Originaire du Minnesota, Mary Ellis est
bien connue des lecteurs nord-américains, en raison de ses
nombreuses nouvelles publiées dans la presse américaine (tradition
bien ancrée aux Etats-Unis et toujours vivace), mais ne se fit
connaître du public francophone qu’à partir de la publication de
Wisconsin, qui lui valut un succès fulgurant en 2007.
Chronique familiale sur fond de guerre
du Vietnam, Wisconsin est aussi un roman de terroir, celui de cette
région sauvage bordée par le Michigan à l’Est, le Minnesota à
l’Ouest et les grands lacs au nord. Sa littérature se rapproche,
toutes proportions gardées, de cette mouvance très américaine
appelée, faute de mieux, “nature writing”. Mais point de
considérations philosophico-politiques dans Wisconsin, qui se
rapproche davantage des romans de Jim Harrison (écrivain voisin sur
le plan géographique) que des essais d’Henri David Thoreau.
Récit polyphonique se déroulant sur
trois époques différentes, Wisconsin raconte l’histoire conjointe
de deux familles. Les Lucas, issus d’immigrants allemands venus
s’installer tardivement dans le nord de l’état, et les
Morisseaux, dont le mari Ernie est d’origine indienne par ses
parents. Les deux familles vivent dans des fermes voisines, mais
n’ont que peu en commun. Ce sont les enfants des Lucas, Bill et
Jimmie, qui finiront par briser la glace et par tisser des relations
étroites avec les Morisseaux. Il faut dire qu’Ernie et son épouse,
Rosemary, n’ont jamais eu d’enfants et que les deux garçons
souffrent du comportement autoritaire de leur père, alcoolique
notoire, qui n’a jamais réussi à faire décoller son exploitation
agricole. Emporté, violent, menteur et veule, John Lucas maltraite
sa femme et ses garçons, se glorifie d’un passé d’ancien
combattant purement imaginaire et méprise ses voisins au-delà du
raisonnable. Tous ceux qui font d’ailleurs preuve de plus de
réussite, de courage ou d’intelligence provoquent son ire, un
courroux que John ne sait exprimer que par des insultes et des coups,
surtout envers les plus faibles. Claire sa femme, autrefois jolie
jeune-femme enjouée et dynamique, bien plus éduquée et instruite
que son mari, a vu son éclat se ternir sous les violences de son
époux, sa beauté s’est fanée, son corps s’est émacié et ses
mains sont devenues sèches et calleuses. Malgré l’amour qu’elle
porte à ses enfants, Claire se montre distante et parfois absente,
elle se replie au fond de son être, puisant sa force dans une
certaine forme de déni. Quelques arpents de terre plus loin, la
ferme des Morisseaux semble être un havre de paix. Sans pour autant
être aisés, Ernie et Rosemary, travaillent avec ardeur et
intelligence pour exploiter une terre hélas ingrate sous un climat
souvent rude. Leur amour solide rassure les deux garçons, qui
trouvent auprès du couple un foyer de substitution, au grand dam de
John Lucas, qui vit comme un affront l’intérêt que les Morisseaux
portent à ses enfants. Jimmie l'aîné, part souvent chasser avec
Ernie dans les forêts et les marécages qui bordent leur propriété,
il fait preuve d’un talent certain à la carabine et montre tout
autant d’enthousiasme à pêcher. Bill, bien plus jeune, se réfugie
souvent dans la cuisine de Rosemary. Désormais plus grand et plus
fort que son père, Jimmie n’a plus grand chose à craindre de ses
coups, mais en grandissant, l’ado rebelle devient lui aussi plus
dur et finit par s’enrôler pour partir au Vietnam, sans doute pour
échapper à l’atmosphère familiale délétère. Hélas, il y
laissera la vie, soufflé par un jet brûlant de napalm destiné
pourtant à l'ennemi. Bill et sa mère se retrouvent désormais seuls
face à John, Jimmie ne pourra plus jamais prendre soin d’eux et
les protéger. Mais pour Bill, son frère n’a pas complètement
disparu, son esprit rôde dans la forêt où il aimait chasser, son
image hante encore ses rêves de manière tellement prégnante et la
nuit venue, alors que la faible lumière du réverbère de la cour
peine à déchirer l’obscurité, il lui semble entendre sa voix
l’appeler depuis les ténèbres.
Roman délicat par la fine description de ses personnages et par son écriture d’une grande sobriété, Wisconsin se révèle sur le fond moins aisé à appréhender en raison de sa brutalité et de sa violence psychologique. Loin de toute forme de misérabilisme, le récit, bien au-delà de se dureté, relève d’une certaine manière de la leçon de philosophie. Sans jamais se complaire dans le déterminisme social, il en mesure les effets, décrivant sa mécanique implacable, notamment la propension des êtres humains à reproduire les erreurs et les schémas familiaux… pour mieux s’en extraire par la suite. Wisconsin est une leçon de vie à lui tout seul, il nous enseigne que l’on peut puiser une certaine force dans la douleur, mais qu’il est bien difficile de surmonter ses difficultés sans l’aide des autres. Aussi antipathique soit-il, John Lucas ne fait que reproduire le schéma paternel auquel il a été confronté durant son enfance, le seul qu’il ait connu et qui soit pour lui un repère. Sa capacité à enfiler des oeillères ne le distingue ni plus ni moins du commun des mortels et sa veulerie ne fait que masquer son propre désespoir face à l’échec patent de sa vie. Mais la plus grande erreur de John Lucas c’est de ne pas avoir eu le courage d’accepter l’aide des autres. Ainsi, ce roman, sombre par bien des aspects, est une leçon de vie à la fois douce et amère, qui transpire d’une humanité sincère et qui, sans jamais se montrer moralisateur ou impudique, trace un chemin qui se conclut par une note lumineuse. Voilà un roman profondément humain et empathique, d’une sobriété exemplaire et d’une profondeur rarement atteinte.
10 commentaires:
J'ai cru comprendre aussi que ça aurait pu être du Jim Harrison,donc je pense le lire.Le thème a l'air bouleversant.
Bonne année à toi et de bons moments à partager sur ton Blog.
Bonne année également, remplie de beaux livres et de lectures passionnantes.
Wisconsin -> nature writing -> C.D. Simak
Bonne année 2020 !
"Cet œil, le ciel" de Tim Winton m'avait plu ..L'histoire d'un gamin dans le bush
australien qui voit sa famille se fissurer.
ça tombe bien j'adore Tim Winton.... et je n'ai pas encore lu celui-ci. Merci Carmen !
Bonne année Soleilvert !
De rien Manu;avec plaisir.
Sur le même thème ,pour ceux qui apprécient la littérature australienne;"Cloudstreet" de Tim Winton (à trouver d'occase car il n'est plus édité.)
je te fais un retour sur "Wisconsin".
j'ai beaucoup aimé. C'est bien écrit et l'auteure décrit bien comment l'alcoolisme de ce père casse la famille et désunit le foyer.
On aurait pu croire que Bill reproduise toute sa vie ce schéma, qu'il reste fragile et immature mais la dernière partie est positive disons, et nous fait croire que l'on n'est pas forcément condamné à rester prisonnier de son enfance.
Dans le roman la nature et l'amour semblent le sauver du désastre.
Merci pour ton retour Carmen et ravi que le roman t'ait plu !
Je souscris pleinement à ta dernière remarque, même si par les temps qui courent les gens semblent ne plus croire à cette leçon de vie.
De rien Manu.
En tous les cas je lirai autre chose de Mary Ellis car c'est une belle découverte.
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