En publiant une chronique du Hobbit j’ai
bien conscience de prêter le flanc à la critique et d’aucuns ne
manqueront pas de souligner l’opportunisme d’une telle démarche. Mais en
réalité l’affaire est fort simple. Avant d’avoir l’immense contrariété
de voir mon portefeuille allégé d’une dizaine d’euros dans le seul but
de chausser une paire de lunettes 3D lourdes et encombrantes en
compagnie d’adolescents avaleurs de pop corn, j’avais bien l’intention
de relire le roman de Tolkien. Il faut dire que ma précédente lecture
datait d’une bonne quinzaine d’années et mes souvenirs étaient plus que
lacunaires. Pour la sortie du film de Peter Jackson, les éditions
Christian Bourgois ont eu l’excellente idée de publier une nouvelle
traduction du Hobbit,
assurée par Daniel Lauzon. Une édition que je me suis empressé
d’acquérir dans une version illustrée du plus bel effet, que je
recommande à tous ceux qui souhaitent investir dans un beau livre et que
les 35€ demandés par l’éditeur n’effraient pas (dites vous que vous
léguerez ce livre à vos enfants, aux côtés des autres éditions de luxe
de Tolkien que vous possédez certainement). J’avoue ne pas avoir cédé à
la tentation de comparer les deux traductions et je n’entrerai
d’ailleurs dans aucune polémique ; la précédente traduction datait de la
fin des années soixante et avait très certainement besoin d’un
dépoussiérage, notamment en ce qui concerne les noms de personnages
(atrocement francisés). A la suite de la publication du Seigneur des anneaux,
Tolkien avait lui-même fourni quelques instructions à destination des
traducteurs, afin que la cohérence de son univers soit respectée.
Faut-il pour autant s’attendre à un travail similaire sur l’édition
française du Seigneur des anneaux,
j’avoue que je reste dubitatif au vu de la taille monstrueuse du roman
et des coûts que cela engendrerait. Mais après tout, il reste encore de
quoi surfer sur la vague du succès des adaptations cinématographiques en
2013 et en 2014. A noter également que les exégètes en herbe peuvent se
procurer la version annotée du Hobbit, ils se passeront des très belles
illustrations d’Alan Lee mais pourront se consoler avec le matériel
éditorial fourni à cet occasion. Les gens sans le sou se rabattront sur
l’édition classique, voire la version poche qui n’en doutons pas
bénéficiera également de cette nouvelle traduction incessamment sous
peu.
Alors qu’il travaillait déjà depuis de nombreuses années sur l’univers de la Terre du milieu, Tolkien rédigea Le Hobbit
au cours des années 1920-1930, dans le seul but de divertir ses
enfants. Le manuscrit, inachevé, circula quelques années dans la famille
avant d’atterrir entre les mains de l’éditeur Stanley Unwin, qui
demanda à l’auteur anglais de terminer et de peaufiner son roman en vue
d’une publication commerciale (septembre 1937). Le roman obtint un
important succès auprès du public et incita l’éditeur à commander une
suite, mais Tolkien n’eut raison du manuscrit du Seigneur des anneaux que quinze ans plus tard. Loin d’être aussi colossal et sombre, Le Hobbit est avant tout une histoire destinée aux enfants, le roman est donc moins complexe et bien plus accessible que Le seigneur des anneaux,
dont les péripéties se déroulent soixante ans plus tard. On y découvre
quelques personnages communs, notamment Bilbo (Bilbo Baggins en VO,
devenu ensuite Bilbon Sacquet dans la première traduction, puis Bilbo
Bessac dans la présente), le magicien Gandalf, ainsi que d’autres
personnages secondaires (Elrond ou bien encore Gloïn).
L’histoire
se présente sous la forme d’un voyage aller-retour qui débute du côté
de la Comté, territoire des hobbits, ces êtres proches des nains par la
taille mais dont les us et les coutumes sont bien différents. Les
hobbits vivent de manière excessivement civilisée dans de douillettes
demeures creusées dans la terre, ils sont profondément attachés à leur
art de vivre, prennent deux petits déjeuners, respectent scrupuleusement
l’heure du thé et aiment fumer la pipe tranquillement installés devant
leur maison. Les hobbits se distinguent également par quelques
caractéristiques physiques, comme leur petite taille (de 60 cm à 1
mètre), leurs oreilles légèrement pointues et leurs pieds à la pilosité
abondante. Ce peuple paisible, aimable et pacifique est profondément
sédentaire. Les hobbits vivent surtout de l’agriculture et de
l’artisanat. Habitant la confortable demeure de Cul de sac, Bilbo Bessac
est ce que l’on pourrait appeler un hobbit aisé fondamentalement
attaché à son petit confort personnel. Alors qu’il fumait tranquillement
la pipe devant chez lui, il est dérangé par un personnage à l’aplomb
assez remarquable dénommé Gandalf ; un magicien qui fréquente de temps à
autres la Comté et divertit les hobbits par ses tours de magie et ses
merveilleux feux d’artifice. Mais Bilbo n’a pas vu Gandalf depuis de
nombreuses années, il ne reconnaît pas le vieux magicien et lui réserve
un accueil assez peu cordial. Il n’en faut pas moins pour que Gandalf
réserve au hobbit un petit tour de son cru. C’est donc avec stupéfaction
que Bilbo voit débarquer le lendemain à l’heure du thé une compagnie
entière de nains, commandés par le stupéfiant et autoritaire Thorin,
l’héritier du roi sous la montagne (Thror). Après avoir dévalisé son
garde-manger, les nains, rejoints désormais par Gandalf, lui présentent
leur histoire et leur projet dont l’objectif consiste rien moins qu’à
déloger le puissant dragon Smaug de l’ancienne cité des nains, située
sous la montagne solitaire, afin de récupérer leur immense trésor. Dans
ce plan hasardeux, Bilbo, recommandé par Gandalf, aura la difficile
tâche d’incarner le cambrioleur, les hobbits ont en effet la réputation
d’être extrêmement discrets, mais ils sont surtout inconnus des dragons,
qui ignorent ainsi leur odeur. Leur voyage de la Comté jusqu’à la
Montagne solitaire est semé d'embûches et de péripéties, ils
affronteront des trolls, seront poursuivis par les gobelins,
traverseront des montagnes et des forêts hostiles, seront faits
prisonniers par des Elfes sylvains et devront enfin affronter un dragon
d’une puissance terrifiante. Bilbo, fera également la rencontre d’un
certain Gollum, à qui il dérobera l’anneau de pouvoir, celui que Sauron
cherchera à récupérer dans Le seigneur des anneaux.
Ce qui frappe immédiatement le lecteur qui découvre pour la première fois Le hobbit
c’est la formidable érudition de son auteur, qui ouvre la porte d’un
monde féérique d’une ampleur inégalée. Certes, sa dimension est loin
d’atteindre la démesure du Silmarilion ou du Seigneur des anneaux,
mais cette fenêtre ouverte sur le travail de toute une vie (en 1937,
Tolkien a déjà travaillé depuis plus de vingt ans sur la Terre du
milieu) a quelque chose de vertigineux, surtout si l’on fait l’effort de
replacer le roman dans le contexte historique et culturel de sa
publication. Les langues qu’il a inventées pour les besoins de son
univers, la mythologie qu’il a patiemment constituée au fil de ses
écrits, tout cela transparaît dans Le hobbit
de manière plus ou moins subtile et séduit l’imagination du lecteur.
Avant tout adressé aux enfants, le roman a le mérite de l’accessibilité,
à la fois dans le style et dans la narration ; les personnages sont
bien moins nombreux et surtout moins développés que dans Le seigneur des anneaux, le
style est moins empesé, plus fluide et les descriptions moins appuyées.
Tolkien n’hésite d’ailleurs pas à manier l’humour voire la poésie (par
l’intermédiaire de comptines) de manière simple et pratique, ce qui
contribue à la légèreté de l’ensemble, légèreté qui n’empêche ni la
gravité ni la tension de certaines situations, souvent désamorcées par
un peu d’humour ou une chanson. Enfin, chaque chapitre est une petite
aventure en soi, avec une introduction, un développement et une
conclusion, ce qui permet une narration par épisodes très adaptée à la
lecture auprès des enfants. En dehors des personnages centraux (Bilbo,
Thorin, Gandalf), les autres protagonistes sont réduits à leur plus
simple description, voire à quelques archétypes(tel nain est gourmand,
tel autre est jeune et insouciant, tel autre est fort...), une fois
encore le procédé est parfaitement adapté au niveau de lecture des
enfants, sans pour autant devenir fastidieux pour les lecteurs plus âgés
et forcément plus chevronnés.
Sur le plan psychologique, Le Hobbit
s’inscrit dans un modèle assez classique de littérature enfantine,
l’aventure de Bilbo est évidemment une quête vers la maturité, en cela
il s’impose comme un pur roman initiatique. Bilbo sortira de son
aventure grandi et doté d’une plus grande confiance en soi, le monde
extérieur lui apparaîtra moins menaçant. Au fil du récit, la
personnalité de Bilbo s’affirme, son rôle au sein de la compagnie
devient prépondérant et ses initiatives se multiplient selon un schéma
désormais traditionnel. En somme Le Hobbit est une excellente métaphore
du passage vers l’âge adulte, même s’il faut bien garder à l’esprit
qu’il s’agit avant tout d’un très bon roman d’aventure.