove fut tellement important, que l’idée d’une adaptation cinématographique refit surface, avec aux commandes John Huston et John Milius, mais l’auteur décida finalement de décliner, probablement pour des raisons de narration et de budget, les aventures d’Augustus McRae et Woodraw Call sous forme de mini série pour la télévision. Du côté des éditeurs français, Lonesome Dove fit l’objet d’une première tentative de publication chez First au début des années 90, un succès d’estime qui ne donna pas suite à de nouvelles traductions. Il faudra pour cela attendre que les éditions Gallmeister reprennent Larry McMurtry sous leur aile et se décident à faire traduire d’autres romans de l’écrivain texan pour que Lonesome Dove ressorte des cartons vingt ans plus tard.


L’histoire se déroule évidemment dans le grand Ouest américain, à l’époque de la République du Texas, c’est à dire quelques décennies avant que cet état ne soit annexé par les Etats-Unis (1845). Augustus McRae et Woodraw Call sont deux anciens rangers. Durant plusieurs années ils ont surveillé la frontière avec le Mexique et protégé les colons des populations indiennes hostiles (Apaches et Comanches essentiellement) et des bandes de desperados. Une fois la frontière sécurisée durablement, ils se sont recyclés dans l’élevage de chevaux, plus ou moins en dilettante, pratiquant lorsque les nécessités l’imposaient des expéditions de l’autre côté du Rio Grande, histoire de récupérer au nez et à la barbe des Mexicains quelques dizaines de têtes de bétail. La vie est plutôt tranquille en réalité du côté de Lonesome dove, une bourgade pourvue d’une unique rue, écrasée par la chaleur du soleil texan et rythmée par quelques habitudes bien rodées ; habitudes qui consistent surtout pour Gus à faire la sieste à l’ombre, à siroter du whisky en regardant le soleil se coucher;  à jouer aux cartes au saloon et accessoirement à rendre visite à la très jolie Lorena, l’unique prostituée du patelin. En réalité si la Hat Creek Company réussit tant bien que mal à gagner de l’argent, c’est surtout le fait de Woodraw Call, infatigable travailleur et  toujours à pied d’oeuvre. L’oisiveté calculée de Gus est d’ailleurs pour Call un motif de contrariété de tous les instants et la source de nombreuses disputes, mais les deux hommes ont vécu tellement longtemps ensemble que mettre fin à leur association paraît impensable. Pourtant les deux hommes ont un caractère diamétralement opposé, Call est un taiseux qui cherche souvent la solitude alors que Gus est un bavard invétéré, un philosophe en puissance (hédoniste évidemment) qui aime les joutes verbales et les discussions acharnées, quitte à mener la conversation seul lorsque Call, excédé, finit par se murer dans un silence distant. Autour de ce couple improbable mais diablement attachant, évoluent des personnages secondaires formidablement campés : Deets, ancien ranger, employé émérite, éclaireur de talent et excellent pisteur, Pea Eye, ancien ranger également et célibataire endurci, le jeune Newt, fils illégitime de Call ignorant tout de son père, Bolivar le cuisinier mexicain dont les talents culinaires se limitent au ragoût de haricots agrémenté de serpent à sonnette, Dish l’excellent cow boy amoureux fou de Lorena....
La vie aurait pu suivre son cours sur ce rythme jusqu’à la fin des temps si l’arrivée quelque peu précipitée de Jake Spoon n’avait chamboulé ces habitudes immuables. Jake, l’ancien ranger, Jake l’ami de toujours, Jake le dandy, Jake le joueur de cartes invétéré, mauvais tireur mais séducteur infatigable. Jake, donc, est recherché par le shériff d’un petit patelin de l’Arkensas pour avoir tué accidentellement un dentiste lors d’une fusillade ponctuant une mauvaise partie de poker. C’est à Lonesome Dove qu’il espère trouver refuge, la réputation de Call et de Gus lui assurant une certaine sécurité, mais sur un coup de tête il propose à ses anciens camarade de réunir un troupeau et de rejoindre le Montana, encore territoire vierge, pour y faire fortune. Contre toute attente Call et Gus acceptent, réunissent rapidement un troupeau de bêtes volées au Mexique et recrutent une bonne équipe de cow boys. Débute alors un long voyage vers le nord, ponctué d'embûches, de fusillades, de traîtrises et de rencontres imprévues.
Superbement écrit, Lonesome Dove est un roman extrêmement bien maîtrisé dans sa narration, mais qui repose avant tout sur la complexité des personnages et de leurs relations. Tantôt bavard, tantôt contemplatif mais sans vrai temps mort, le roman est à des années lumières des clichés habituels du western, on y découvre une vie certes rude et parfois cruelle où la mort peut frapper avec une rare violence, mais on est loin de l’imagerie traditionnelle telle que peut la véhiculer par exemple un certain John Wayne. Si les chevaux ont une importance capitale dans la vie des cow boys, tous ne sont pas des as de la gâchette, on y découvre même un jeune shérif  plus habitué à ramasser les poivrots locaux après la fermeture du saloon qu’à manier le six coups. Aucune exaltation pseudo libertaire, aucune mythologie triomphaliste (notamment vis à vis des Indiens), aucune fascination pour la violence et les armes à feu dans Lonesome Dove,  mais ce qui étonne c’est l’absence de machisme et le rôle central des femmes dans ce roman, des femmes dotées de caractères bien trempés, à la fois belles, fragiles et fortes. Mais tout ceci ne serait rien sans ce couple fabuleux représenté par Woodraw Call et Augustus McRae, un tandem improbable, complexe et incroyablement attachant, faut-il voir dans leur relation des éléments résiduels d’une homosexualité latente, peu probable, mais si l’on garde en tête que quelques années plus tard Larry McMurtry co-signera le scénario de Brokeback Mountain, on ne peut qu’être intrigué par ces résonances; gardons tout de même à l’esprit que le film est avant tout inspiré d’une nouvelle d’Annie Proulx.

lundi 13 mai 2013

Balade japonaise (part II) : Manabé Shima, de Florent Chavouet

"Le Japon est tellement une île qu'il est un archipel"


Après l’excellent Tokyo Sanpo, carnet de croquis issu de son séjour de six mois au Japon, Florent Chavouet récidive selon un principe identique avec Manabé Shima. Cette fois le jeune dessinateur français a quitté le bruit et la fureur de Tokyo et de ses trente millions d’habitants pour la petite île de Manabé, un bout de terre minuscule situé dans la mer intérieure (au large d’Osaka). Un îlot peuplé d’un peu plus d’une centaine d’habitants et d’une palanquée de bêtes en tous genres (serpents, crabes, chats, poissons fugu, insectes divers et variés....). Bien décidé à passer les deux mois d’été sur l’île, Florent Chavouet loue une petite chambre dans le seul hôtel du coin, fermé l’hiver et à peine sur le point de redémarrer la haute saison touristique ; un bien grand mot puisque l’essentiel des touristes fréquente surtout l’ïle voisine de Shiraishi, dont les infrastructures sont nettement plus développées et en mesure de répondre aux attentes des touristes pressés et avides d’activités nautiques (et plus si affinités).  Manabé c’est un peu l’antithèse du dynamisme outrancier tokyoïte, un territoire au ralenti qui se laisse doucement porter par le rythme des saisons et le mouvement lancinant du ressac. N’y résident que des pêcheurs, des retraités (pêcheurs à la retraite faut-il préciser) et quelques hurluberlus fatigués par la vie moderne à la japonaise. Au milieu de ce petit monde foncièrement sympathique, Florent Chavouet semble à son aise, sa maîtrise du japonais reste très limitée, mais le bonhomme communique avant tout par le dessin et dispose d’une aptitude remarquable pour mettre les habitants dans sa poche.

    Ce qui fascine chez l’auteur c’est son talent inné pour l’observation, sa capacité à donner du sens à chacun de ses dessins à travers les détails. Lancé sur ce faux rythme qui fait toute la force de ses albums, Chavouet semble partir dans toutes les directions, dessinant au gré de ses pérégrinations et de ses découvertes, s’arrêtant sur de petits détails insignifiants au premier abord, mais lourds de sens lorsqu’on prend la peine de suivre la démarche du dessinateur. C’est d’ailleurs cet aspect composite, cette accumulation de détails, d’anecdotes et de portraits, qui fait toute la saveur de ses albums et permet, une fois la dernière page tournée, d’appréhender avec une grande proximité et beaucoup de tendresse les lieux qu’il nous décrit. 

    Un peu comme l’était Tokyo Sanpo, Manabé Shima est un éloge de la curiosité doublé d’une étude en profondeur de la société japonaise, mais abordée par la bande avec force détails. C’est d’autant plus vrai que cette fois Chavouet s’éloigne du Japon moderne pour aborder une autre facette de cet étonnant pays, peut-être plus exotiques encore que ne l’était Tokyo tant elle correspond mal aux stéréotypes véhiculés habituellement sur le Japon. S’il fallait résumer le projet de Florent Chavouet ce serait celui de faire de la banalité des autres quelque chose de résolument exotique et fascinant. C’est probablement cette approche qui constitue l’élément de réussite de chacun de ses carnets car il faut bien avouer que ce sont ces différences qui nous attirent le plus lorsque nous observons nos voisins de l’étranger.

lundi 29 avril 2013

Polar vertigineux : The City & The City, de China Miéville

Il était jusqu’à présent de bon ton d’affirmer que China Miéville faisait figure de jeune prodige de la fantasy anglo-saxonne (ou de la weird fiction comme il se plait à la nommer), celui dont tout le monde causait dans les milieux autorisés et dans lequel les éditeurs plaçaient leurs plus fervents espoirs. Force est de constater que depuis la publication de Perdido Street Station, China Miéville a largement confirmé les attentes des uns et des autres, au point que l’écrivain britannique fait désormais figure de poids lourd du genre. Son parcours littéraire est exempt de fausse note et il aurait pu explorer à loisir l’univers baroque et crasseux de Bas Lag, dont il est le créateur un peu torturé, mais Miéville a pour The city & The city choisi de surprendre ses lecteurs et de s’échapper du carcan dans lequel on l’avait rapidement enfermé.


    Le roman se présente en effet comme un polar et l’univers dans lequel se déroule l’intrigue a tout du notre : même géographie, même histoire, même technologie... à ceci près que la ville décrite par China Miéville est purement imaginaire. On ne saurait d’ailleurs trop où la placer sur une carte du monde, quelque part en Europe continentale probablement, mais peu importe car ses spécificités résident ailleurs, dans sa gémellité contrariée puisqu’il s’agit en réalité de deux villes qui partagent le même territoire : Beszel et Ul Qoma. Le lecteur un peu pressé aura tôt fait d’établir un parallèle avec Berlin à l’époque de la guerre froide, ou bien encore avec Jerusalem, mais l’affaire est nettement plus complexe car les deux villes se superposent selon un maillage complexe établi depuis des siècles, un découpage administratif et politique ahurissant, quasi labyrinthique voire kafkaïen, qui donne lieu à des situations ubuesques en raison d’une frontière à géométrie variable. Ainsi certains quartiers sont situés à la fois à Ul-Qoma et à Beszel, les deux villes se partagent des immeubles, des rues, voire des trottoirs, ainsi les habitants de chaque ville peuvent emprunter une même artère mais chacun prendra bien soin de marcher du bon côté de la rue. Plus étonnant, les deux villes peuvent se partager un même trottoir ou une même route, les passants feront simplement semblant de ne pas voir les habitants de l’autre ville car tout contact entre eux est totalement proscrit, un simple regard, un pas du mauvais côté et la Rupture est invoquée, une police secrète implacable, transnationale et omnipotente qui intervient dans les plus brefs délais pour mettre au pas les contrevenants.


    Au milieu de ce casse-tête politico-administratif, l’inspecteur Borlù de la police criminelle de Beszel est chargé d’enquêter sur le meurtre d’une jeune étudiante américaine retrouvée éventrée dans une ruelle sordide de la ville. Seul problème, la jeune femme habitait et travaillait sur un site archéologique situé à Ul-Qoma, par ailleurs un faisceau d’indices laisse supposer que le meurtre a été commis dans la cité jumelle avant que le corps ne soit finalement transporté et abandonné à Beszel. L’affaire semble entendue pour l’inspecteur Borlù, qui monte un dossier complet à destination de la Rupture, qui devrait en toute logique reprendre à son compte l’enquête. Hélas pour ce policier aguerri, la commission refuse d’accéder à sa requête. Borlù devra donc enquêter à Ul-Qoma, avec l’aide d’un inspecteur du cru, et se sortir de cet imbroglio juridique et politique par ses seuls moyens.

    Dans un registre singulièrement différent de ce qu’il avait produit jusqu’à présent, mais toujours fidèle aux qualités qui ont fait son succès (qualités d’écriture, ambiance formidable), China Miéville nous offre un polar certes conventionnel au premier abord (un simple meurtre, pas de quoi déplacer les foules), mais dont le traitement est d’une rare originalité. Les implications sociétales et politiques de son univers son proprement renversantes, d’autant plus que l’auteur nous en révèle l’ampleur par petites touches successives, sans didactisme et avec la lenteur qui sied à ce genre d’entreprise. Le lecteur pourra certes trouver la mise en place de l’intrigue et de l’univers un peu longue, mais The City and The City est un roman qui mérite qu’on lui accorde un peu de ténacité. Progressivement, finement,  Miéville lève le voile sur la véritable nature de ces villes jumelles et au lecteur de se construire sa propre carte mentale, d’imaginer les perspectives vertigineuses d’une telle situation et de comprendre la complexité du sujet. Oui, disons le clairement The City and The City  est un roman d’une rare intelligence et d’une élégance folle. Il fallait oser une telle construction dans l’intrigue et Mièville s’en tire avec brio.

vendredi 29 mars 2013

Chronique féroce : Journal d'une femme de chambre, d'Octave Mirbeau

Affiche du film de Bunuel, avec Jeanne Moreau
Sorti des placards grâce à Ebooks libres et gratuits, voici Octave Mirbeau et sa plume acérée dans une critique décapante de la société de la fin du 19e siècle, vue par le petit bout de la lorgnette, mais au coeur des bonnes maisons.
Célestine est femme de chambre mutine et délurée. Elle vient prendre une place en province dans une maison austère tenue d'une main de fer et avec pingrerie par sa nouvelle maitresse. Elle s'ennuie des places parisiennes qu'elle a sottement délaissées les unes après les autres par espièglerie ou caprice, et se confie à son journal, sur le ton de la nostalgie grivoise.
Car il n'y a guère de place où Monsieur ne cherche pas à la trousser, et où la gourgandine ne joue pas de son charme ! Quand ce n'est pas Madame qui la pousse dans les bras d'un fils trop dissippé dans une vaine tentative de lui offrir à la maison ce qu'il va chercher chaque nuit dans des lieux mal famés...
Jeunes amoureux phtisiques, vieux fétichistes, bourgeois hypocrites, folles maitresses dépensières, radines invétérées, colonel sous la coupe de sa bonne, veuve impitoyable... La bourgeoisie en prend un vilain coup, sans détour et sans fioriture !
Mais n'allez pas croire que l'office soit plus vertueux. Il s'en faut de loin. Célestine n'est pas une oie blanche qu'on mène à l'abattoir, et ses collègues, hommes et femmes, savent tirer leur épingle du jeu, gratter sur l'argent des commissions, piquer dans les tiroirs, flâner dans les meilleures places, trousser encore et toujours la soubrette mignonne. 
La grande différence toutefois, entre l'office et le salon, c'est la précarité de ces hommes et surtout de ces femmes qui vont de place en place au gré des aléas de la vie de leur maitres, doivent se soumettre à bien des caprices, pas seulement sexuels, doivent renoncer à leur propre vie pour rendre celle des autres plus agréable, parfois au détriment de leur santé et même de leur vie !

Il m'est revenu des échos de "la couleur des sentiments" dans ce vieux livre, et des nouvelles de Maupassant, un peu de "La règle du jeu" et de "Gosford Park". Toutes ces oeuvres racontent la même chose, le grand écart entre luxe et misère, les abus sexuels, les mesquineries des uns, la filouterie des autres, et surtout cette intimité dévoilée à de parfaits inconnus, que les employeurs refusent de considérer comme des égaux d'une quelconque manière. Autour de cela, pour que l'illusion tienne, des rituels, des convenances très précises sont à l'oeuvre. Dès que celles-ci sont seulement un peu chahutées, c'est la porte, irrémédiablement. Notre Célestine en fait les frais plus d'une fois, bien trop libre dans sa servitude.
Plutôt que de disséquer un cas, Octave Mirbeau, à travers les multiples expériences de Célestine, nous offre un panorama d'une bonne quantité de maisons bourgeoises  et finit par un retournement de situation qui serait cocasse s'il n'était pas si cruel. Car quand la femme de chambre devient maitresse à son tour, pauvre bonne !

C'est un roman qui a dû apporter son lot de scandale, à appeler un chat un chat et à mettre ainsi la bourgeoisie sur la sellette. Aujourd'hui, dans un style simple et dépouillé, il nous apporte un témoignage sur la vie de l'époque, une étude sociale sanglante, sans temps mort, avec un humour noir absolument décapant.