Faut-il nécessairement présenter Ali Ibn Sina, alias Avicenne pour les Occidentaux, qui fut incontestablement l’un des plus grands savants de son temps et dont les traités de médecine et de philosophie (sans compter ses apports dans les domaines de l’astronomie ou des mathématiques) firent autorité jusqu’au début de la Renaissance. Si son nom est bien connu, sa vie reste, elle, nettement plus nébuleuse pour le grand public, mais c’est bien souvent le cas des grands personnages de l’Histoire, réduits la plupart du temps à quelques traits caractéristiques. Pour avoir un aperçu du véritable personnage, sans doute serait-il préférable de lire une authentique biographie, mais j’avoue avoir une certaine faiblesse pour les romans historiques, voire les biographies romancées, à plus forte raison lorsqu’elles ont un petit goût exotique comme c’est le cas dans ce roman de Gilbert Sinoué.
Dans ce type de littérature, la “vérité” historique est toujours un point de crispation car le lecteur ne manquera pas de s’interroger sur les choix effectués par l’auteur pour pallier le manque de sources, combler un vide historique ou bien encore adapter la vie de son personnage aux besoins de la narration littéraire. Un roman historique, de par sa nature, contient nécessairement une part non négligeable de fiction et il faudrait faire preuve d’une mauvaise foi caractérisée pour reprocher à l’auteur d’avoir pris quelques libertés avec l’Histoire. Il n’empêche que l’ensemble doit rester crédible et vraisemblable, sous peine de sortir le lecteur du “flow”, de heurter de plein fouet la suspension d’incrédulité dont il fait preuve. L’auteur évolue donc sans cesse sur ce fil ténu, qui laisse à penser que l’écriture d’un roman historique n’est certainement pas un exercice facile.
La vie d’Avicenne est assez bien documentée puisqu’il rédigea, avec l’aide de son secrétaire et disciple Abou Obeid el-Jozjani, sa propre biographie. Gilbert Sinoué s’en inspire très largement et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’existence d’Avicenne fut pour le moins mouvementée. Depuis ses premiers pas comme médecin et enseignant à Boukhara, jusqu'à sa mort à Ispahan à l’âge de 57 ans (d’un cancer de l’estomac ou d’un empoisonnement, on ne sait trop), cet esprit brillant connut une vie pleine de rebondissements et d’aventures à travers le Moyen-Orient, fréquenta les plus illustres intellectuels de son temps, côtoya les puissants et fut même nommé vizir. Mais s’il connut les fastes des principales cours d’Iran, il fit les frais de quelques mésaventures assez savoureuses. Après s’être brouillé avec Abdul Malik, prince de Boukhara, Avicenne tomba en disgrâce. Il décida donc de quitter sa cité natale et se rendit plus au Nord, à Gurgandj (non loin de la mer d’Aral) où il s’établit durant neuf ans. Le prince du Khwarizm était un fin lettré, qui aimait s’entourer de nombreux savants, Avicenne y trouva des conditions idéales pour rédiger bon nombre de ses ouvrages. Mais la région demeurait politiquement instable et l’influence des Turcs s’y faisait de plus en plus insistante. Sommé de se rendre en compagnie de ses pairs à la cour du sultan ghaznévide, Avicenne décida à nouveau de prendre la fuite et finit par trouver refuge à Gorgan puis à Ray, où il fut invité par la reine régente, à soigner son fils atteint de mélancolie. Pris dans les intrigues de palais et victime d’une situation politique très instable, Avicenne se rend ensuite à Hamadan, où il se lie d’amitié avec l’émir Chams ad-Dawla, après l’avoir guéri de douleurs persistantes à l’estomac (probablement un ulcère). Nommé vizir, il est sans cesse pris dans les remous des guerres tribales qui agitent la région et doit mener de jour un travail ministériel harassant pour pouvoir consacrer ses nuits à ses travaux savants. A la mort de l’émir, Avicenne réalise que sa situation est pour le moins incertaine. Ses nombreux ennemis complotent contre lui et le pouvoir du nouvel Émir n’est pas encore suffisamment fort pour lui éviter d’être emprisonné plusieurs mois. Il réussit néanmoins à s’échapper avec l’aide de ses proches et à se rendre à Ispahan, où il finira ses jours, bénéficiant de la protection de l’émir Ala ad-Dawla. C’est là qu’il produira la dernière partie de son œuvre immense.
La grande réussite du roman de Gilbert Sinoué tient en premier lieu aux fabuleux talents de narrateur de l’écrivain, qui nous plonge dans une Perse plus vraie que nature. Un voyage prodigieux, qui, sur les pas d’Avicenne, nous mène de Boukhara à Ispahan, en passant par Hamadan (anciennement Ecbatane) ou Ray (Téhéran), traversant des désert immenses, franchissant des montagnes mythiques comme les monts Elbourz pour atteindre les confins du Moyen-Orient. Si ces noms fabuleux, souvent associés à la route des épices, vous font rêver, Gilbert Sinoué fait preuve d’un talent hors norme pour rendre cette époque étonnamment vivante et crédible. Mais tout cela ne serait sans doute rien si Gilbert Sinoué n’avait réussi à camper un Avicenne étonnamment attachant, avec ses forces comme ses faiblesses. Au personnage de l’intellectuel brillant, du savant admiré à travers tout le Moyen-Orient, l’auteur oppose une autre facette, plus humaine et tout aussi séduisante. Celle d'un amoureux de la vie, un bon vivant qui aime disserter des heures durant sur la poésie ou sur la philosophie tout autant qu’il aime partager un repas arrosé de bon vin en compagnie de ses amis puisque de toute façon les deux se conjuguent très souvent. Le banquet a ainsi une fonction sociale et intellectuelle tout autant que roborative. Sensible aux honneurs et parfois même un brin arrogant, Avicenne est aussi un grand humaniste, qui soigne les pauvres comme il soignerait les puissants. La médecine est bien une vocation chez lui et sa pratique relève autant de la stimulation intellectuelle que de la générosité purement désintéressée.
La vie d’Avicenne, trépidante et passionnante, valait bien un roman tant le personnage paraît fascinant. Celui-ci le rend plus humain, épargnant la légende, préservant l’envergure du savant, mais sans pour autant sombrer dans l’hagiographie. Un beau tour de force de la part de Gilbert Sinoué.