Évoquer
sur ce blog l’une des oeuvres les plus connues de Jiro Taniguchi
apparaît certainement comme une facilité, mais une facilité que je
m’autorise pour une raison finalement assez simple, c’est le premier
manga grâce auquel j’ai découvert que la bande dessinée japonaise avait
autre chose à raconter que des histoires de robots et d’enfants dotés de
pouvoirs surhumains. Certes, j’avais auparavant lu Akira ou bien encore Mother Sarah, mais leurs thématiques restaient assez conventionnelles dans le paysage du manga, même si le ton était résolument différent. Quartier lointain a
été pour moi une véritable révélation, enfin le manga devenait adulte
et brassait des thématiques plus matures. Évidemment, cette réflexion
était surtout révélatrice de mon manque de connaissances de l’univers du
manga, dont la profusion et la richesse sont amorties par le filtre des
frontières ; malgré l’abondance, une partie infime de ce qui est publié
au Japon arrive en France. A tort ou à raison, Jiro Taniguchi m’est
toujours apparu comme un mangaka singulier, voire isolé, un artiste qui
prend le temps de créer et de penser, loin du rythme effréné de la
production actuelle, et après avoir exploré une bonne partie de sa
production traduite, j’avoue n’avoir quasiment jamais été déçu. Quant à Quartier lointain
c’est un peu ma madeleine de Proust en matière de manga, un livre que
je relis régulièrement avec toujours autant de plaisir. Et puis sait-on
jamais, il y a encore peut-être des internautes qui ne connaissent pas
Taniguchi, auquel cas je les envie de découvrir un auteur si rare et si
précieux.
Quartier lointain
est une oeuvre que l’on peut rattacher à la seconde phase de production
de Jiro Taniguchi, la plus personnelle et la plus intéressante sur le
plan thématique, elle fait d’ailleurs écho à une autre oeuvre maîtresse
de Jiro Taniguchi, Le journal de mon père.
On y sent poindre des éléments autobiographiques bien plus prégnants et
l’influence européenne atteint ici son paroxysme, à la fois dans le
dessin et dans la narration. Hiroshi Nakahara, quadragénaire fatigué et
légèrement dépressif, prend le train qui le ramène d’Osaka à Tokyo. Sur
le trajet il découvre qu’en réalité ce train le conduit tout droit vers
la ville de Kurayoshi, dans la préfecture de Tottori (région dans
laquelle Taniguchi a grandi et qui était déjà le décor du Journal de mon père),
une petite ville tranquille et sans histoire dans laquelle il a vécu
toute son enfance. Durant le trajet, le paysage évoque des souvenirs qui
resurgissent des profondeurs de sa mémoire et se mêlent au présent.
Hiroshi profite néanmoins de ce petit contretemps pour faire un
pèlerinage sur les lieux de son enfance et sur la tombe de sa mère,
décédée quelques années auparavant. Sans que l’on en connaisse les
raisons, Hiroshi est en réalité propulsé vers le passé et se retrouve
incarné dans son propre corps, à l’âge de 14 ans (Il s’agit du seul
élément fantastique du livre et il fait fonction de procédé narratif
avant tout). Dépositaire de l’intégralité de sa mémoire d’adulte, de ses
compétences et de sa connaissance des événements futurs, Hiroshi, après
une phase d’incrédulité assez brève, réalise qu’il a désormais une
prise sur son destin, mais aussi et surtout sur celui de sa famille.
Sans qu’il en connaisse ni les raisons ni les motivations, dans quelques
mois, son père quittera le foyer familiale et abandonnera, sans un mot,
femme et enfants pour ne plus jamais réapparaître. Du haut de ses 14
ans, mais fort de toute l’expérience d’un homme de 48 ans, Hiroshi va
donc tenter de comprendre pour quelles raisons son père, un homme en
apparence heureux et fier de sa famille, s’apprête à prendre une
décision aussi douloureuse. Hiroshi peut-il modifier l’avenir, doit-il
le faire, quelles pourraient en être les conséquences sur sa vie future ?
En d’autres termes, influencer le cours des événements fera-t-il peser
une menace sur sa propre famille trente ans plus tard. Tels sont les
questionnements qui le traversent alors que le cours du temps semble
avoir déjà dévié.
Empreint d’une grande nostalgie, Quartier lointain
est une oeuvre puissante et chargée en émotion, qui évoque avec
intelligence et finesse des thématiques rarement abordées dans la bande
dessinée. On pourrait croire l’oeuvre définitivement tournée vers le
passé, mais elle est puissamment ancrée dans le présent, dans les
réflexions qui émergent chez Hiroshi adulte, en résonance avec son
propre passé. Dans sa volonté inconsciente de reproduire sa propre
histoire, dans son incapacité initiale à donner du sens à sa vie de
famille et à saisir un bonheur qui lui tend les bras, Hiroshi présente
tous les symptômes de l’homme malade de son passé, un passé occulté, sur
lequel il a posé une chape plomb en apparence hermétique. D’une lenteur
savamment orchestrée, Quartier lointain
prend le temps de saisir toute la poésie de ces instants magiques et
porte sur le passé un regard certes nostalgique, voire mélancolique,
mais rempli d’amour et de compréhension.
4 commentaires:
Moi, j'ai commencé par "le journal de mon père". Après ça, il est difficile de trouver des mangas intéressants. Mais on peut y arriver... Je viens d'en lire un dans l'étrange et le fantastique, assez violent : Tajikarao, qui raconte la lutte d'un village contre des Yakuzas qui veulent transformer leurs rizières en décharge de produits toxiques. Pas mal, mais il manque toute la délicatesse des histoires de Taniguchi...
Chef d'oeuvre que ce manga.
En parlant de facilité, je suis en train de faire pire (Reouven). Rien de tel en fait pour retrouver le plaisir de la lecture que de se plonger dans des textes éprouvés.
Je viens de relire "Le journal de mon père", fabuleux également. J'ai été un poil moins emballé par "Les années douces", terminé hier soir, mais ça reste à des années lumières au-dessus de la production moyenne en BD (tous genres confondus).
Très très beau et c’est vrai on ne se lasse pas de le relire Quartier
lointain.
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