Je profite de la chaleur écrasante de cette fin d’été pour vous
proposer un petit florilège des mes lectures estivales. Le mois de
juillet fut largement consacré à tenter vainement de faire baisser
l’ampleur titanesque de ma pile à lire, véritable tour de Babel
s’il en est, mais si vous voulez mon avis c’est tout simplement
une cause perdue. Pourtant, je confesse avoir été particulièrement
raisonnable durant ces deux derniers mois, en faisant l’achat de
quelques livres de poche d’occasion en allant au marché. Que
voulez-vous, après avoir acheté un magnifique pain de campagne,
quelques fromages de montagne, un bouquet de basilic et du jambon de
porc noir de Bigorre, mes pas m’ont innocemment porté vers l’étal
du bouquiniste…. je ne pouvais pas repartir le panier vide,
d’autant plus que j’y trouvai deux excellents petits bouquins de
littérature sud-américaine. De quoi évidemment réduire à néant
tout espoir de voir s’amenuiser ma faussement culpabilisante pile à
lire (en vrai j’adore avoir des tas de livres au pied de mon lit,
j’y vois un réservoir inépuisable de friandises littéraires).
Commençons donc ce
voyage littéraire du côté de l’Amérique du Sud, avec l’étonnant
Patagonie route 203 d’Eduardo Fernando Varela, un livre acheté au
feeling sur la simple promesse de faire la route à bord d’un
camion sur les terres poussiéreuses et venteuses de ce bout du monde
austral. Pour être honnête, je ne connaissais pas du tout cet
auteur, passé totalement sous mon radar, mais il s’agit d’un
premier roman assez récent (publié en 2019 en Argentine) qui gagne
à être connu étant donné la maîtrise dont l’auteur argentin
fait preuve sur de nombreux aspects. Le personnage principal
(Parker), est un ancien saxophoniste de jazz, qui un jour décida de
tout plaquer pour devenir chauffeur de camion en Patagonie.
Evidemment, l’affaire n’est pas aussi simple qu’elle n’en a
l’air et au fil des pages on apprend tout doucement à cerner ce
personnage un peu étrange, voire quelque peu fantasque, qui fuit la
civilisation et semble ne vouloir s’attacher à rien ni personne.
Jusqu’au jour où il croise le regard d’une jeune femme dont il
ne peut oublier l’intensité et la promesse muette. Commence alors
une recherche désespérée à travers une Patagonie devenue
désormais territoire étrangement hostile, comme si les éléments
s’étaient ligués contre Parker pour qu’il ne puisse retrouver
cette cette jeune femme. Patagonie route 203 est en réalité bien
plus qu’un road-trip un peu étrange flirtant gentiment avec un
réalisme magique devenu désormais tarte à la crème de tout
chroniqueur en mal d’inspiration. Il s’avère bien plus fascinant
et profond que ce qu’il laisse percevoir en préambule. Eduardo
Fernando Varela réussit à créer une ambiance d’étrangeté
mâtinée d’absurde, qui lorgne parfois du côté du fantastique,
mais sans jamais en franchir réellement la frontière. La Patagonie
y tient un rôle de première importance, immense, hostile et
pourtant magnifique. Elle surprend à bien des égards car la notion
du temps y est toute relative, de même que les distances ou les
simples repères cardinaux. Les gens paraissent insaisissables,
fantasmatiques. Dans son errance dépourvue presque de sens, Parker
semble avoir perdu jusqu’à son âme, parcourant
inlassablement ses grandes routes balayées par le vent et la
poussière d’un point A à un point B, fuyant toute forme de
civilisation. C’est le regard de Mayten, puis son amour, qui lui
permettront de reprendre en partie pied avec le monde des hommes.
Vous l’aurez compris, j’ai été totalement séduit par ce roman
impeccablement construit et superbement écrit où la Patagonie n’est
pas simplement un décor, mais un personnage à part entière,
envoûtant et fascinant. Bref, une lecture fort recommandable, mais
qui nécessite un certain lâcher-prise.
Faut-il présenter
l’un des plus célèbres romans de Luis Sepulveda ? Allez, petite
piqûre de rappel, Le vieux qui lisait des romans d’amour est une
novella d’un peu plus d’une centaine de pages, un format court
dans lequel l’écrivain chilien excelle particulièrement et que
personnellement j’apprécie beaucoup. Et je ne dois pas être le
seul, puisque depuis 1992, année de sa publication initiale, ce
livre s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires rien qu’en
France. L’histoire se déroule au fin fond de la forêt
amazonienne, dans le petit village d’El Idilio (dont on savoure
l’ironie du nom) situé au bord d’un fleuve boueux, mais
néanmoins nécessaire à sa survie puisqu’il représente le
principal axe de communication avec la civilisation. La découverte
d’un cadavre atrocement mutilé, abandonné dans une pirogue,
suscite l’émoi dans le village, et le maire, surnommé “la
limace”, sonne le branle-bas de combat pour retrouver l’auteur de
ce crime atroce. Il n’y guère qu’Antonio Jose Bolivar, un vieil
original qui autrefois vécut auprès des indiens Shuars, qui
comprend en une fraction de seconde qu’il ne s’agit pas d’un
crime commis par un humain, mais du résultat de l’attaque
d’un jaguar. Qu’à cela ne tienne, le maire forme une petite
équipe pour traquer et mettre à mort la bête.
Conte tragi-comique,
Le vieux qui lisait des romans d’amour est une fable qui, sous son
vernis quelque peu burlesque, reste empreinte d’une certaine
gravité. Le plus intéressant restant sans doute l’idée de cet
affrontement inéluctable entre la “civilisation” moderne et le
monde de la nature (et de ceux qui en acceptent les règles
inéluctables). Bolivar fait ainsi figure de passerelle entre ces
deux mondes, il est le seul à détenir les codes inhérents à
chacun de ces univers antagonistes et à en avoir une compréhension
fine. Mais plutôt que de choisir l’un ou l’autre, encore
préfère-t-il se plonger corps et âme dans l’univers fictionnel
de la littérature sentimentale.
Voici probablement
le roman le plus dur de cette sélection estivale tant il remue les
tripes et s’avère d’une lecture éprouvante. Giulia Caminito
n’est plus tout à fait une inconnue en France puisqu’elle
s’était déjà fait remarquer avec la publication du très
recommandable Un jour viendra, une fresque sociale, familiale et
historique se déroulant dans l’Italie de l’après première
guerre mondiale. Prenant place à une époque bien plus récente (les
années 2000), L’eau du lac n’est jamais douce se situe dans une
veine assez similaire, celle de la chronique familiale et sociale,
que l’on découvre à travers le destin de la jeune Gaia, à qui la
vie n’a d’emblée pas fait de cadeau. Née dans une famille
pauvre de Rome, Gaia est une dure à cuire. Antonia sa mère est la
figure forte d’une famille qu’elle tient littéralement à bout
de bras, puisque son mari est devenu handicapé à la suite d’un
accident sur un chantier. Depuis, ce dernier ne sort quasiment plus
de chez lui et navigue entre son lit et le canapé défoncé du
salon, ruminant son propre malheur et grillant cigarette sur
cigarette. Déjà mère de quatre enfants, Antonia tente de joindre
les deux bouts à coup de petits boulots et de ménages auprès des
familles plus aisées du quartier. Et quand elle ne se bat pas pour
joindre les deux bouts, Antonia tente de faire valoir ses droits
auprès des services sociaux pour obtenir un logement décent pour
ses enfants. C’est ainsi que de mal en pis, la famille finit par
atterrir dans la banlieue éloignée de Rome, sur les rives du lac
Bracciano, dont les eaux noires et vaseuses n’ont rien du paradis
attendu. Mais au moins la famille est chez-elle et Antonia, figure
rude mais fière, tente par tous les moyens d’assurer l’éducation
de ses enfants et de leur assurer un avenir, quels que soient les
sacrifices à accomplir.
Très
autobiographique, le récit de Giulia Caminito est une œuvre âpre
et sans concession, qui raconte une autre Italie, bien éloignée de
la dolce vita, celle des laissés pour compte et des écorchés vifs.
Avec sa rage de vivre Gaia a quelque chose d’à la fois effrayant
et extrêmement attachant, un personnage fort, qui ne laisse pas
indifférent et qui porte littéralement ce roman de bout en bout.