A l’été 1979, le groupe Daisy Jones & The six livre à
Chicago l’un des concerts les plus mémorables de l’histoire du
rock. Le groupe est alors au sommet de sa gloire et son troisième
album, Aurora, après avoir été immensément salué par la
critique, s’arrache dans les bacs des disquaires. Mais ce que le
public ne sait pas encore, c’est que ce concert sera le dernier. En
pleine gloire, le groupe se déchire et se sépare. Daisy Jones &
The six ne remontera jamais sur scène et ne publiera plus aucun
album. Personne ne sut jamais pourquoi. Musiciens, fans, managers,
amis et proches livrent dans cet ouvrage leurs témoignages pour
raconter l’ascension fulgurante, puis la chute d’un groupe
désormais devenu mythique.
L’histoire débute
à Pittsburg à la fin des années soixante. Elevés par une mère
célibataire, Billy et Graham Dunne se prennent très de tôt de
passion pour la musique et forment dès l’adolescence leur premier
groupe, les Dunne Brothers. Ils invitent le batteur Warren Rhodes, le
bassiste Pete Loving et le guitariste rythmique Chuck Williams à les
rejoindre. Le groupe se taille un petit succès local, écume les
mariages et les bars du coin avant de connaître un premier écueil.
Chuck est appelé sous les drapeaux et doit partir au Vietnam. Il est
alors remplacé par le jeune frère de Pete, Eddie Loving. Repéré
lors d’une prestation à Baltimore par le leader des Winters, qui
les invite à faire la première partie de leurs concerts, le groupe
en profite pour débaucher Karen Sirko, qui jouait alors du clavier
pour les Winters. Les Dunne brothers changent alors de nom et se
rebaptisent The six avant d’entamer leur propre tournée. Lors d’un
concert à New York, ils font la rencontre de Rod Reyes, qui
deviendra leur manager et leur marchepied vers le succès. C’est ce
dernier qui leur suggère de quitter la côte Est pour tenter
l’aventure à Los Angeles. Sur place, le groupe tente de percer sur
la scène indépendante et se fait remarquer par Teddy Price, un
producteur influent chez Runner records, qui décèle immédiatement
le potentiel des Six.
Née d’un père
peintre et d’une mère mannequin, Daisy est une adolescente qui
grandit dans une certaine solitude. Ses parents lui portent peu
d’intérêt et lui laissent une grande liberté, qu’elle met à
profit pour sortir dans les bars de sunset street (Los Angeles). Elle
vient y écouter les groupes de rock qui la passionnent et joue de sa
plastique avantageuse pour se mêler aux groupies et participer aux
soirées festives après les concerts. Elle y perd sa virginité à
quinze ans, ainsi qu’une certaine innocence. Mais d’un
tempérament passionné, Daisy ne se laisse pas démonter et refuse
qu’on la cantonne au rôle de groupie. Alors qu’elle sort avec le
chanteur des Breeze, Wyatt Stone, elle tombe sur l’ébauche d’une
chanson qui semble parler d’elle. Les couplets lui semblent plutôt
pauvres et le refrain peu accrocheur, elle suggère alors à Wyatt de
modifier son texte en profondeur et lui propose quelques idées, dont
le compositeur s’empare immédiatement. Tiny Love devient
rapidement le plus grand succès des Breeze. Mais Daisy ne veut pas
être la muse d’artistes en manque d’inspiration, elle souhaite
créer ses propres chansons et bien évidemment les interpréter.
Alors elle écrit et consigne toutes ses chansons dans un petit
carnet qui, pense-t-elle, finira bien par retenir l’attention d’un
membre influent de la scène musicale. Mais finalement, c’est grâce
à sa voix que Daisy finit par se faire remarquer. Alors que son
petit ami de l’époque, le chanteur du groupe Mi Vida, l’invite à
monter sur scène pour interpréter une reprise, Daisy fait
sensation. Runner records tente de lui faire signer un contrat, mais
refuse systématiquement ses textes.
Du côté des Six,
la sortie de leur premier album, puis la tournée qui s’ensuit,
permettent au groupe de faire sensation. Mais déjà le succès
naissant bouleverse l’équilibre du groupe. Billy prend de plus en
plus l’ascendant sur les autres musiciens ; il impose ses textes,
ses compositions, ses arrangements tout en résistant mal à la
pression et aux excès qui accompagnent forcément la folle ascension
des Six. Les filles se bousculent dans les loges, l’alcool et la
drogue coulent à flot et les soirées qui suivent les concerts se
transforment en véritables orgies. Billy perd de plus en plus le
contrôle sur son processus créatif et cède à tous les excès.
Il lui faudra tout l’amour de son épouse, Camila, et une petite
cure de désintox pour reprendre les rênes de sa vie. C’est Teddy
Price, leur producteur commun, qui mettra en relation les Six avec
Daisy Jones. Alors que la jeune femme refuse d’enregistrer la
moindre chanson dont elle n’aurait pas écrit le texte, Teddy lui
propose une collaboration avec les Six. Ces derniers sont sur le
point de finaliser leur second album, mais le label, tout en
reconnaissant la qualité des compositions, cherche un morceau
susceptible de faire un hit. Teddy espère que cette collaboration
donnera lieu à une nouvelle alchimie et apportera la petite
étincelle qui manque encore à l’album. C’est le début d’une
fructueuse, mais tumultueuse association entre les Six et Daisy
Jones. La collaboration entre Billy et Daisy, co-architectes des
principaux succès du groupe, mais duo aux relations orageuses et
conflictuelles, donnera lieu à la création de l’album Aurora,
chef d’oeuvre de l’histoire du rock et testament bien malgré lui
d’un groupe parvenu au sommet de son talent créatif.
Daisy Jones &
The six, au risque de vous décevoir, n’est hélas qu’une
fiction. Le groupe n’a jamais existé, mais à travers son parcours
on peut tout de même déceler un certain nombre d’influences. Les
amateurs de rock des seventies auront sans doute détecté de
nombreuses similitudes avec le groupe Fleetwood mac (seconde
génération, pas le groupe initial créé par Peter Green), dont
l’album Rumours (énorme succès lors de sa sortie en 1977) connut
un processus créatif assez complexe, pour ne pas dire tumultueux. La
relation d’amour/haine entre Billy Dunne et Daisy Jones, s’inspire
en grande partie de celle qui se tissa entre Stevie Nicks (chanteuse
des Fleetwood mac) et Lindsey Buckingam (lead guitariste). Construit
sous la forme d’un documentaire recueillant les témoignages
croisés des musiciens, des producteurs, managers et de quelques
proches du groupe, le roman a l’intelligence de varier les points
de vue, mais aussi la vision et l’interprétation que chacun a pu
avoir de cette courte mais intense aventure musicale. Certaines
anecdotes sont ainsi racontées sous deux angles différents ou
simplement se complètent pour élargir la focale. Les témoignages
courts et intenses s’enchaînent à une vitesse vertigineuse,
parfois entrecoupés de petites synthèses explicatives, rares, mais
toujours placées de manière pertinente. C’est
indiscutablement superbement construit et rappelle l’excellent
Please Kill Me (un vrai documentaire cette fois sur l’histoire du
punk).
Le moteur de cette
histoire, c’est bien évidemment la relation complexe qui unit
Billy et Daisy, une relation puissamment créatrice mais qui s’avère
destructrice, leurs égos se heurtent et se complètent à merveille
tout autant que leurs imaginaires respectifs, profondément
mélancoliques, se télescopent et explosent en particules d’énergie
pure. Billy et Daisy s’aiment autant qu’ils se haïssent,
s’admirent mutuellement tout autant qu’ils se détestent, se
déchirent puis se réconcilient dans la minute qui suit. La présence
de l’autre leur semble insupportable tout autant qu’elle leur est
nécessaire, voire vitale. Ensemble ils créent des textes et des
compositions d’une intensité folle, se répondent l’un à
l’autre par couplets interposés, entrelacent leurs âmes par des
vers d’une beauté à couper le souffle et se brisent le coeur à
coups de punchlines dévastatrices. Car leur amour, aussi puissant et
intense soit-il, est impossible et ne peut trouver de fin heureuse.
Quant aux autres membres du groupe, ils sont de facto exclus de ce
processus créatif parfaitement binaire et se retrouvent réduits à
la condition d’exécutants, de musiciens de studio à qui on
demande de jouer une partition à laquelle ils n’ont guère
participé, exacerbant ainsi les tensions.
La démonstration
est parfaitement implacable et retranscrit avec finesse et justesse
les jeux de pouvoir qui peuvent s’exercer au sein d’une formation
musicale, où les égos et les susceptibilités des uns et des autres
finissent souvent par s’entrechoquer. Mais la réussite de cette
plongée au cœur des relations d’un groupe de rock ne doit pas
faire oublier la richesse de la reconstitution historique, qui nous
ramène cinquante ans en arrière, dans cette époque d’une
richesse musicale inouïe et d’une liberté absolument fascinante.
Bref, si vous êtes un amateur de rock des seventies, Daisy Jones &
The six est un incontournable et devrait vous pousser à exhumer de
vos armoires vos vinyles les plus précieux. Sortez-les de leurs
pochettes, époussetez-les avec amour avant de les placer sur votre
platine puis de poser délicatement le saphir sur les microsillons,
et pensez à ce que l’album Aurora aurait pu vous procurer comme
plaisir s’il avait vu le jour.
NB : à noter que le
roman a inspiré une excellente petite série télé, diffusée si je
ne m’abuse sur Prime et qui s’avère très fidèle à l’esprit
du livre. La partie partition musicale est en demi-teinte, mais les
acteurs sont formidables.