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dimanche 3 novembre 2024

Comme un polar (très noir) : Tokyo Vice, de Jake Adelstein

 À mon tour d’aborder le Japon, avec en contrepoint absolu de la douceur de Hiro Arikawa, les enquêtes sanglantes de Jake Adelstein. Il ne s’agit pas d’une fiction, mais du récit d’une vie un peu particulière.

Jake Adelstein, jeune Juif du Missouri que rien ne prédestinait à tomber amoureux du Japon, décide de faire ses études à l’université Sophia de Tokyo. À la fin desdites études, définitivement sous le charme, il arrive à se faire embaucher comme journaliste dans un des grands journaux japonais, le Yomiuri Shibun. Il est le premier gaïjin à être embauché pour un grand quotidien japonais, mais va devoir donc faire ses classes comme n’importe quel autre journaliste débutant, c’est-à-dire à la rubrique des faits divers, à la poursuite du scoop.

Il nous décrit avec truculence ses années d’apprentissage, mais aussi la face non pas sombre mais carrément noire du Japon. Car si ce pays est réputé très sûr, il n’en compte pas moins son lot de crimes, d’escroqueries, de viols, de détournements de fonds, de trafics en tous genres, entre criminels organisés et psychopathes (les une et les autres se confondant parfois).

Jake mêle avec bonheur dans la première partie de son livre ses récits d’apprentissage, les liens tissés avec ses informateurs, ses méthodes d’enquête, avec ses sujets d’enquête, parfois tellement glauques qu’il m’a fallu faire plusieurs pauses dans ma lecture pour arriver à digérer les morceaux d’inhumanité qu’il décrit dans les bas-fonds de Tokyo ou surmonter les descriptions sexuelles des quartiers de prostituées et des bars à hôtesses. Mais c’est justement en mêlant les deux qu’il arrive à nous faire comprendre sa vie de vie de reporter et à ne pas nous faire décrocher de cet univers de violence monstrueuse.

Car dans un second temps, il va nous raconter l’enquête qui a bouleversé sa vie, et failli d’ailleurs y mettre un terme. Il a en effet découvert, pas tout à fait par hasard, qu’un chef yakuza avait réussi à se faire opérer aux USA, et pas n’importe quelle petite opération, mais une greffe du foie. C’est en creusant le comment et le pourquoi qu’il arrivera à un point de non-retour où il mettra la vie de ses proches en danger pour continuer, sur plusieurs années, son enquête, et finir par faire tomber ce yakusa, au prix d’énormes sacrifices.


Les récits de Jake Adelstein ne sont pas à mettre dans toutes les mains : ils sont crus, sanglants, et choquants par bien des aspects. C’est une facette du Japon qui nous est rarement donné à voir. Et pourtant elle n’a en rien entamé l’amour de l’auteur pour ce pays qui est devenu le sien. Certes, il a côtoyé des yakusas qui pourraient en remontrer aux maffieux de Gomorra (bien loin des “hommes d’honneur ” et autres fadaises de bandits au grand cœur). Mais à côté de ces individus détestables, il a rencontré des figures solaires, comme l’inspecteur Sekiguchi, ou tout simplement sympathiques et humains, comme ses collègues du Yomiuri Shibun ou ses informatrices et informateurs divers. Autant de petits portraits d’humanité dans un monde difficile.


Tokyo Vice a inspiré une série sur Canal+, que j’imagine édulcorée, mais que je regarderai peut-être un jour rien que pour le plaisir de retrouver Ken Watanabe à l’écran. Ce n’est que le premier des livres de Jake Adelstein. Et comme un délicieux poison, je redoute autant que j’attends avec impatience de lire les prochains. Peut-être parce qu’on ne sort pas innocente et sans questionnements d’une telle lecture. Plus probablement pour retrouver ces figures solaires qui forment comme une lueur d’espoir sur ce fond si noir.

dimanche 20 octobre 2024

Rose sans épines : Le Jardin - Paris, de Gaëlle Geniller

C'est une histoire à l'eau de rose. Esprits forts, passez votre chemin, je vais vous parler d'amitié et d'amour, avec une histoire tendre qui parle de Rose mais pas d'épines.

Au cabaret des fleurs, Rose fait son premier spectacle de danse. C'est un succès, les éloges pleuvent et les admirateurs se font connaître rapidement, un en particulier, plus tenace que les autres au nom très évocateur d'Aimé. Et Rose va peu à peu sortir du cabaret comme le bouton de fleur éclos pour découvrir le monde.

Ce monde n'est pas rose, surtout quand on est un garçon qui aime s'habiller en fille et qui pratique le métier de danseur. Mais entouré de l'amour de toutes les siennes, guidé par celui qui l'aime tendrement, pas à pas, la fleur s'épanouit.

Voilà. C'est tout.


C'est bien maigre, diront les lecteurs du maître des lieux. Quoi ? par un mot sur les dessins, aussi doux, simples et colorés que l'histoire contée ? Quoi ? Pas de drame, de rebondissement, de violence, de suspense ? Non, ou si peu. Une balade, des rencontres, voilà tout.

Juste un joli petit roman graphique, qui interroge le sexe des anges et des protagonistes, les relations humaines dans l'entre-deux guerre.

Et si la curiosité vous a piqué ne serait-ce que du bout d'une épine, laissez-vous tenter par ce moment de douceur. Offrez-vous une parenthèse de bonheur dans le gris de notre vie quotidienne.

https://www.editions-delcourt.fr/bd/series/serie-le-jardin/album-jardin-paris 

(PS : pour une raison que j'ignore, impossible d'insérer une image, mais vous trouverez tout sur le site de l'éditeur).

jeudi 17 octobre 2024

Littérature de gare : Au prochain arrêt, de Hiro Arikawa

 

Je ne sais pas vous, mais moi les histoires de train, ça ne m’a jamais vraiment emballé, jusqu’à ce que je lise cet excellent petit roman de Hiro Arikawa et que, définitivement, je révise mon jugement à ce sujet. Pensez-donc, les voyages en train c’est déjà suffisamment ennuyeux sans que l’on s’inflige en plus de la littérature de gare au sens premier du terme. J’avais tout faux, le train c’est la vie et je m’en vais de ce pas vous dire pourquoi.


Dans ce court roman choral, l’auteur japonais nous invite à parcourir une ligne de train plutôt fréquentée du sud de l'île de Honshu, dans le sens Takarazuka-Nishinomiya au printemps et dans le sens inverse l’automne venu. En l’espace de huit chapitres, autant que d’arrêts en gare sur cette ligne, l’auteur propose des petites saynètes émaillées d’un florilège de personnages attachants et parfois décalés dont on découvre une tranche de vie à la fois innocente et révélatrice. Comment les gens se comportent-ils durant un voyage en train ? Que regardent-ils ? Sont-ils renfermés sur eux-mêmes le regard fixé sur l’écran de leur téléphone ou bien sont-ils ouverts aux autres et prompts à engager la conversation ? Évidemment, tout individu susceptible de vouloir s’affranchir des codes implicites du voyage en train, attirera immanquablement l’attention des autres voyageurs par sa singularité, celle qui intéresse bien évidemment Hiro Arikawa. Ainsi, le lecteur aura le plaisir de partager le trajet en compagnie de deux jeunes étudiants passionnés de lecture, qui ne cessaient de se croiser dans les allées feutrées de leur bibliothèque favorite et de se pister par lectures interposées. Il pourra également observer le petit manège d’un groupe de bourgeoises endimanchées dont le comportement bruyant et inconvenant  ne cesse d’agacer l’ensemble du wagon. A moins qu’il ne soit interpellé par le regard triste et embué de cette jeune cadre dynamique trompée par son fiancé au vu et au su de tout son service. La galerie de personnages ne s’arrête évidemment pas là et tout ce petit monde se croise et s’entrecroise tout au long du roman, constituant par petites touches un tableau contrasté et attachant de cet étrange microcosme, qui reflète imparfaitement mais néanmoins intelligemment la société japonaise. 


Honnêtement, il ne se passe pas grand chose dans ce récit, mais l’ensemble est habilement construit et la grande réussite du roman repose sur la capacité de l’auteur à mêler les destins à quelques mois d’intervalle. Une chambre d’écho en quelque sorte, qui permet d’élargir et de renforcer la perspective. Ces petits “rien” mis bout à bout font en réalité toute la richesse d’un roman qui aurait pu égrener les platitudes, mais qui parvient pourtant à rendre cette banalité absolument délicieuse. Sans doute est-ce lié en partie à l’écriture à la fois simple, épurée, mais pleine de douceur de l’auteur, qui en quelques traits de plume réussit à croquer un personnage d’une richesse étonnante. Bref, un bon petit roman, frais et léger, qui ne manque pas de profondeur pour autant. A déguster sans modération.






lundi 30 septembre 2024

Le soleil des Scorta, de Laurent Gaudé

 

Après avoir remporté le Goncourt des lycéens avec La mort du roi Tsongor en 2003, Laurent Gaudé enfonce le clou l’année suivante en remportant le Goncourt avec Le soleil des Scorta, une fresque historico-familiale, en partie inspirée par ses séjours réguliers dans les Pouilles, une région pauvre et aride du sud de l’Italie d’où son épouse est originaire. 


Baignée par les eaux turquoises et limpides de la mer adriatique et écrasée par un soleil implacable une grande partie de l’année, la région du massif du Gargano est l’une des plus pauvres d’Italie. C’est là que depuis les hauteurs, le petit village fictif de Montepuccio (largement inspiré par le village bien réel de Monte Sant’Angelo) domine cette splendide région. En ce début de XXème siècle, ses habitants vivent chichement de la pêche et des cultures d’oliviers; la vie n’y est guère rythmée que par les travaux des champs et les sorties en mer. C’est au cours d’une journée caniculaire que Luciano Mascalzone, un vaurien de la pire espèce tout juste sorti de prison, commet un viol alors que le village est écrasé par la torpeur estivale. Le crime ne restera pas impuni et lorsque les habitants réalisent l’ampleur de l’affront, ils se chargent de lapider le vaurien. Mais de cette union non consentie naît un enfant, un garçon qui dès sa naissance se retrouve orphelin, sa mère n’ayant pas survécu longtemps à son accouchement. Par charité, et contre l’avis de ses paroissiens, le curé du village sauve l’enfant et le confie à une famille d’un village voisin. C’est ainsi que naquit Rocco Scorta, qui devint une fois adulte l’un des pires bandits qu’ait connu la région, ainsi que le bourreau de Montepuccio. Rocco prenait ainsi un malin plaisir à rançonner, voler et tyranniser ceux qui avaient souhaité sa perte. Rocco se maria, avec une jeune sourde-muette qu’il avait certainement kidnappée au cours d’une de ses razzias, lui fit trois beaux enfants et construisit une splendide maison sur les hauteurs de Montepuccio. Bon an mal an, les villageois, qu’il avait pourtant spoliés et  tourmentés, finirent par le considérer comme une sorte de notable. Un glissement de mentalité facilité par des coups de force de plus en plus rares et de plus en plus éloignés de Montepuccio. Mais Rocco Scorta sentit un jour sa fin proche, il convoqua le curé et passa un pacte : il renonçait à toute cette fortune si mal accumulée, réduisant ainsi sa propre famille à la misère la plus crasse, mais en échange, tous les descendants des Scorta auraient droit aux funérailles les plus fastes jamais vues dans le village. Ainsi se poursuivit la malédiction des Scorta, pour le plus grand malheur des enfants de Rocco, désormais orphelins et sans le sou. 


Chronique familiale finalement assez classique, Le soleil des Scorta est une invitation au voyage et au dépaysement qui tient surtout au style tout à fait brillant de Laurent Gaudé. Le roman respire une certaine forme d’authenticité et nous plonge dans cette partie de l’Italie un peu hors du temps, qui ne suit que de très loin les évolutions de la société et regarde d’un œil alangui l’agitation du monde. Si bien qu’on peut avoir le sentiment, malgré les décennies qui défilent, que le temps est resté en suspens à Montepuccio. L’écriture de Laurent Gaudé, qui déploie ici un bien beau talent de conteur, est à la fois ciselée et incroyablement imagée, elle plonge le lecteur dans cette Italie un peu fantasmée, qui, sans pour autant nier les problèmes, nous fait immanquablement rêver. Les paysages, les saveurs et les fragrances des Pouilles assaillent le lecteur  dans un tourbillon de sensations organiques, presque charnelles, mais Laurent Gaudé prend soin heureusement de ne pas sombrer dans le cliché le plus éculé en rappelant que cette terre, aussi belle soit-elle, est aussi très dure et parfois ingrate.  En toile de fond, le roman propose évidemment une réflexion assez fine sur le poids de l’héritage familial, sur notre capacité ou notre incapacité à nous affranchir de notre passé et d’une certaine forme de déterminisme social.


vendredi 7 juin 2024

Gourmandise livresque : Le restaurant des recettes oubliées, de Hisashi Kashiwai

 

Je ne l’ai jamais caché, en plus d’être un amoureux du Japon et de sa culture, j’adore cuisiner (et accessoirement savourer un bon repas). Si bien que lorsqu’un roman promet de parler gastronomie japonaise, le tout sous un prisme fortement nostalgique, il coche toutes les bonnes cases pour finir sur ma pile à lire. Les réussites en la matière ne manquent d’ailleurs pas, que l’on évoque Le gourmet solitaire, Un sandwich à Ginza ou bien encore Les délices de Tokyo, à croire qu’il s’agit là d’une spécialité japonaise. Mais avec Le restaurant des recettes oubliées nous avons affaire à un véritable phénomène littéraire, vendu à plus de trois millions d’exemplaires au Japon, de quoi susciter une certaine curiosité. 


Le concept du roman est à la fois fort simple et terriblement astucieux. Dans une petite rue peu fréquentée de Kyoto, un homme, Nagare, et sa fille, Koishi, tiennent un petit restaurant dépourvu d’enseigne et de menu. On y sert une cuisine traditionnelle de grande qualité, constituée des meilleurs produits offerts par le Japon et réalisée par un maître au sommet de son art.  Mais le restaurant Kamogawa propose surtout un service à nul autre pareil, un véritable travail d’enquête qui permettra à quelques clients chanceux de retrouver un plat ou une spécialité qui a marqué de manière indélébile leur vie. Et c’est tout, oui, vous avez bien lu, le roman s’en tient strictement à ce concept et ne s’en écarte jamais. L’ensemble se présente donc sous la forme de chapitres assez courts mettant à chaque fois en scène un nouveau client et donc une nouvelle enquête pour notre chef-enquêteur et sa fille. Le tout n’est pas sans rappeler le manga La cantine de minuit de de Yarô Abe, lui aussi conçu sous forme de petites saynètes portées par des personnages hauts en couleurs et terriblement attachants. Le public est ici assez différent et la cuisine beaucoup plus haut de gamme malgré le décor très simple du restaurant,  peu susceptible d’appâter le chaland qui se serait égaré dans cette petite rue. Pour vivre heureux vivons cachés semble être la devise de maître Nagare, qui autrefois fut policier, mais s’intéresse désormais à des enquêtes de nature gastronomique.  Trouver le restaurant est déjà une épreuve en soi car le maître des lieux a poussé la logique jusqu’à supprimer l’enseigne de son restaurant et ne s’autorise qu’une petite publicité au message sybillin dans une revue gastronomique haut de gamme. 


Sur place, le client est invité à prendre un repas dont il ne peut choisir le menu, s’ensuit un bref entretien avec Koishi destiné à définir le plat dont il souhaite retrouver les saveurs. Souvent les indices sont minces car liés à une époque lointaine (l’enfance la plupart du temps) et l’affaire semble bien mal engagée, d’autant plus que les souvenirs ne sont guère fiables et que les clients ont tendance à enjoliver un passé empreint d’émotions fortes. Après une ellipse d’une quinzaine de jours, le client revient et constate ébahi que maître Nagare à réussi avec une étonnante perfection, mais un sens très sûr de la psychologie humaine, à retrouver les saveurs exactes aussi bien que les textures ou l’aspect du plat tant rêvé. Au maître évidemment d’expliquer par le menu de quelle manière il a remonté la piste  et enquêté pour assembler minutieusement les faibles indices qui étaient à sa disposition et réaliser cet exploit final. Ce systématisme dans la construction narrative aurait de quoi lasser sur la durée, mais en réalité le principe est assez amusant et l’auteur a eu l’intelligence de ne proposer qu’une demi douzaine de récits (qui se lisent du coup comme des nouvelles). L’ensemble se déguste de manière ludique et gourmande, sans aucun temps mort. Évidemment, il n’est ici pas seulement question de gastronomie. Les clients du restaurant Kamogawa sont, certes, d’authentiques gourmets et des amateurs de cuisine fine, mais ils sont surtout d’incurables nostalgiques hantés par leurs souvenirs, qu’ils soient liés à des actes manqués, des traumatismes ou bien simplement le résultat de la perte d’un être aimé. Ce sont ces failles qui les rendent touchants et qui contribuent à la grande réussite de ce roman qui, en dépit de sa légèreté apparente, dépasse heureusement le simple cadre de l’art culinaire.  


Dépassé par le succès de son œuvre, Hisashi Kashiwai a donné plusieurs suites aux aventures gastronomiques de Nagare et de sa fille, pas certain que le procédé puisse s’inscrire dans la durée, mais si vous êtes affamé, voilà de quoi vous rassasier. 


jeudi 30 mai 2024

Fiction historique : Shogun, de James Clavell

 

La sortie d’une nouvelle adaptation télévisuelle du roman de James Clavell, Shogun, a été marquée par un engouement que très honnêtement personne n’attendait. Il faut dire que l'œuvre avait déjà été adaptée à la télévision dans les années 80. Un Richard Chamberlain, un peu trop propre sur lui,  y interprétait le rôle principal en compagnie d’un Toshiro Mifune dont on se demandait ce qu’il était venu faire dans cette bluette parfaitement lisse et stéréotypée. Cette nouvelle adaptation en série de dix épisodes a vite fait de mettre les pendules à l’heure, Shogun n’a rien d’une bluette et frappe par le réalisme de ses décors, la qualité de ses costumes et l’efficacité de sa réalisation. 


Évidemment, à la suite de ces retrouvailles, votre serviteur a voulu en avoir le cœur et s’est dirigé tout droit chez son libraire pour se procurer le roman de James Clavell, deux épais volumes d’environ cinq cents pages chacun. De quoi occuper quelques soirées. Deux mots sur cette édition publiée chez Callidor, qui bénéficie d’une révision de sa traduction et dont l’éditeur nous promet cinq cents pages inédites (ce qui paraît surréaliste). Ne connaissant pas la traduction de 1978, je ne sais trop quelles modifications ont été apportées au texte, mais on imagine qu’elle avait été tout simplement massacrée puisque le roman fait un peu plus de mille pages. Néanmoins,  une chose est certaine, je n’ai jamais lu un livre truffé à ce point de fautes de français, de coquilles et autres erreurs de typographie. Visiblement, l’éditeur a fait l’impasse sur un sérieux travail de relecture et c’est bien dommage. La politique éditoriale laisse également une certaine amertume en bouche puisque Callidor avait choisi d’espacer la sortie des deux tomes d’environ deux mois (pile poil  le temps que la série soit diffusée sur Disney+). On comprend aisément que le roman ait été scindé en deux volumes, mais l’éditeur aurait pu choisir une sortie simultanée.  La couverture reprend les codes graphiques de la série TV, c’est de bonne guerre et on s’y attendait, mais en revanche le macaron promotionnel directement imprimé sur la jaquette promouvant la chaîne FX et Disney+ n’était pas indispensable. Personnellement, je suis vraiment déçu par Callidor, qui a par le passé montré un tout autre visage (l’édition de Salammbô est une merveille absolue). A cinquante euros  le roman, on était en droit d’attendre mieux de la part de cet éditeur. Heureusement, la mise en page est assez réussie.


Malgré ces regrets purement éditoriaux, le roman de James Clavell, à défaut d’avoir obtenu l’écrin qu’il méritait, est un petit bijou d’écriture et de savoir-faire. Un véritable page-turner comme disent les anglo-saxons, extrêmement prenant et loin d’être inintéressant sur le fond. Le roman se déroule au XVIème siècle, alors que le Japon s’apprête à rentrer dans l’ère moderne. Rappelons qu’à l’époque le pays s’ouvre au monde, notamment par l’intermédiaire des Portugais, qui commercent ardemment avec les populations locales et tentent d’évangéliser le pays par l’intermédiaire des Jésuites, avec plus ou moins de succès. Sur le plan politique, le Japon connaît depuis plus d’un siècle une grande instabilité et des guerres permanentes opposent les principaux Daimyos (les grands seigneurs). Trois grands unificateurs mettront fin à cette quasi-guerre civile : Oda Nobunaga, Hideyoshi Toyotomi et Ieyasu Tokugawa. Le roman s’inspire de cette période et de ses grandes figures historiques en changeant les noms toutefois et en brodant certaines situations. Il se déroule très exactement entre la mort de Hideyoshi Toyotomi (nommé Nakamura dans le roman) et la prise de pouvoir de Ieyasu Tokugawa (Toranaga dans le roman), qui vaincra tous ses adversaires, devenant à l’issue de la bataille de Sekigahara seul maître du Japon, ce qui lui permettra d’accéder au titre de Shogun (rappelons que depuis plusieurs siècles, l’empereur n’a plus aucun pouvoir temporel, son rôle est réduit à sa dimension religieuse et cérémonielle, c’est véritablement le Shogun qui gouverne). De fait, Tokugawa fera d’Edo (Tokyo) sa capitale, donnant ainsi le nom de période d’Edo à deux siècles et demi de paix et de stabilité politique. L’arrivée des Occidentaux (avant que Tokugawa ne ferme quasiment le pays à l’influence étrangère) marque aussi une rupture sur le plan militaire, grâce à l’introduction de l’armement moderne (mousquets et canons), assurant à ceux qui le détiennent un avantage tactique non négligeable sur le champ de bataille. Autre personnage d’importance, le roman met en scène un certain William Adams (John Blackthorne dans le roman, ou Anjin Sama selon son titre japonais), un navigateur anglais qui accosta sur les côtes du Japon avec seulement neuf rescapés parmi son équipage. Adams/Blackthorne est alors accusé par les Portugais d’être un pirate, son bateau est saisi et il est emprisonné avec ses compagnons. Mais Toranaga flaire la manipulation orchestrée par les Jésuites, qui voient d’un mauvais œil les anglais marcher sur leurs plates-bandes, et comprend rapidement que le navigateur anglais pourrait être un atout important dans la guerre qui l’oppose à un autre membre du conseil de régence, Mitsunari Ishida (Ishido dans le roman). Non seulement Blackthorne est un excellent navigateur, mais il dispose d’un navire puissant, de canons, d’une cargaison importante de mousquets et ses connaissances en matière de navigation et de construction navale pourraient s’avérer capitales (rappelons que les Japonais ne sont pas de grands navigateurs et qu’une flotte moderne, à l’image de celle de l’Angleterre ou du Portugal serait un avantage stratégique non négligeables). De fil en aiguille, Blackthorne finit par gagner la confiance de Toranaga, qui décide d’en faire son protégé. Il le nomme samouraï (et même hatamoto, c’est à dire vassal direct), lui confie un revenu non négligeable, une concubine pour tenir sa maison et le confie aux bons soins de dame Mariko (Tama Hosokawa en réalité), l’épouse de l’un de ses vassaux les plus importants, qui s’est convertie au christianisme et parle donc couramment latin et portugais. De quoi accélérer son apprentissage du japonais. C’est évidemment là que la fiction commence à dépasser les faits historiques, puisque les sources restent assez discrètes concernant le rôle que joua finalement Adams/Blackthorne au côté de Tokugawa/Toranaga. James Clavell construit donc une intrigue passionnante sur cette base, remplissant les zones d’ombre et imaginant une idylle secrète (mais purement fictionnelle) entre Blackthorne et Mariko.


“J'ai écrit "Shogun" pour combler un fossé entre l'Est et l'Ouest, et pour tenter d'expliquer la culture du Soleil Levant aux occidentaux par le biais de la fiction. L’œuvre est passionnément pro-Japonaise et je l'ai conçue avec soin et amour. D'une certaine façon, c'est mon cadeau au Japon.”

James Clavell


Si l’intrigue prend des apparences complexes lorsqu’il s’agit de la résumer, en réalité le récit de James Clavell est d’une grande fluidité. Certes, de nombreux personnages entrent en scène et il est parfois difficile de s’y retrouver, d’autant plus que les noms des personnages historiques ont été modifiés. Mais le roman est parfaitement limpide pour les lecteurs qui n’auraient pas une grande connaissance du Japon et l’on peut parfaitement se laisser porter par la narration sans aucunement s'embarrasser de considérations historiques. Shogun reste avant tout une fiction et un divertissement. En revanche, Clavell reste un grand connaisseur du Japon, de ses traditions et de sa culture. On pourra certes reprocher à Shogun quelques raccourcis et autres simplifications romanesques, mais dans l’ensemble il se veut très respectueux et  parfaitement pertinent sur de nombreux points, notamment en ce qui concerne la place des femmes japonaises, qui au XVIème siècle étaient bien plus émancipées qu’à l’époque Meiji (XIXème siècle). Elles sont ainsi libres de divorcer, de gérer leur propre fortune et même de prendre les armes. Clavell insiste sur de nombreux aspects extrêmement raffinés de la civilisation japonaise de l’époque, la délicatesse et la subtilité de leur cuisine, la qualité de leur artisanat, le souci constant de propreté, leur fabuleuse capacité d’adaptation à leur environnement, leur extrême politesse et l'organisation rigoureuse de leur société. Ainsi, Blackthorne, surnommé initialement “le barbare”, personnage d’une grande intelligence, mais parfois assez fruste, est régulièrement confronté à son incompréhension profonde des mœurs et des coutumes japonaises (notamment vis à vis du suicide et de la mort en général). Lentement mais sûrement, son immersion dans la langue et la vie quotidienne, lui font toucher du doigt l’essence même de l’âme japonaise. Ainsi se plie-t-il progressivement aux rapports sociaux ultra codifiés, à la subtilité des concepts culturels et même à la violence des règles sociales, pour parfaitement s’y fondre et devenir littéralement Japonais. C’est notamment après avoir été séparé pendant plusieurs mois de ses anciens membres d’équipage, que Blackthorne mesure les fossé qui désormais le sépare de l’Occident. 


Extrêmement bien construit, parfaitement érudit mais sans être pesant, dépaysant sans pour autant flirter avec un exotisme japonisant de pacotille, Shogun n’a rien perdu de sa force plus de quarante ans après sa parution initiale. On pourra certes lui reprocher d’être un peu long ou d’être écrit dans un style qui aurait pu être plus sophistiqué, mais tout ceci n’a  guère de poids face à la maîtrise dont James Clavell fait preuve en matière de narration. C’est prenant de bout en bout et populaire dans le bon sens du terme car le roman sait se montrer accessible sans pour autant jamais céder à la facilité. De quoi amèrement regretter que Callidor n’aie pas mieux soigné cette réédition. 




vendredi 24 mai 2024

Légende livresque : Le sorcier et la luciole, de Christine Campadieu

Huit ans après sa mort, la vigneronne Christine Campadieu évoque sa rencontre et son amitié avec l’écrivain américain Jim Harrison, gastronome itinérant et poète de la bonne chère. Un livre simple et émouvant, qui donne un aperçu de la personnalité complexe de l’auteur des grands espaces américains. 


Le livre est assez court et se présente sous la forme d’une structure faussement relâchée, très agréable à feuilleter, mêlant anecdotes rabelaisiennes, souvenirs de voyage et même recettes de cuisine, sans trop s’embarrasser d’une chronologie précise. Le style de Christine Campadieu a l’élégance d’être simple et accessible, sans fioriture ni effets de manche. L’auteure s’efface ainsi devant le maître, pour faire émerger l’émotion qui transparaît à travers la relation amicale née un peu par hasard à l’occasion d’un voyage en Espagne sur les traces de Federico Garcia Lorca, le grand poète andalou exécuté en 1936 par les milices franquistes. Si la France connaît bien le romancier, elle a tendance à oublier la passion de Jim Harrison pour la poésie, et ses talents d’écrivain dans le domaine, passion qui semble particulièrement insistante dans la dernière partie de sa vie ; en témoigne un autre pèlerinage, à Collioure cette fois, sur les traces d’Antonio Machado, autre poète espagnol victime du franquisme (Machado mourut à Collioure quelques semaines seulement après avoir franchi les Pyrénées en compagnie de sa mère). C’est d’ailleurs ce pèlerinage qui fut à l’origine de la rencontre de Christine Campadieu et de Jim Harrison, puisque ce dernier était un grand amateur du vin que la vigneronne produisait du côté de Banyuls. 


Au fil de ces souvenirs égrenés avec une certaine pudeur, émerge la personnalité quelque peu fantasque de Jim Harrison, un homme que l’on sent sur le déclin physique (en témoigne aussi le très touchant documentaire de François Busnel Seule la Terre est éternelle), mais dont la vitalité intellectuelle est toujours intacte. Sa fantaisie, sa générosité, sa spontanéité quasi enfantine, son sens de l’humour piquant font écho à sa roublardise, ses colères subites et son caractère parfois ombrageux ; Jim aime croquer la vie à pleine dents et son amour  pour les bons vins et la bonne chère témoignent également de son caractère emporté et parfois excessif. Christine Campadieu ne cache rien de ces différentes facettes, dressant un portrait en creux finement contrasté de l’écrivain américain, dont on imagine aisément la personnalité flamboyante et charismatique lorsqu’il était physiquement au mieux de sa forme. 


Assurément, cette succession de tranches de vies partagées, d’anecdotes truculentes ou tout simplement touchantes, racontent autant de Jim Harrison qu’une biographie parfaitement circonstanciée et détaillée. A travers son récit, Christine Campadieu laisse percevoir le grand poète et le grand romancier qu’était Jim Harrison tout autant que le bon vivant ou le râleur irascible et c’est bien ce qui rend ce livre aussi précieux et attachant. Et quoi qu’il arrive, il nous restera pour toujours la plume inimitable de Big Jim, gravée à jamais au firmament des grands écrivains qui l’ont inspiré.

mardi 21 mai 2024

Littérature levantine : L'empereur à pied, de Charif Majdalani

 

La littérature libanaise réussira-t-elle un jour à surmonter le traumatisme de la guerre civile et l’éclatement d’un pays autrefois cité en exemple pour sa capacité à faire cohabiter les différentes communautés qui forment la mosaïque improbable mais tellement fascinante  qu’est le Proche Orient ? A la lecture de ce troisième roman de Charif Majdalani, on est en droit de se poser la question tant ces thématiques traversent de part en part son œuvre. Comme dans Villa des femmes ou bien encore Le dernier seigneur de Marsad,  L’empereur à pied prend la forme d’une chronique familiale sur fond de nostalgie du paradis perdu, dont les réminiscences ne cessent de surgir au fil du récit. Un roman fascinant sur le poids du passé dans nos parcours de vie. 


Le récit débute au milieu du XIXème siècle. Au cœur des montagnes du Liban, la paisible communauté de Massiaf voit un jour débarquer de nulle part un étranger, Khanjar Jbeili, accompagné de ses trois fils. L’homme semble démuni, mais il a pourtant l’attitude d’un prince et il annonce qu’il est à la recherche de terres à cultiver. Après d’âpres discussions, le cheikh local lui offre quelques arpents caillouteux situés en altitude, tout juste bons à faire paître quelques brebis et dont personne ne veut. Mais sur les montagnes en apparence ingrates de Jabal Safié, Khanjar Jbeili réussit le tour de force de créer un véritable domaine. A force de travail acharné, lui et ses fils rendent ces terres fertiles, grâce aux oliviers et aux arbres fruitiers qui semblent s’y plaire, mais aussi grâce à l’élevage. Au fil des années, Khanjar fait construire une confortable maison et sa réussite lui assure le respect de la communauté et des élites locales, au point d’être surnommé “l’empereur”. Mais Khanjar Jbeili, en dépit de sa fortune nouvelle, n’a pas l’esprit tout à fait serein quant-à l’avenir. Ainsi édicte-t-il une règle qu’il espère immuable ; parmi ses fils et au fil des générations, seul l'aîné aura droit de se marier et héritera de ses biens, afin de préserver le patrimoine familial. Cette loi n’aura de cesse de créer des conflits au fil des générations, provoquant de profondes fractures familiales, schismes et autres exils plus ou moins consentis. Ce qui donnera lieu aux récits fascinants des mauvaises pousses de la famille, qui refusèrent de se soumettre et acceptèrent d’en subir les conséquences. L’occasion de suivre les parcours chaotiques de ces cadets rebelles, poursuivis par leur malédiction  des confins d’un empire ottoman en déliquescence jusqu’aux grandes propriétés terriennes du Mexique, prémices d’une diaspora annoncée et d’une guerre civile qui couve insidieusement. 


Avec L’empereur à pied, Charif Majdalani confirme tout le bien que l’on pensait déjà de cet écrivain puissamment ancré dans l’histoire du Liban. Cette fois son récit prend encore davantage d’ampleur et observe finement les évolutions d’un pays que l’on croyait alors béni des dieux, mais dont la violence latente n’était jugulée que par une certaine prospérité économique. Mais encore fallait-il que cette richesse perdure et soit équitablement répartie. Sans doute faut-il voir dans ce roman une fable allégorique. A l’instar de cette loi injuste édictée par Khanjar Jbeili, qui creuse profondément les inégalités dans le clan familial et attise la défiance des puînés, le Liban, engoncé dans une certaine aisance économique et le poids des structures sociales, n’a pas su combattre le feu qui couvait  ni voir le vent mauvais qui allait attiser les braises du futur brasier. 


mardi 2 avril 2024

Ni loup ni chien, de Kent Nerburn

 

Dans les années 90, Kent Nerburn est un écrivain blanc reconnu et respecté pour ses travaux auprès des populations amérindiennes, dont il a patiemment et posément recueilli la parole au fil de ses ouvrages. D’aucuns admirent sa patience, ses qualités d’écoute et sa sensibilité, très grandement acquise à la cause amérindienne. Aussi  n’est-il qu’à moitié surpris lorsqu’un vieil indien Lakota, Dan, lui demande de le seconder dans l’écriture d’un ouvrage consacré à la mémoire de son peuple. Ouvrage initiatique, témoignage à cœur ouvert et manifeste évident, Ni chien ni loup devint rapidement un ouvrage culte, mais il n’avait jusqu’à présent jamais eu les honneurs d’être traduit en français, voici qui est chose faite grâce aux éditions du sonneur. 


Contacté par la petite fille de Dan, indien lakota âgé d’un peu plus de 80 ans, Kent Nerburn accepte de se rendre dans le Sud Dakota afin de faire la rencontre du vieil homme. L’écrivain américain sort alors tout juste d’un projet de longue haleine auprès des populations Ojibwés de la réserve de Red Lake (au nord du Minnesota). A force d’écoute et de patience, Kent Nerburn  a pu ainsi recueillir de nombreux récits relevant de la tradition orale, dont il tira deux ouvrages importants, To walk the red road et We choose to remember. Arrivé dans la réserve Lakota, Nerburn découvre un vieil homme au caractère bien trempé et à la langue acerbe, mais dont il peine à définir le projet. Dan est un excellent orateur et dispose d’une connaissance très profonde de l’histoire et des traditions de son peuple, mais ses notes, bien que denses, n’ont pas vraiment de ligne directrice. Ne sachant pas encore très bien où aller, Nerburn s’installe pour quelques semaines dans la réserve et tente de s’approprier le matériau brut que Dan lui a fourni, mais le résultat ne convient pas au vieil homme qui le trouve trop appliqué et trop feutré. S’instaure alors une nouvelle relation, plus difficile à vivre au quotidien, mais plus enrichissante pour les deux hommes, un mélange de discussions (que Kent Nerburn prend bien soin d’enregistrer), de leçons inaugurales et de discours solennels, qui à eux seuls ne suffiraient pas s’il n’étaient agrémentés d’un véritable parcours initiatique pour Kent Nerburn, à travers la réserve puis jusqu’au mémorial de Wounded Knee. Le résultat de cette rencontre fut ce livre, qui se lit comme un roman mais résonne comme l’un des manifestes les plus poignants de la cause amérindienne. 


Ni chien ni loup n’est  certes pas le seul ouvrage consacré à l’histoire tragique des populations autochtones d’Amérique du Nord, on pense évidemment à Enterre mon coeur à Wounded Knee ou bien encore Pieds nus sur la terre sacrée, tout aussi majeurs et poignants, mais il porte la voix directe et sans filtre de tout un peuple persécuté pendant plusieurs siècles. Ce qui frappe dans ce livre c’est l’intégrité et l’honnêteté avec laquelle Kent Nerburn rapporte les propos parfois très durs de Dan à l’encontre de l’homme blanc, à juste titre certes, mais que l’écrivain américain prend souvent de plein fouet. Un positionnement qui n’a pas dû être facile à vivre et sur lequel il s’épanche douloureusement parfois, songeant même à abandonner son travail auprès des Lakotas pour rentrer chez lui. Pourtant, malgré la difficulté que représente ce projet, Kent Nerburn s’accroche et tente de restituer au mieux la parole du vieil indien, malgré les coups de sang, malgré l’éloignement de sa famille, malgré l’incompréhension et les difficultés de communication. Car le livre montre bien toutes les différences de conception et d’appréhension du monde, qui séparent les peuples autochtones et les hommes blancs, qui depuis cinq siècles, animés par ce désir fou de posséder, ont sans cesse repoussé et dépouillé les amérindiens d’une terre qu’ils ne se sentaient pas posséder, mais à laquelle ils appartenaient et avec laquelle ils faisaient corps. Sans cesse l’homme blanc a menti, triché, spolié, sous le regard teinté d’incompréhension des peuples d’Amérique du Nord, pour qui il était impossible de s’approprier ce qui de toute façon appartenait à tout le monde et qu’ils étaient parfaitement disposés à partager. Mais ne nous y trompons pas, Ni loup ni chien n’est pas un livre intégralement tourné vers le passé, c’est un ouvrage qui raconte toute la difficulté d’être un indien dans l’Amérique d’aujourd’hui, alors que les traditions peinent à survivre et que les hommes, ces fiers guerriers, ont été brisés, anéantis, effacés et parqués avec les restes de leur dignité dans des réserves, loins de leurs territoires de chasse et des terres de leurs ancêtres. Au milieu de ce chaos, les femmes sont restées dignes, ultimes garantes d’une certaine permanence des choses, des traditions séculaires, ce sont elles qui soignent les âmes brisées et qui prennent soin des anciens, comme l’affirme la petite fille de Dan “Nos hommes sont peut-être vaincus, mais le cœur des femmes est encore fort”. Mais l’avenir reste pourtant bien sombre, les peuples indiens, malgré leur résistance et leur persistance voient leur identité de plus en plus menacée, sur le point d’être submergée par l’accélération du monde moderne, les dérives de la société de l'ultra consommation et la folie destructrice d’un capitalisme pour qui la Terre ne représente non pas une entité vivante avec laquelle vivre en harmonie, mais une simple source de profit qu’il convient d’épuiser et d’essorer jusqu’à l’envi.  


A la fois rude, drôle, attachant, mais aussi empreint de tristesse et de colère, Ni loup ni chien a ceci de remarquable qu’il est le fruit de la rencontre entre indien et homme blanc, une zone commune où chacun essaie de comprendre ce qu’est l’autre, ce qui le distingue et le différencie. Certes, d’un point de vue historique, l’ouvrage ne nous apporte rien de vraiment neuf, même s’il rappelle quelques faits importants, mais sur le plan philosophique et spirituel, sa contribution est immense. Loin de tout mysticisme à deux francs six sous, il remet les choses en perspective, les replace dans leur contexte et nous fait toucher du doigt tout ce qui fait la richesse de la pensée des peuples amérindiens et de leur immense culture. Quelque chose dont nous aurions pu nous inspirer, que nous aurions dû préserver et au moins respecter, mais que nous avons préféré piétiner, mépriser et quasiment détruire jusqu’au point de non retour. Il y avait pourtant de la place pour tout le monde, mais nous n’avons pas voulu le voir, aveuglés par notre désir de posséder et par notre pulsion de dominer, quitte à effacer, à rayer de la surface de la Terre une civilisation vieille de plusieurs millénaires. Avec une désarmante honnêteté, sans jamais essayer de se faire passer pour celui qu’il n’est pas, Kent Nerburn a recueilli et transmis cette parole, avec ses nuances, ses silences si révélateurs et surtout toute sa force. 


lundi 19 février 2024

Sexe, drogue et rock n'roll : Daisy Jones & The six

 

A l’été 1979, le groupe Daisy Jones & The six livre à Chicago l’un des concerts les plus mémorables de l’histoire du rock. Le groupe est alors au sommet de sa gloire et son troisième album, Aurora, après avoir été immensément salué par la critique, s’arrache dans les bacs des disquaires. Mais ce que le public ne sait pas encore, c’est que ce concert sera le dernier. En pleine gloire, le groupe se déchire et se sépare. Daisy Jones & The six ne remontera jamais sur scène et ne publiera plus aucun album. Personne ne sut jamais pourquoi. Musiciens, fans, managers, amis et proches livrent dans cet ouvrage leurs témoignages pour raconter l’ascension fulgurante, puis la chute d’un groupe désormais devenu mythique. 


L’histoire débute à Pittsburg à la fin des années soixante. Elevés par une mère célibataire, Billy et Graham Dunne se prennent très de tôt de passion pour la musique et forment dès l’adolescence leur premier groupe, les Dunne Brothers. Ils invitent le batteur Warren Rhodes, le bassiste Pete Loving et le guitariste rythmique Chuck Williams à les rejoindre. Le groupe se taille un petit succès local, écume les mariages et les bars du coin avant de connaître un premier écueil. Chuck est appelé sous les drapeaux et doit partir au Vietnam. Il est alors remplacé par le jeune frère de Pete, Eddie Loving. Repéré lors d’une prestation à Baltimore par le leader des Winters, qui les invite à faire la première partie de leurs concerts, le groupe en profite pour débaucher Karen Sirko, qui jouait alors du clavier pour les Winters. Les Dunne brothers changent alors de nom et se rebaptisent The six avant d’entamer leur propre tournée. Lors d’un concert à New York, ils font la rencontre de Rod Reyes, qui deviendra leur manager et leur marchepied vers le succès. C’est ce dernier qui leur suggère de quitter la côte Est pour tenter l’aventure à Los Angeles. Sur place, le groupe tente de percer sur la scène indépendante et se fait remarquer par Teddy Price, un producteur influent chez Runner records, qui décèle immédiatement le potentiel des Six.


Née d’un père peintre et d’une mère mannequin, Daisy est une adolescente qui grandit dans une certaine solitude. Ses parents lui portent peu d’intérêt et lui laissent une grande liberté, qu’elle met à profit pour sortir dans les bars de sunset street (Los Angeles). Elle vient y écouter les groupes de rock qui la passionnent et joue de sa plastique avantageuse pour se mêler aux groupies et participer aux soirées festives après les concerts. Elle y perd sa virginité à quinze ans, ainsi qu’une certaine innocence. Mais d’un tempérament passionné, Daisy ne se laisse pas démonter et refuse qu’on la cantonne au rôle de groupie. Alors qu’elle sort avec le chanteur des Breeze, Wyatt Stone, elle tombe sur l’ébauche d’une chanson qui semble parler d’elle. Les couplets lui semblent plutôt pauvres et le refrain peu accrocheur, elle suggère alors à Wyatt de modifier son texte en profondeur et lui propose quelques idées, dont le compositeur s’empare immédiatement. Tiny Love devient rapidement le plus grand succès des Breeze. Mais Daisy ne veut pas être la muse d’artistes en manque d’inspiration, elle souhaite créer ses propres chansons et bien évidemment les interpréter. Alors elle écrit et consigne toutes ses chansons dans un petit carnet qui, pense-t-elle, finira bien par retenir l’attention d’un membre influent de la scène musicale. Mais finalement, c’est grâce à sa voix que Daisy finit par se faire remarquer. Alors que son petit ami de l’époque, le chanteur du groupe Mi Vida, l’invite à monter sur scène pour interpréter une reprise, Daisy fait sensation. Runner records tente de lui faire signer un contrat, mais refuse systématiquement ses textes. 


Du côté des Six, la sortie de leur premier album, puis la tournée qui s’ensuit, permettent au groupe de faire sensation.  Mais déjà le succès naissant bouleverse l’équilibre du groupe. Billy prend de plus en plus l’ascendant sur les autres musiciens ; il impose ses textes, ses compositions, ses arrangements tout en résistant mal à la pression et aux excès qui accompagnent forcément la folle ascension des Six. Les filles se bousculent dans les loges, l’alcool et la drogue coulent à flot et les soirées qui suivent les concerts se transforment en véritables orgies. Billy perd de plus en plus le contrôle sur son processus créatif et cède à tous les excès.  Il lui faudra tout l’amour de son épouse, Camila, et une petite cure de désintox pour reprendre les rênes de sa vie. C’est Teddy Price, leur producteur commun, qui mettra en relation les Six avec Daisy Jones. Alors que la jeune femme refuse d’enregistrer la moindre chanson dont elle n’aurait pas écrit le texte, Teddy lui propose une collaboration avec les Six. Ces derniers sont sur le point de finaliser leur second album, mais le label, tout en reconnaissant la qualité des compositions, cherche un morceau susceptible de faire un hit. Teddy espère que cette collaboration donnera lieu à une nouvelle alchimie et apportera la petite étincelle qui manque encore à l’album. C’est le début d’une fructueuse, mais tumultueuse association entre les Six et Daisy Jones. La collaboration entre Billy et Daisy, co-architectes des principaux succès du groupe, mais duo aux relations orageuses et conflictuelles, donnera lieu à la création de l’album Aurora, chef d’oeuvre de l’histoire du rock et testament bien malgré lui d’un groupe parvenu au sommet de son talent créatif. 


Daisy Jones & The six, au risque de vous décevoir, n’est hélas qu’une fiction. Le groupe n’a jamais existé, mais à travers son parcours on peut tout de même déceler un certain nombre d’influences. Les amateurs de rock des seventies auront sans doute détecté de nombreuses similitudes avec le groupe Fleetwood mac (seconde génération, pas le groupe initial créé par Peter Green), dont l’album Rumours (énorme succès lors de sa sortie en 1977) connut un processus créatif assez complexe, pour ne pas dire tumultueux. La relation d’amour/haine entre Billy Dunne et Daisy Jones, s’inspire en grande partie de celle qui se tissa entre Stevie Nicks (chanteuse des Fleetwood mac) et Lindsey Buckingam (lead guitariste). Construit sous la forme d’un documentaire recueillant les témoignages croisés des musiciens, des producteurs, managers et de quelques proches du groupe, le roman a l’intelligence de varier les points de vue, mais aussi la vision et l’interprétation que chacun a pu avoir de cette courte mais intense aventure musicale. Certaines anecdotes sont ainsi racontées sous deux angles différents ou simplement se complètent pour élargir la focale. Les témoignages courts et intenses s’enchaînent à une vitesse vertigineuse, parfois entrecoupés de petites synthèses explicatives, rares, mais toujours placées de manière pertinente.  C’est indiscutablement superbement construit et rappelle l’excellent Please Kill Me (un vrai documentaire cette fois sur l’histoire du punk). 


Le moteur de cette histoire, c’est bien évidemment la relation complexe qui unit Billy et Daisy, une relation puissamment créatrice mais qui s’avère destructrice, leurs égos se heurtent et se complètent à merveille tout autant que leurs imaginaires respectifs, profondément mélancoliques, se télescopent et explosent en particules d’énergie pure. Billy et Daisy s’aiment autant qu’ils se haïssent, s’admirent mutuellement tout autant qu’ils se détestent, se déchirent puis se réconcilient dans la minute qui suit. La présence de l’autre leur semble insupportable tout autant qu’elle leur est nécessaire, voire vitale. Ensemble ils créent des textes et des compositions d’une intensité folle, se répondent l’un à l’autre par couplets interposés, entrelacent leurs âmes par des vers d’une beauté à couper le souffle et se brisent le coeur à coups de punchlines dévastatrices. Car leur amour, aussi puissant et intense soit-il, est impossible et ne peut trouver de fin heureuse. Quant aux autres membres du groupe, ils sont de facto exclus de ce processus créatif parfaitement binaire et se retrouvent réduits à la condition d’exécutants, de musiciens de studio à qui on demande de jouer une partition à laquelle ils n’ont guère participé, exacerbant ainsi les tensions. 


La démonstration est parfaitement implacable et retranscrit avec finesse et justesse les jeux de pouvoir qui peuvent s’exercer au sein d’une formation musicale, où les égos et les susceptibilités des uns et des autres finissent souvent par s’entrechoquer. Mais la réussite de cette plongée au cœur des relations d’un groupe de rock ne doit pas faire oublier la richesse de la reconstitution historique, qui nous ramène cinquante ans en arrière, dans cette époque d’une richesse musicale inouïe et d’une liberté absolument fascinante. Bref, si vous êtes un amateur de rock des seventies, Daisy Jones & The six est un incontournable et devrait vous pousser à exhumer de vos armoires vos vinyles les plus précieux. Sortez-les de leurs pochettes, époussetez-les avec amour avant de les placer sur votre platine puis de poser délicatement le saphir sur les microsillons, et pensez à ce que l’album Aurora aurait pu vous procurer comme plaisir s’il avait vu le jour. 


NB : à noter que le roman a inspiré une excellente petite série télé, diffusée si je ne m’abuse sur Prime et qui s’avère très fidèle à l’esprit du livre. La partie partition musicale est en demi-teinte, mais les acteurs sont formidables.