
L’Humanité apprendra-t-elle jamais de ses erreurs ? C’est la
question que l’on peut se poser à la lecture du brillant essai de
Thibault Prévost, Les prophètes de l’IA. Alors que l’ordre du
monde connaît de profonds bouleversements et que nos démocraties
assistent impuissantes à la montée des extrêmes, bousculées de
part et d’autre par les velléités impérialistes des grandes
puissances (USA, Chine et Russie), les oligarques de la tech poussent
leur avantage à la suite de la victoire de Donald Trump aux
élections présidentielles, à laquelle ils ont largement contribué
par leur puissance financière et leur mainmise sur les systèmes
d’information (réseaux sociaux ou médias traditionnels). Certes,
en allant un peu vite, on pourrait relever comme des relents de fin
de République de Weimar et établir des similitudes avec la montée
des idéologies fascistes dans les années trente. Mais notre époque
a aussi ses spécificités et si les comparaisons ont parfois un
certain intérêt pédagogique, elles ont aussi leurs limites. Le
livre de Thibault Prévost n’est pas un livre sur la technologie,
mais un essai politique à portée sociétale, et son plus grand
mérite est d’éclairer avec une certaine acuité ce qui se passe
actuellement de l’autre côté de l’Atlantique. Alors que nombre
de décideurs politiques, d’économistes, d’experts en
géopolitique semblent tomber des nues et par la même occasion du
piédestal sur lequel ils s’étaient eux-mêmes perchés, Thibault
Prévost explique, met en perspective et nous permet de mieux
comprendre les origines de ces bouleversements qui semblent avoir
fracturé la société américaine et littéralement renversé la
table. Bien sûr, les plus susceptibles de céder aux réactions
épidermiques invoqueront la folie qui s’est emparé des
responsables politiques américains, leur inconstance proche de la
traîtrise ou bien encore leur immaturité crasse doublée d’un
manque de culture historique consternant, mais tout ceci est
finalement surtout médiatique. Derrière cette diplomatie du
bulldozer se cache en réalité un véritable projet politique et
sociétal, dont le clientélisme et le népotisme ne sont que les
révélateurs. Mais ne vous méprenez pas, rien de complotiste dans
mes propos, tout ceci relève du domaine public, les projets d’Elon
Musk, de Peter Thiel ou bien encore de Sam Altman n’ont rien de
secret, pas plus que leurs positions politiques ou bien encore leur
idéologie. Depuis des années, ces milliardaires de la tech,
s’abreuvent aux mêmes courants de pensée, côtoient les mêmes
gourous et autres philosophes réactionnaires et n’ont jamais caché
leurs idées nauséabondes.
Fort bien
direz-vous, mais que vient faire l’intelligence artificielle dans
cette affaire, en quoi est-elle le socle de l’offensive des
oligarques de la Silicon Valley et pourquoi cherchent-ils
désespérément à nous vendre l’idée selon laquelle l’humanité
serait arrivée à un point de bascule de son histoire (la fameuse
singularité, cette destination finale au terme de laquelle, le
développement de l’IA aurait atteint un tel niveau qu’il
engendrerait un emballement de la croissance économique et des
changements imprévisibles dans la société). Et si tout ceci
n’était finalement que de la poudre aux yeux, une vaste fumisterie
destinée ni plus ni moins qu’à prendre le pouvoir, économiquement
bien sûr en remplaçant tout simplement l’actuel complexe
militaro-industriel par une nouvelle forme de domination économique
fondée cette fois sur la maîtrise des datas et la captation des
flux financiers, mais également politiquement puisque nos chantres
libertariens vouent une haine tenace à l’égard de l’Etat
fédéral, mais font pourtant tout pour capter un maximum de
subventions cachées et autres financements publics. SpaceX en est un
exemple flagrant puisque l’entreprise d’Elon Musk ne tient debout
que grâce aux subsides de la NASA, les financements publics
permettant ainsi de ne pas répercuter les coûts de développement
sur les offres commerciales de l’entreprise. Pour simplifier, si
les coûts de lancement d’un lanceur Falcon 9 sont si attractifs
pour les opérateurs privés, c’est parce que les opérateurs
publics crachent au bassinet sans broncher. Comment tout cela est-il
possible ? Et bien tout simplement parce qu’Elon Musk, à défaut
d’être un ingénieur génial, est un petit malin qui a bien
compris qu’en infiltrant les sphères du pouvoir tout en imposant
un discours médiatique hyperbolique (mais parfaitement décorrélé
des réalités techniques et scientifiques) il fabrique du récit
national et invente un destin à une nation qui se cherche de
nouveaux rêves de grandeur. Quel rapport avec l’IA ? Et bien il
s’agit ni plus ni moins que de la même recette avec quelques
ingrédients différents.
La course folle vers
l’IA
Force est de
constater qu’actuellement le petit monde de la Tech semble pris
d’une fièvre irrationnelle pour tout ce qui touche à l’IA, et
en particulier à l’IA générative. Mais un peu comme un poulet à
qui l’on aurait coupé la tête, sa course folle paraît quelque
peu erratique et son but incertain…. mais pas pour tout le monde.
Si l’utilité de l’IA générative semble quelque peu discutable
(nous ne parlons pas ici d’IA spécialisées dans le domaine du
médical ou de la recherche scientifique, qui ont démontré leurs
capacités) et sert essentiellement à tricher à des élèves et des
étudiants en mal d’inspiration (ainsi qu’à des webmasters de
sites putaclics), OpenAi, Meta, Anthropic et consort semblent
persuadés que ce champ disciplinaire représente le nouvel Eldorado
de la tech. Au regard des investissements absolument considérables
que représente l’IA, on est en droit de se poser des questions
concernant le retour sur investissement. Cette course folle ne
serait-elle pas plutôt une fuite en avant pour échapper le plus
longtemps possible à l’éclatement de la bulle financière qui
menace le secteur ? On pourrait nous rétorquer qu’Amazon a mis des
années avant d’être rentable (essentiellement grâce à ses
investissements dans le cloud, ce n’est pas la vente de livres qui
lui rapporte de l’argent), que ce fut également le cas de Tesla ou
bien encore de Meta… oui, mais là les investissements n’ont
absolument plus rien à voir. Amazon construisait des infrastructures
qui au final ont été rentables, Tesla développait une technologie
prometteuse pour un marché qui ne demandait qu’à être conquis,
Meta a su capter le marché de l’attention… Pour l’instant,
ChatGPT et ses petits copains semblent surtout alimenter la machine à
buzz et engloutissent des dizaines de milliards de dollars
d’investissements chaque année (rappelons que D. Trump a annoncé
un programme de 500 milliards de dollars d’investissements).
Entraîner puis entretenir des LLM coûte extrêmement cher, en
raison des coûts structurels gigantesques que représente l’IA,
notamment en matière de consommation énergétique. Loin d’être
une machine à cash Open Ai, pour ne citer qu’elle, perd de
l’argent chaque fois qu’un de ses 250 millions d’utilisateurs
utilise ses services et la startup ne semble guère avoir de
stratégie pour parvenir à la rentabilité (à 200€ par mois,
l’abonnement pro fait perdre de l’argent à la société, qui
anticipait en décembre une perte de 5 milliards de dollars à la fin
de son exercice fiscal). Autant dire que, quoi qu’il arrive, ce
n’est sans doute pas auprès du grand public que l’IA générative
trouvera son modèle économique. Gérées avec un amateurisme qui
frôle l’escroquerie, ces startups de la tech absorbent des
milliards de dollars et peinent à trouver le moindre équilibre.
Pour ne citer à nouveau qu’Open AI, l’entreprise, qui n’est
pas valorisée en bourse, s'apprête à lancer une nouvelle levée de
fonds de 40 milliards de dollars (en plus des 20 milliards de dollars
investis depuis sa création)… pour une entreprise qui n’a
toujours pas rapporté le moindre dollar de bénéfice. On pourrait
arguer du fait que la société finira bien par gagner de l’argent,
c’est sans doute oublier que le secteur est ultra concurrentiel et
que les autres firmes américaines ou chinoises sont arrivées à peu
près au même niveau technologique, parfois avec des moyens bien
plus raisonnables (Mistral en France ou bien DeepSeek en Chine). Face
à cette impasse, les oligarques de la tech n’ont plus guère
d’autre stratégie que de nous vendre rien moins que la super
intelligence artificielle, une sorte de panacée tech, qui promet de
supplanter l’intelligence humaine. Un Monsieur Propre de l’IA,
qui laverait plus blanc que blanc, sauverait la planète et
guérirait les écrouelles.
Vendre la fin du
monde….. et la solution qui va avec
Quelque chose semble
néanmoins relever de la dissonance cognitive dans ce discours. D’un
côté les chantres de l’IA nous promettent monts et merveilles, de
l’autre, parfois les mêmes, nous assurent que l’IA est devenue
une menace pour l’humanité, que le développement d’une super
intelligence risque de supplanter l’homme, voire de l’éradiquer
de la surface de la planète (oui, ça ressemble un peu beaucoup au
scénario de Terminator). Un discours de fin du monde aux consonances
étrangement religieuses qui incite Thibault Prévost à qualifier
les grands patrons de cette nouvelle tech de “prophètes de l’IA”,
eux-mêmes largement abreuvés par les discours techno-fascisants de
gourous libertariens, qui ont désormais pignon sur rue dans la
Silicon Valley et dont les idées ont largement envahi les campus de
Stanford aussi bien que les open-space de Meta, Google ou OpenAI.
Lisez la prose révoltante de Curtis
Yarvin, dont Elon Musk ou Peter Thiel (autre milliardaire de la
tech ayant largement financé la campagne de Donald Trump) se font
les relais, ou bien encore les délires transhumanistes de Nick
Bostrom, chantre par ailleurs d’un discours halluciné sur
l’immortalité de la race humaine ou bien la colonisation des
confins de l’espace. Évidemment, se rapprocher des décideurs
politiques (dans une forme de lobbying maximisé), c’est s’assurer
d’avoir une oreille attentive et c’est pousser en faveur de
décisions favorables au transhumanisme. Bostrom souffle le
chaud et le froid, tantôt euphorique, il nous vend l’extension de
la vie au-delà de la mort (transplanter sa personnalité dans un
supercalculateur), tantôt alarmant il évoque la fin de l’humanité,
incitant les politiques à se désintéresser du présent et des
questions sociales, pour se focaliser sur l’avenir de la race
humaine, sur les successeurs d’homo-sapiens (c’est à dire sur
les post-humains, humains augmentés et autres délires
techno-hallucinés).
Mais quelle est donc
la raison de cette dissonance dans le discours de ces faux prophètes
et pourquoi rencontre-t-elle un tel succès auprès de puissants
totalement subjugués ? L’une des premières raisons, c’est que
ces milliardaires n’ont plus grand chose d’autre à acheter que
le futur, leur richesse est tellement colossale que le seul horizon
qui les fasse rêver c’est celui du post-humanisme. Préserver leur
jeunesse, accroître désespérément leur vie, conquérir les
étoiles, il n’y a guère que cette perspective qui puisse encore
les faire rêver. L’autre partie de la réponse réside dans la
finalité de ce discours en apparence contradictoire. Inquiéter les
masses populaires (par la sidération essentiellement) en leur
faisant miroiter la perspective d’une super-intelligence qui, à
terme, supplantera l’humanité, tout en assurant que les géants de
la la tech et les grands maîtres de l’IA travaillent sur la
question, c’est ce poser en sauveur ultime. Voyez, nous seuls,
grands argentiers et experts es-IA, sommes capables d’empêcher par
notre expertise que ce grand cataclysme arrive. Nous sommes les seuls
à avoir les compétences nécessaires pour empêcher
l’humanité de disparaître. En somme, ces figures christiques des
temps modernes nous vendent à la fois la fin du monde et la solution
qui va avec. Diaboliquement génial et d’un cynisme consommé. Ce
qui se passe résulte tout simplement de la conjonction des intérêts
des capital-risqueurs et des oligarques de la tech, qui entretiennent
une bulle spéculative dont ils n’ont absolument aucun intérêt à
ce qu’elle éclate. En revanche, ce qui est certain, c’est que si
ces prophètes de malheur souhaitent balayer d’un revers de la main
l’ancien monde, leur nouveau monde n’est rien d’autre qu’un
cache-misère pour une nouvelle forme d’exploitation des classes
laborieuses. Une nouvelle forme de violence structurelle et
systémique qui n’a d’autre objectif que de déshumaniser et
d’atomiser nos structures sociales et politiques (autrement dit, la
démocratie).