Il est est des fois ou, pour son plus grand malheur, la littérature ne peut échapper aux tensions qui agitent notre monde.. C’est le cas du conflit israelo-palestinien, qui vient heurter de plein fouet le réel et la petite sphère pourtant bien tranquille de la littérature. L’affaire se déroule un peu avant la foire du livre de Francfort, au lendemain de l’attaque du Hamas contre des civils israéliens. Alors que le monde entier est encore sous le choc de ces atrocités, les organisateurs de la foire du livre annoncent l’annulation de toutes les activités auxquelles l’écrivaine palestinienne Adania Shibli devait participer au cours de cette manifestation. Tables rondes, dédicaces, rencontres avec le public, tout passe à la trappe, y compris la remise du prix LiBeraturpreis 2023, dont elle est la lauréate. Tout ceci, afin de rendre “les voix israéliennes particulièrement audibles” dixit la direction du salon. Consternation dans le milieu de l’édition, mais aussi auprès du public, pourtant suffisamment intelligent pour faire la part des choses. A toute chose malheur est bon puisque cette polémique stérile et non avenue a permis indirectement de mettre en lumière le travail d’Adania Shibli et provoqué un regain d’intérêt pour ses livres, même si on aurait préféré bien évidemment se passer d’une telle polémique. Pour être tout à fait honnête, sans un article du Monde publié le 16 octobre, je serais très certainement passé à côté de son troisième roman, Un détail mineur, traduit et publié chez Actes Sud en 2020.
Le roman s’inspire d’un fait réel, rapporté par le quotidien Haaretz en 2003, qui révèle qu’en août 1949, des soldats occupant un avant-poste situé dans le Néguev, capturèrent, violèrent, puis assassinèrent une jeune palestinienne, avant d’enterrer son cadavre au milieu du désert. Une affaire sordide dont s’empare soixante-dix ans plus tard Adania Shibli, avec un mélange de force et de délicatesse dont on ne peut être qu’admiratif. La première partie du roman se déroule en 1949 et décrit le déroulement de ce crime odieux, mettant en scène le commandant du camp, un homme obsédé par l’ordre et par l’hygiène, et sa victime mutique dont on ne perçoit que l’effroi terrible et désespéré. La seconde partie du récit se déroule un peu plus de cinquante ans plus tard, alors que l’affaire est publiée dans les médias, et met en scène une jeune palestinienne, qui, intriguée et profondément émue par cette histoire tragique, qui se déroula vingt-cinq ans jour pour jour avant sa naissance, décide de mener l’enquête. Bravant les obstacles les uns après les autres, la jeune femme se rend sur les lieux du crime, tente de réunir des documents qui pourraient éclairer cette affaire, mettre en lumière le récit passé totalement sous silence de cette innocente et si jeune victime. Mais ses recherches semblent vouées à l’échec, chaque piste menant dans une impasse.
Pour qui n’a qu’une vision très approximative de la géopolitique du Proche-Orient, et de la Palestine en particulier, le roman d’Adania Shibli a le très grand mérite de remettre les choses dans leur contexte. La Cisjordanie est un territoire occupé, dont la tête a été décapitée en 1967. Il existe bien une Autorité palestinienne, mais elle n’a d’autorité que le nom, et encore sur une toute petite portion d’un territoire morcelé (Ramallah à peu de choses près), divisé et entrecoupé de checkpoints, de routes quasiment interdites aux autochtones, d’enclaves palestiniennes, de colonies israéliennes parfaitement illégales aux yeux du droit international. Divisée en trois zones distinctes, la Cisjordanie n’est pas un territoire de libre circulation et si la théorie autorise en principe aux Palestiniens d’une zone à se rendre dans une autre, dans les faits, de nombreuses mesures d’exception les en empêchent. Et lorsque ce n’est pas le cas, encore faut-il qu’ils soient motivés pour passer les différents checkpoints destinés à entraver leur libre circulation. A cela, faut-il ajouter les nombreuses opérations de police menées par l’armée israélienne et destinées à lutter contre le terrorisme ou assurer la sécurité d’Israël. Ainsi n’est-il pas rare d’être arrêté de manière arbitraire, d’assister à une scène de guérilla urbaine entre Tsahal et un groupuscule armé palestinien ou au dynamitage d’un immeuble censé être occupé par les terroristes. C’est également pour des raisons de “sécurité” que l’Etat israélien s’empare de certaines routes stratégiques ou bien encore empêche les Palestiniens de creuser des puits pour irriguer leurs cultures alors même que les colons s’octroient les meilleures terres agricoles et l’essentiel des ressources hydriques.
Evidemment, Adania Shibli se montre bien plus subtile dans sa démonstration et ne dénonce jamais gratuitement, elle ne fait que narrer le plus simplement du monde le réel auquel ses personnages sont confrontés. La démonstration se montre implacable et sans doute plus efficace encore qu’un énième brûlot politique. La force du roman réside dans la capacité de l’auteure à se montrer essentiellement factuelle, évitant toute forme de partialité forcément piégeuse. Ainsi tout en nuances et par touches successives, Adania Shibli dénonce un système incroyablement répressif et terriblement humiliant, sans mettre pour autant en accusation le peuple israélien. Ainsi, l’autre n’est pas forcément l’ennemi aux mille visages, mais un humain en proie aux doutes, à la peur ou bien à l’incompréhension. L’ennemi c’est ce soldat qui par peur pointe son arme sur une jeune femme qui cherche juste à rejoindre son travail, mais c’est aussi ce jeune israélien qui lui indique gentiment une chambre d’hôte où passer la nuit ou bien encore ce militaire qui lui sourit alors qu’elle visite un musée de Tsahal. Reste la violence d’un système qui nie dans sa mécanique implacable la sensibilité de l’individu, son innocence et son humanité profonde. Un détail mineur n’est pas un roman qui oppose Israéliens et Palestinien, c’est un roman qui montre la fragilité de l’individu face à une politique parfaitement déshumanisée, qui n’a d’autre objectif que des considérations géostratégiques et sécuritaires, occultant la dimension humaine de tout un peuple qui subit jour après jour vexations, humiliations et souffrances. Non, il ne s’agit pas d’un détail mineur, d’un crime parmi d’autres, mais d’un témoignage bouleversant du drame qui se joue depuis 70 ans en Palestine.