Enfant
chéri de la littérature britannique David Mitchell continue d’avancer
sur le chemin de l’accomplissement littéraire total en publiant au début
de l’année 2012 Les mille automnes de Jacob de Zoet,
un roman historique qui semble rompre avec ses thèmes et ses techniques
d’écriture favorites. En apparence seulement, car si le dernier roman
de l’écrivain anglais se veut plus linéaire et plus classique dans son
approche, il ne se contente pas de se reposer sur des techniques de
narration conventionnelles et bien que se déroulant dans le Japon de la
fin de XVIIIème siècle, il entre subtilement dans le cadre de l’oeuvre
globale de David Mitchell, dans ce méta-roman étonnant et ambitieux que
l’auteur avait patiemment développé dans Ecrits fantômes et Cartographie des nuages.
En
fin connaisseur du continent asiatique, où il a vécu de nombreuses
années, David Mitchell a choisi le Japon et plus précisément la fin de
l’ére edo, qui marque dans ce pays les derniers soubresauts du
féodalisme, pour développer l’intrigue de son roman. Cette période est
l’une des plus intéressantes dans l’histoire du Japon car elle marque la
fin du shogunat. En l’espace de quelques décennies, les fondations d’un
empire tenu de main de maître par les shoguns Tokugawa implosèrent et
la dictature militaire, qui eut le mérite de maintenir dans une certaine
mesure la paix dans l’archipel durant plusieurs siècles, dut s’effacer
face la puissante montante de l’empereur. Mais Mitchell ne s’intéresse
pas exactement à la restauration du pouvoir impérial, elle n’est
d’ailleurs pas vraiment d’actualité dans le contexte historique de son
récit, qui se déroule au tout début du XIXème siècle, soit environ
soixante-dix ans avant la restauration Meiji. Cette date choisie par
l’auteur n’est cependant pas tout à fait innocente, sur le plan
historique le Japon vit effectivement les dernières années de son
isolement total face au reste du monde et Mitchell s’intéresse aux
prémices de cette ouvertures, aux signes avant-coureurs de la fin d’une
époque éminemment symbolique pour le Japon. Un peu comme on observe les
premières fissures d’un mur prêt à s’effondrer, lentement mais sûrement.
Pour les lecteurs familiers de l’oeuvre de Mitchell, Les mille automnes de Jacob de Zoet
a quelque chose de déstabilisant car l’auteur semble avoir voulu rompre
avec le roman choral qui était jusqu’à présent sa marque de fabrique.
Mais si les lignes narratives qui traversent ce livre sont
effectivement moins nombreuses, Mitchell ne se focalise pas uniquement
sur le fameux Jacob de Zoet et multiplie les points de vue et les
personnages, sans pour autant s’éloigner comme par le passé de son sujet
principal ; le roman gagne ainsi en unité ce qu’il perd en complexité.
Cela ne fait pas pour autant de Les mille automnes de Jacob de Zoet
un roman facile d’accès, sur le plan littéraire on reste bien au-dessus
de la production actuelle et la construction narrative, en apparence
simple cache en réalité de nombreuses subtilités. Le roman se déroule
quasiment intégralement à Nagasaki ou dans les environs immédiats, pour
une raison finalement assez simple, la ville était à l’époque la seule
porte d’accès au Japon pour les occidentaux. Les comptoirs commerciaux
étrangers (hollandais en l'occurrence) étaient donc installés à
Nagasaki, nul occidental n’était autorisé à franchir les limites de la
ville sans autorisation exceptionnelle des autorités japonaises, de même
qu’aucun Japonais n’avait le droit de quitter le pays, sous peine de
mort. Le Japon demeurait un pays extrêmement fermé et rétif à toute
forme de modernisation, qui aurait pu faire vaciller dangereusement
l’ordre établi depuis des siècles. Ce qui n’empêcha pas les personnages
les plus puissants du pays de saisir toute l’importance et les bénéfices
qu’ils pouvaient tirer de leurs relations commerciales avec l'occident
ou la Chine. C’est la raison pour laquelle malgré les tensions créées
par les missionnaires chrétiens, qui donnèrent lieu à de sévères
répressions de la part des Japonais, le port de Nagasaki continua à
prospérer, en particulier grâce aux Néerlandais.
Neveu
d’un pasteur néerlandais, Jacob de Zoet espère bien faire fortune en
Asie afin de pouvoir épouser une jeune fille de bonne famille dont il
est tombé amoureux. Jacob est donc expressément envoyé au Japon afin de
redresser les comptes de la compagnie néerlandaise des Indes orientales
aux côtés d’un certain Vorstenbosch, appelé à devenir chef de la
délégation commerciale néerlandaise. Arrivé à Nagasaki, plus précisément
sur l’ïle de Dejima où sont consignés les occidentaux, Jacob est
confronté à la corruption, au clientélisme et aux manoeuvres plus ou
moins subtiles de ses compatriotes pour s’arroger du pouvoir et amasser
un maximum de richesses. Un peu déstabilisé par l’accueil qu’il reçoit à
la fois de ses compatriotes, mais également des Japonais, qui
interdisent également aux occidentaux d’apprendre leur langue, Jacob
tente de préserver son intégrité, quitte à s’attirer les foudres de ceux
dont il contrarie les plans. Dans cet océan de déceptions et de
vexations, il fait la connaissance d’Orito, une jeune sage-femme issue
d’une respectable famille de samouraïs dont une partie du visage a été
brûlée. Jacob est malgré tout fasciné par la beauté et par la grâce de
la jeune femme, mais également par son érudition et lui fait une cour
discrète et subtile. Ce qu’il ne sait pas c’est qu’Orito a déjà vécu un
amour contrarié avec Uzaemon, l’interprête attitré de Jacob et
l’intermédiaire par lequel il lui fait parvenir ses messages. Jusqu’au
jour où la jeune femme disparaît mystérieusement, enlevée ou séquestrée
dans un monastère à la réputation sulfureuse, tenue par l’abbé Enomoto,
un personnage obscur et si puissant que le représentant du shogun
lui-même prend soin de ne pas le contrarier.
Roman d’aventure, roman historique, roman d’amour... Les mille automnes de Jacob de Zoet
est tout cela à la fois, mais ce qui force le respect et l’admiration
c’est une fois de plus la maîtrise de la narration et la qualité de la
plume de David Mitchell. Admirablement écrit, le roman est également
d’une rare érudition, Mitchell connaît extrêmement bien le Japon pour y
avoir vécu de nombreuses années et si la qualité de sa documentation
historique ne fait aucun doute, sa connaissance des traditions, des us
et des coutumes, mais également de l’esprit japonais font certainement
la différence. Les mille automnes de Jacob de Zoet
n’est pas seulement un bon roman sur le Japon, c’est un roman qui
maîtrise parfaitement les codes de la société japonaise et tout ce
qu’elle a d’implicite. Plus étonnant, Mitchell reste fidèle a ses
habitudes et flirte avec un registre fantastique dans lequel on ne
l’attendait plus, ou tout du moins pas dans ce roman, mais de manière
extrêmement légère et fine. Une direction dans laquelle il ne
s’engouffre heureusement pas totalement, mais qui s’intègre parfaitement
au récit. Mais le plus important réside dans un point bien précis : Les mille automnes de Jacob de Zoet
est probablement l’une des histoires d’amour les plus belles que j’aie
pu lire depuis 36 ans, Mitchell ne commet absolument aucune faute de
goût et fait preuve d’une subtilité et d’une poésie dont on peine à
trouver l’équivalent. C’est beau, c’est subtil et c’est bien évidemment
d’une tristesse infinie, sans pour autant tomber une seule fois dans le
pathos. Tout simplement admirable.
3 commentaires:
Passionnant ton compte-rendu.
Au passage, bonne année.
SV
Oui, bonne année 2013.
Ce bouquin démontre, s'il était besoin de le rappeler, tout le talent de Mitchell.
La narration est effectivement subtile et érudite mais jamais ennuyeuse; les personnages sont bien vivants, émouvants.
Une pure délectation. Un de mes grands moments de lecture pour 2012.
Mais qu'est-ce que les éditeurs attendent pour traduire Number9dream ?
Bonne année 2013 à vous deux ainsi qu'à tous ceux qui fréquentent de temps à autres ce blog. Sinon pareil que Slicte, j'attends avec impatience la traduction du prochain Mitchell.
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