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vendredi 10 novembre 2023

Littérature palestinienne : Un détail mineur, d'Adania Shibli

 

Il est est des fois ou, pour son plus grand malheur, la littérature ne peut échapper aux tensions qui agitent notre monde.. C’est le cas du conflit israelo-palestinien, qui vient heurter de plein fouet le réel et la petite sphère pourtant bien tranquille de la littérature. L’affaire se déroule un peu avant la foire du livre de Francfort, au lendemain de l’attaque du Hamas contre des civils israéliens. Alors que le monde entier est encore sous le choc de ces atrocités, les organisateurs de la foire du livre annoncent l’annulation de toutes les activités auxquelles l’écrivaine palestinienne Adania Shibli devait participer au cours de cette manifestation. Tables rondes, dédicaces, rencontres avec le public, tout passe à la trappe, y compris la remise du prix LiBeraturpreis 2023, dont elle est la lauréate. Tout ceci, afin de rendre  “les voix israéliennes particulièrement audibles” dixit la direction du salon. Consternation dans le milieu de l’édition, mais aussi auprès du public, pourtant suffisamment intelligent pour faire la part des choses. A toute chose malheur est bon puisque cette polémique stérile et non avenue a permis indirectement de mettre en lumière le travail d’Adania Shibli et provoqué un regain d’intérêt pour ses livres, même si on aurait préféré bien évidemment se passer d’une telle polémique. Pour être tout à fait honnête, sans un article du Monde publié le 16 octobre, je serais très certainement passé à côté de son troisième roman, Un détail mineur, traduit et publié chez Actes Sud en 2020. 


Le roman s’inspire d’un fait réel, rapporté par le quotidien Haaretz en 2003, qui révèle qu’en août 1949, des soldats occupant un avant-poste situé dans le Néguev, capturèrent, violèrent, puis assassinèrent une jeune palestinienne, avant d’enterrer son cadavre au milieu du désert. Une affaire sordide dont s’empare soixante-dix ans plus tard Adania Shibli, avec un mélange de force et de délicatesse dont on ne peut être qu’admiratif. La première partie du roman se déroule en 1949 et décrit le déroulement de ce crime odieux, mettant en scène le commandant du camp, un homme obsédé par l’ordre et par l’hygiène, et sa victime mutique dont on ne perçoit que l’effroi terrible et désespéré. La seconde partie du récit se déroule un peu plus de cinquante ans plus tard, alors que l’affaire est publiée dans les médias, et met en scène une jeune palestinienne, qui, intriguée et profondément émue par cette histoire tragique, qui se déroula vingt-cinq ans jour pour jour avant sa naissance, décide de mener l’enquête. Bravant les obstacles les uns après les autres,  la jeune femme se rend sur les lieux du crime, tente de réunir des documents qui pourraient éclairer cette affaire, mettre en lumière le récit passé totalement sous silence de cette innocente et si jeune victime. Mais ses recherches semblent vouées à l’échec, chaque piste menant dans une impasse. 


Pour qui n’a qu’une vision très approximative de la géopolitique du Proche-Orient, et de la Palestine en particulier, le roman d’Adania Shibli a le très grand mérite de remettre les choses dans leur contexte. La Cisjordanie est un territoire occupé, dont la tête a été décapitée en 1967. Il existe bien une Autorité palestinienne, mais elle n’a d’autorité que le nom, et encore sur une toute petite portion d’un territoire morcelé (Ramallah à peu de choses près), divisé et entrecoupé de checkpoints, de routes quasiment interdites aux autochtones, d’enclaves palestiniennes, de colonies israéliennes parfaitement illégales aux yeux du droit international. Divisée en trois zones distinctes, la Cisjordanie n’est pas un territoire de libre circulation et si la théorie autorise en principe aux Palestiniens d’une zone à se rendre dans une autre, dans les faits, de nombreuses mesures d’exception les en empêchent. Et lorsque ce n’est pas le cas, encore faut-il qu’ils soient motivés pour passer les différents checkpoints destinés à entraver leur libre circulation. A cela, faut-il ajouter les nombreuses opérations de police menées par  l’armée israélienne et destinées à lutter contre le terrorisme ou assurer la sécurité d’Israël. Ainsi n’est-il pas rare d’être arrêté de manière arbitraire, d’assister à une scène de guérilla urbaine entre Tsahal et un groupuscule armé palestinien ou au dynamitage d’un immeuble censé être occupé par les terroristes. C’est également pour des raisons de “sécurité” que l’Etat israélien s’empare de certaines routes stratégiques ou bien encore empêche les Palestiniens de creuser des puits pour irriguer leurs cultures alors même que les colons s’octroient les meilleures terres agricoles et l’essentiel des ressources hydriques.

 Evidemment, Adania Shibli se montre bien plus subtile dans sa démonstration et ne dénonce jamais gratuitement, elle ne fait que narrer le plus simplement du monde le réel auquel ses personnages sont confrontés. La démonstration se montre implacable et sans doute plus efficace encore qu’un énième brûlot politique. La force du roman réside dans la capacité de l’auteure à se montrer essentiellement factuelle, évitant toute forme de partialité forcément piégeuse. Ainsi tout en nuances et par touches successives, Adania Shibli dénonce un système incroyablement répressif et terriblement humiliant, sans mettre pour autant en accusation le peuple israélien. Ainsi, l’autre n’est pas forcément l’ennemi aux mille visages, mais un humain en proie aux doutes, à la peur ou bien à l’incompréhension. L’ennemi c’est ce soldat qui par peur pointe son arme sur une jeune femme qui cherche juste à rejoindre son travail, mais c’est aussi ce jeune israélien qui lui indique gentiment une chambre d’hôte où passer la nuit ou bien encore ce militaire qui lui sourit alors qu’elle visite un musée de Tsahal. Reste la violence d’un système qui nie dans sa mécanique implacable  la sensibilité de l’individu, son innocence et son humanité profonde. Un détail mineur n’est pas un roman qui oppose Israéliens et Palestinien, c’est un roman qui montre la fragilité de l’individu face à une politique parfaitement déshumanisée, qui n’a d’autre objectif que des considérations géostratégiques et sécuritaires, occultant la dimension humaine de tout un peuple qui subit jour après jour vexations, humiliations et souffrances. Non, il ne s’agit pas d’un détail mineur, d’un crime parmi d’autres, mais d’un témoignage bouleversant du drame qui se joue depuis 70 ans en Palestine. 


lundi 9 octobre 2023

Le chevalier aux épines (T2) : Le conte de l'assassin, de Jean-Philippe Jaworski

 

Inutile d’en faire un mystère étant donné la fin du premier tome du Chevalier aux épines, don Benvenuto Gesufal est de retour, pour la plus grande joie des lecteurs de Jean-Philippe Jaworski. Ce personnage gouailleur et haut en couleurs, assassin de son état, ou plutôt tueur à gages pour les puissants seigneurs de la cité-état de Ciudalia, avait fait sa première apparition dans “Nouvelle donne”, un texte figurant au sommaire de l’excellent recueil de nouvelles Janua Vera, puis il avait définitivement conquis le coeur des amateurs de fantasy un brin crapuleuse en incarnant le personnage principal de Gagner la guerre, pierre angulaire de l’oeuvre de Jean-Philippe Jaworski, qui lui permit de s’imposer comme l’un des grands maîtres de la fantasy moderne. Il faut bien reconnaître que le bougre nous avait manqué. Sa verve insatiable, son franc-parler et sa morale douteuse teintée d’une certaine malice, nous avaient tant régalés dans Gagner la guerre, que retrouver  ce bon vieux Benvenuto à la fin de l’acte un du Chevalier aux épines a été à la fois une immense surprise et un plaisir indicible. Ne s’arrêtant pas en si bon chemin, Jean-Philippe Jaworski a même eu l’excellente idée de lui consacrer ce second acte en prenant littéralement le contrepied du premier volume afin de présenter le point de vue du camp adverse, celui du Duc Ganelon.


Résumons succinctement le premier tome. Afin de laver l’honneur de la duchesse Audéarde, répudiée par son mari le duc Ganelon de Bromael pour un supposé adultère, ses partisans organisent un tournoi afin de défier le parti du Duc. Cette faction, plus ou moins ouvertement séditieuse, réussit même à rallier l’ancien champion de la duchesse, le chevalier de Vaumacel, longtemps parti en exil à la suite de sa disgrâce, mais aujourd’hui bien décidé à faire valoir son point de vue, dans le sang si nécessaire. Mais aussi prestigieux soit-il, le tournoi n’est qu’une feinte, une diversion destinée à permettre au fils aîné de la duchesse de libérer sa mère du couvent où elle est enfermée. En réalité, dans l’ombre œuvrent des forces qui dépassent ces champions obnubilés par leur honneur de pacotille, des mouvements souterrains puissants s’activent dans le secret afin de renverser l’équilibre fragile des pouvoirs. Bien malin celui qui réussira à tirer son épingle du jeu, mais le chevalier de Vaumacel n’en fera sans doute pas partie, puisqu’au cours du tournoi, il est poignardé par un soudard à la trogne peu amène et aux manières assez peu chevaleresques. Les lecteurs avertis auront immanquablement reconnu le style peu académique, mais redoutable, de Don Benvenuto. C’est sur ce revirement surprenant que prend fin l’acte un, laissant le lecteur dans un état proche de la sidération. 


Ce second tome ne démarre pas exactement là où s’arrêtait le premier volet, puisque Jean-Philippe Jaworski préfère opérer un judicieux retour en arrière, pour que l’on puisse comprendre l’enchaînement des événements qui ont permis à Don Benvenuto, pas vraiment à sa place dans un combat de chevalerie, de se retrouver au coeur de la mêlée et de poignarder sournoisement  le chevalier de Vaumacel. Si les considérations dynastiques et politiques du premier tome vous paraissaient déjà un peu obscures, l’auteur se permet d’élargir le champ et nous fait entrer de plain-pied dans la géopolitique complexe du vieux royaume. Et  soudain, Ciudalia et ses intrigues de palais dignes des Borgia paraissent moins éloignées. Je me permets donc d’amender quelque peu ce que j’avais énoncé dans la chronique du premier volet, avoir lu Gagner la guerre est, sinon indispensable, très appréciable tant les références aux aventures initiales de Don Benvenuto sont nombreuses. Difficile en effet de comprendre les griefs de Clara Ducatore, désormais épouse du duc Ganelon, à l’encontre de notre maître assassin, si l’on n’a pas connaissance de leur orageuse relation passée. Toujours est-il, qu’à la suite du mariage de la fille du Podestat Leonide Ducatore (Clara) avec le duc Ganelon, le père de la mariée s’est engagé à verser une dot colossale à son gendre, agrémentée d’un bonus conséquent pour la naissance de leur héritier. Mais pour convoyer ce trésor de guerre (plus de 400 000 florins d’or et le le reste en lettres de créances), il faut, certes, une flotte de combat armée jusqu’aux dents, mais également des hommes de confiance. Le podestat envoie donc une délégation composée de son neveu, d’un sénateur de pacotille destiné à tromper la vigilance de son gendre et de ses conseillers et du fidèle don Benvenuto, nommé pour l’occasion grand argentier et responsable du trésor, un comble pour un personnage aussi peu recommandable que notre assassin préféré.  A charge pour lui, de remplir ensuite les objectifs officieux de sa mission, c'est-à-dire collecter un maximum de renseignements compromettants et accéder aux désirs de la nouvelle duchesse, sans pour autant porter atteinte aux intérêts de Ciudalia, autrement dit du podestat.  Autant vous dire que ce bon Don Benvenuto marche sur des charbons ardents, non seulement il déteste prendre la mer, mais en plus Clara Ducatore ne le porte pas vraiment dans son cœur. Benvenuto ne pourra pourtant pas y échapper,  il reste pieds et poings liés en tant qu’homme du podestat. 


Alors que le premier volume se voulait plus choral, enchaînant les personnages et les lieux, Le conte de l’assassin se montre plus linéaire puisqu’il est davantage centré sur la personne de Benvenuto, mais le récit reste construit de manière assez habile, multipliant les flashbacks pour rappeler les enjeux passés, parfois de manière enchâssée, ce qui démontre la maîtrise de l’auteur en matière de construction narrative. Evidemment, le style a largement évolué pour s’adapter à la gouaille populaire de Don Benvenuto, très largement inspirée de l’argot (ce qui fait sens puisque les origines de l’argot sont liées aux communautés de voleurs, bandits et autres malandrins peuplant les quartiers mal famés), mais toujours avec une recherche stylistique qui force le respect et qui, sans aucun doute, demande tout autant de travail d’écriture. L’ensemble paraîtra sans doute moins ampoulé et moins précieux, mais ne demandera pas moins d’efforts de lecture et c’est tant mieux car on apprécie tout le soin que Jean-Philippe Jaworski apporte au travail de la langue. Oui, cela s’appelle l’exigence stylistique et c’est d’autant plus précieux qu’elle a tendance à disparaître ces derniers temps. 

Que dire d’autre, si ce n’est que ceux qui n’ont jamais apprécié le personnage de don Benvenuto n’auront pas vraiment l’occasion de réviser leur avis, ce coquin est toujours aussi détestable que truculent. son fond de commerce reste le crime, le viol et le meurtre. Les cœurs sensibles sont prévenus.  Il est évident que l’un des principaux ressorts du roman provient en partie du plaisir coupable et ambivalent lié au personnage de Benvenuto.  Moralement, l’homme est tout à fait déplorable, mais on ne peut s’empêcher d’éprouver une forme de fascination, voire de jubilation, à le voir évoluer dans un monde qui ne vaut guère mieux que lui, tirant son épingle du jeu au milieu des coups fourrés et autres intrigues de palais. Cette position d’équilibriste sans cesse sur la brèche incite pourtant le lecteur à une certaine mansuétude vis-à -vis de cette bonne vieille crapule de don Benvenuto, comme s’il était difficile de définitivement condamner un homme acculé et prisonnier de sa propre condition. Dont acte ! Les âmes sensibles s’abstiendront de suivre les aventures de don Benvenuto, alors que les plus endurcis reprendront bien une dose de Jean-Philippe Jaworski. Rendez-vous pris pour le troisième et ultime volet de cette trilogie, afin d’en découvrir le dénouement sans doute passionnant. 


lundi 2 octobre 2023

Littérature américaine : Conte d'automne, de Julia Glass

 

Un peu oubliée par la critique française, Julia Glass n’en demeure pas moins une auteure populaire aux Etats-Unis et son succès en librairie témoigne de la fidélité et de la constance de son public. Les éditions Gallmeister ne s’y sont pas trompées et publient avec la régularité du métronome les ouvrages de l’écrivaine américaine, pour notre plus grande satisfaction il faut bien le reconnaître. Bien que parfaitement indépendants, ses romans forment un univers cohérent où l’on retrouve parfois quelques personnages récurrents,  mais sans qu’il s’agisse pour autant de suites ou de séries, tout juste des caméos qui confèrent une certaine unité à son œuvre. On peut également lui reconnaître un talent assez unique de conteuse, Julia Glass est capable de nous envelopper dans des histoires aux thématiques parfois assez dures, mais toujours avec bienveillance et finesse. Publié en grand format sous un titre différent (Les joies éphémères de Percy Darling), est son quatrième roman.


Ancien bibliothécaire de l’université de Harvard, désormais à la retraite, Percy Darling vit seul depuis de nombreuses années dans sa grande et vieille maison de Nouvelle Angleterre, non loin de la prestigieuse cité de Cambridge. Sa maison est l’une des plus anciennes de la ville et son cadre bucolique, ainsi que son cachet, ne manquent pas de susciter admiration et convoitise. Mais cette propriété est aussi le cadre d’une grande tragédie puisque son épouse trouva la mort dans le petit étang qui borde la propriété, alors qu’elle y pratiquait son bain quotidien. Depuis Percy vit seul et s’est construit une petite vie confortable et tranquille, loin du tumulte de la vie universitaire, soucieux surtout du bien-être de ses filles et de sa relation privilégiée avec son petit-fils de vingt ans. Mais curieusement, Percy se laisse assez facilement convaincre par sa fille aînée de louer son immense grange, dans laquelle sa femme donnait autrefois des cours de danse, à une école maternelle privée pour parents bobos fortunés. Drôle d’idée pour un homme pourtant si attaché à sa tranquillité et auquel le tumulte de la vie moderne fait horeur. Sans doute ne s’attendait-il pas à ce que l’arrivée des enfants et de leurs professeurs bouleverse si profondément son quotidien, sa vie familiale et même sentimentale. 


Conte d’automne est, à l’image d’autres romans de Julia Glass, une chronique familiale au rythme paisible, mais d’une grande profondeur et d’une rare justesse. L’auteure décortique au fil des pages, sous l’apparence de la banalité du quotidien, l’histoire familiale de Percy Darling, ses souvenirs s’entremêlent avec le présent pour dresser une vaste fresque de son univers. Mais le roman ne sombre jamais dans la mélancolie, les souvenirs ne sont là que pour mieux éclairer le présent et comprendre la dynamique familiale à l'œuvre. Mais à travers cette fresque familiale, c’est tout un pan de la société que Julia Glass examine et décrit avec brio. Le regard subtil et aiguisé qu’elle porte sur les classes sociales aisées nous en offre une image assez juste. C’est très finement observé, avec la distance critique nécessaire pour ne jamais sombrer dans la caricature.

vendredi 15 septembre 2023

Lectures estivales (partie 2)

 

Nicolas Mathieu, Connemara


Ne cherchez pas une quelconque trace d’impartialité dans cet avis, je suis un grand fan du travail de Nicolas Mathieu et son précédent roman (Leurs enfants après eux, lauréat du prix Goncourt), m’avait littéralement scotché. Belote, rebelote et dix de der’, cette fois encore Nicolas Mathieu a visé juste, son roman est pétri des mêmes qualités que son prédécesseur, même si on pourrait toujours lui reprocher d’user de schémas narratifs légèrement similaires. Pas grave, ça fonctionne si bien qu’on pardonne aisément. Connemara prend la forme d’un parcours croisé. D’un côté Hélène, jeune cadre dynamique à l’approche de la quarantaine, tente de retrouver un sens à sa vie. Après avoir implosé en vol à la suite d’un burnout, la jeune femme s’est construit une nouvelle vie en province. Un boulot dans une boite de conseil de seconde zone mais au salaire confortable, un mari plutôt avenant mais surbooké, deux filles adorables et une maison cossue… certes, sans doute n’est-ce pas la vie rêvée de l’étudiante brillante en école de commerce, mais Hélène a réussi à réaliser son rêve, à s’extraire de sa condition populaire et du marasme économique de sa région natale. Certes, l’élite de la nation lui a fermé ses portes, mais il n’y a pas forcément de honte à évoluer en deuxième division. Pourtant quelque chose l’agace, comme si sa vie était incomplète, conséquence funeste d’une sortie de route mal négociée. Jusqu’au jour où la jeune femme croise le parcours chaotique de Christophe, “Le Chistophe”, celui dont adolescente elle rêvait, le beau brun ténébreux, capitaine de l’équipe de hockey, pour qui toutes les filles avaient un béguin pas toujours innocent. Avec l’âge, le beau Christophe a pris quelques kilos et la démarche n’est plus aussi souple et féline, mais derrière le poids des années, l’adolescent transparaît parfois fugacement. Christophe tente aussi de se reconstruire après une séparation difficile avec la mère de son fils, son boulot de représentant lui pèse, mais lui permet de payer les factures  et de s’assurer une certaine stabilité. Sa vie affective est devenue un désert, alors la rencontre fortuite avec Hélène agit comme une allumette sur un feu de paille prêt à s’embraser. 

Connemara fonctionne comme une vue en coupe d’une France malade, une France un peu sur le déclin passée de la jeunesse ébouriffée et pleine de sève à une France qui aurait dix kilos de trop, une bagnole au bout du rouleau et un crédit sur une baraque devenue bien trop grande. Un prisme discutable, mais qui repose sans doute sur une certaine réalité, celle d’un pays qui peine à se renouveler et à retrouver son énergie, un pays fatigué de subir depuis trop longtemps la dure loi du capitalisme, de la politique politicienne et de la pression sociale orchestrée par les GAFAM. Et au milieu de cette morosité ambiante, des destins se croisent et s’entrecroisent, tentant désespérément de trouver un sens à leur vie, de manière empruntée et pathétique mais non dépourvue de sincérité, s’accrochant désespérément l’un à l’autre avant de partir vers des destinations opposées, laissant une fracture encore plus béante et un goût d’inachevé. Que reste-t-il alors, sinon des rêves brisés et des souvenirs d’enfance empreints d’une nostalgie infinie. Tout cela paraît si vain et pourtant il faut bien vivre. 




Edwardo Belgrano Rawson, Fuegia


A mi-chemin entre le documentaire et la fiction, Fuegia est une sorte d’Objet Livresque Non Identifié. En réalité, il s’agit bien d’un roman, mais extrêmement bien documenté et tellement imprégné d’histoire et d’authenticité, qu’il pourrait presque se lire comme un documentaire. Direction à nouveau l’Amérique du Sud, la Terre de Feu plus précisément, ce territoire austral situé à la pointe Sud du continent et partagé entre le Chili et l’Argentine. Dans cette contrée froide et ventée, qui  en réalité est un archipel, les éléments dictent leur loi. L’océan Pacifique et l’océan Atlantique s’y rencontrent et de leur union tumultueuse les hommes sont tributaires et bien démunis. Progressivement, les colons espagnols et anglais ont tenté de s’installer sur ces îles, attirés par des eaux riches et poissonneuses de ces terres du bout du monde. Les chasseurs de phoques et de baleines, les pêcheurs de morue, puis les éleveurs de moutons se sont succédé, pillant les richesses naturelles, piétinant les territoires sacrés  des populations indigène, les réduisant à la dépendance. Les conflits n’ont pas manqué d’empoisonner les relations entre blancs et peuples premiers (Parrikens ou Canoeros), les uns accusant les autres d’être des voleurs de bétail, les autres des voleurs de terres. Lentement et insidieusement le génocide a pourtant lieu, les populations autochtones dépérissent, les maladies venues d’Europe ravageant leurs rangs, alors que les survivants autrefois fiers chasseurs en sont réduits à mendier auprès des blancs, persuadés que cette charité les disculpe aux yeux du seigneur. Une tragédie invisible à laquelle tente d’échapper une famille de canoeros, partie tenter sa chance plus au nord.

Récit poignant et bouleversant, Fuegia a la force des grandes tragédies de l’Histoire, que son auteur déroule avec une force implacable. L’avidité et la cupidité de l’homme blanc, ainsi que son cynisme outrancier, font face à l’incompréhension des peuples autochtones, qui peu à peu disparaîssent à bas bruit, oubliant leurs racines profondes, perdant toute forme de repère, faute de pouvoir perpétuer leur culture et leurs traditions, parasités par un lent phénomène d’aculturation qui sape les fondements de leurs sociétés.



Batya Gour, Le meurtre du samedi matin


Chronique survol pour ce petit polar israëlien publié en 1988 et premier volet de la série consacrée au commissaire Ohayon de la police criminelle de Jérusalem. Un polar à l’ancienne qui n’est pas sans rappeler une certaine Agatha Christie en plus moderne. Un meurtre a eu lieu tôt un samedi matin au sein d’un institut de psychanalyse très huppé, la victime était une praticienne très respectée dans le milieu et ses méthodes faisaient autorité auprès de tous. Difficile pour le commissaire Ohayon de démêler le vrai de faux quand les principaux suspects savent parfaitement manipuler l’esprit humain et résister à toute forme de pression psychologique. Un roman policier bien construit, à l’intrigue rondement menée et aux personnages bien campés. L’ensemble est fluide et prenant, mais sans grande originalité. Un bon divertissement tout de même, qui se mange (lit) sans faim.


mardi 5 septembre 2023

Lectures estivales (partie 1)

 

Je profite de la chaleur écrasante de cette fin d’été pour vous proposer un petit florilège des mes lectures estivales. Le mois de juillet fut largement consacré à tenter vainement de faire baisser l’ampleur titanesque de ma pile à lire, véritable tour de Babel s’il en est, mais si vous voulez mon avis c’est tout simplement une cause perdue. Pourtant, je confesse avoir été particulièrement raisonnable durant ces deux derniers mois, en faisant l’achat de quelques livres de poche d’occasion en allant au marché. Que voulez-vous, après avoir acheté un magnifique pain de campagne, quelques fromages de montagne, un bouquet de basilic et du jambon de porc noir de Bigorre, mes pas m’ont innocemment porté vers l’étal du bouquiniste…. je ne pouvais pas repartir le panier vide, d’autant plus que j’y trouvai deux excellents petits bouquins de littérature sud-américaine. De quoi évidemment réduire à néant tout espoir de voir s’amenuiser ma faussement culpabilisante pile à lire (en vrai j’adore avoir des tas de livres au pied de mon lit, j’y vois un réservoir inépuisable de friandises littéraires).  




  • Eduardo Fernando Varela, Patagonie route 203


Commençons donc ce voyage littéraire du côté de l’Amérique du Sud, avec l’étonnant Patagonie route 203 d’Eduardo Fernando Varela, un livre acheté au feeling sur la simple promesse de faire la route à bord d’un camion sur les terres poussiéreuses et venteuses de ce bout du monde austral. Pour être honnête, je ne connaissais pas du tout cet auteur, passé totalement sous mon radar, mais il s’agit d’un premier roman assez récent (publié en 2019 en Argentine) qui gagne à être connu étant donné la maîtrise dont l’auteur argentin fait preuve sur de nombreux aspects. Le personnage principal (Parker), est un ancien saxophoniste de jazz, qui un jour décida de tout plaquer pour devenir chauffeur de camion en Patagonie. Evidemment, l’affaire n’est pas aussi simple qu’elle n’en a l’air et au fil des pages on apprend tout doucement à cerner ce personnage un peu étrange, voire quelque peu fantasque, qui fuit la civilisation et semble ne vouloir s’attacher à rien ni personne. Jusqu’au jour où il croise le regard d’une jeune femme dont il ne peut oublier l’intensité et la promesse muette. Commence alors une recherche désespérée à travers une Patagonie devenue désormais territoire étrangement hostile, comme si les éléments s’étaient ligués contre Parker pour qu’il ne puisse retrouver cette cette jeune femme. Patagonie route 203 est en réalité bien plus qu’un road-trip un peu étrange flirtant gentiment avec un réalisme magique devenu désormais tarte à la crème de tout chroniqueur en mal d’inspiration. Il s’avère bien plus fascinant et profond que ce qu’il laisse percevoir en préambule. Eduardo Fernando Varela réussit à créer une ambiance d’étrangeté mâtinée d’absurde, qui lorgne parfois du côté du fantastique, mais sans jamais en franchir réellement la frontière. La Patagonie y tient un rôle de première importance, immense, hostile et pourtant magnifique. Elle surprend à bien des égards car la notion du temps y est toute relative, de même que les distances ou les simples repères cardinaux. Les gens paraissent insaisissables, fantasmatiques. Dans son errance dépourvue presque de sens, Parker semble  avoir perdu jusqu’à son âme, parcourant inlassablement ses grandes routes balayées par le vent et la poussière d’un point A à un point B, fuyant toute forme de civilisation. C’est le regard de Mayten, puis son amour, qui lui permettront de reprendre en partie pied avec le monde des hommes. Vous l’aurez compris, j’ai été totalement séduit par ce roman impeccablement construit et superbement écrit où la Patagonie n’est pas simplement un décor, mais un personnage à part entière, envoûtant et fascinant. Bref, une lecture fort recommandable, mais qui nécessite un certain lâcher-prise.  


  • Luis Sepulveda, Le vieux qui lisait des romans d’amour

Faut-il présenter l’un des plus célèbres romans de Luis Sepulveda ? Allez, petite piqûre de rappel, Le vieux qui lisait des romans d’amour est une novella d’un peu plus d’une centaine de pages, un format court dans lequel l’écrivain chilien excelle particulièrement et que personnellement j’apprécie beaucoup. Et je ne dois pas être le seul, puisque depuis 1992, année de sa publication initiale, ce livre s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires rien qu’en France. L’histoire se déroule au fin fond de la forêt amazonienne, dans le petit village d’El Idilio (dont on savoure l’ironie du nom) situé au bord d’un fleuve boueux, mais néanmoins nécessaire à sa survie puisqu’il représente le principal axe de communication avec la civilisation. La découverte d’un cadavre atrocement mutilé, abandonné dans une pirogue, suscite l’émoi dans le village, et le maire, surnommé “la limace”, sonne le branle-bas de combat pour retrouver l’auteur de ce crime atroce. Il n’y guère qu’Antonio Jose Bolivar, un vieil original qui autrefois vécut auprès des indiens Shuars,  qui comprend en une fraction de seconde qu’il ne s’agit pas d’un crime commis par un  humain, mais du résultat de l’attaque d’un jaguar. Qu’à cela ne tienne, le maire forme une petite équipe pour traquer et mettre à mort la bête. 

Conte tragi-comique, Le vieux qui lisait des romans d’amour est une fable qui, sous son vernis quelque peu burlesque, reste empreinte d’une certaine gravité. Le plus intéressant restant sans doute l’idée de cet affrontement inéluctable entre la “civilisation” moderne et le monde de la nature (et de ceux qui en acceptent les règles inéluctables). Bolivar fait ainsi figure de passerelle entre ces deux mondes, il est le seul à détenir les codes inhérents à chacun de ces univers antagonistes et à en avoir une compréhension fine. Mais plutôt que de choisir l’un ou l’autre, encore préfère-t-il se plonger corps et âme dans l’univers fictionnel de la littérature sentimentale. 


  • Giulia Caminito, L’eau du lac n’est jamais douce


Voici probablement le roman le plus dur de cette sélection estivale tant il remue les tripes et s’avère d’une lecture éprouvante. Giulia Caminito n’est plus tout à fait une inconnue en France puisqu’elle s’était déjà fait remarquer avec la publication du très recommandable Un jour viendra, une fresque sociale, familiale et historique se déroulant dans l’Italie de l’après première guerre mondiale. Prenant place à une époque bien plus récente (les années 2000), L’eau du lac n’est jamais douce se situe dans une veine assez similaire, celle de la chronique familiale et sociale, que l’on découvre à travers le destin de la jeune Gaia, à qui la vie n’a d’emblée pas fait de cadeau. Née dans une famille pauvre de Rome, Gaia est une dure à cuire. Antonia sa mère est la figure forte d’une famille qu’elle tient littéralement à bout de bras, puisque son mari est devenu handicapé à la suite d’un accident sur un chantier. Depuis, ce dernier ne sort quasiment plus de chez lui et navigue entre son lit et le canapé défoncé du salon, ruminant son propre malheur et grillant cigarette sur cigarette. Déjà mère de quatre enfants, Antonia tente de joindre les deux bouts à coup de petits boulots et de ménages auprès des familles plus aisées du quartier. Et quand elle ne se bat pas pour joindre les deux bouts, Antonia tente de faire valoir ses droits auprès des services sociaux pour obtenir un logement décent pour ses enfants. C’est ainsi que de mal en pis, la famille finit par atterrir dans la banlieue éloignée de Rome, sur les rives du lac Bracciano, dont les eaux noires et vaseuses n’ont rien du paradis attendu. Mais au moins la famille est chez-elle et Antonia, figure rude mais fière, tente par tous les moyens d’assurer l’éducation de ses enfants et de leur assurer un avenir, quels que soient les sacrifices à accomplir. 

Très autobiographique, le récit de Giulia Caminito est une œuvre âpre et sans concession, qui raconte une autre Italie, bien éloignée de la dolce vita, celle des laissés pour compte et des écorchés vifs. Avec sa rage de vivre Gaia a quelque chose d’à la fois effrayant et extrêmement attachant, un personnage fort, qui ne laisse pas indifférent et qui porte littéralement ce roman de bout en bout.



mercredi 7 juin 2023

Retour au Vieux Royaume : Le chevalier aux épines, de Jean-Philippe Jaworski

 

Attelé depuis près de dix ans à son cycle Rois du monde, qui se déroule dans la Gaule celtique, Jean-Philippe Jaworski revient à ses premiers amours et à l’univers du Vieux Royaume, grâce au Tournoi des preux, premier tome d’une nouvelle trilogie intitulée Le chevalier aux épines. Au programme : amours courtois, tournois de chevalerie et nécromancie. Le tout enrobé d’un soupçon d’intrigues de palais et de guerre de succession. J’en vois déjà qui se précipitent au premier rang et ils ont raison. 


Pour ceux qui ne seraient pas franchement familiers de l'œuvre de Jean-Philippe Jaworski, Le chevalier aux épines se déroule dans le même univers que Janua Vera et Gagner la guerre. L’un des personnages principaux du roman, le chevalier Aedan de Vaumacel est d’ailleurs l’un des protagonistes d’une nouvelle de l’auteur (“Le service des dames”,  Janua Vera. 2007), dont la lecture n’est pas forcément indispensable à la compréhension du contexte, mais néanmoins recommandable. L’auteur s’autorise au fil du récit, d’autres caméos que les lecteurs les plus familiers de son oeuvre ne manqueront pas de relever. Cette nouvelle trilogie est donc l’occasion d’explorer une autre facette du Vieux Royaume, mais cette fois loin de Ciudalia et de son ambiance Renaissance italienne pour se diriger vers les contrées d’inspiration plus médiévale du grand duché de Bromael, en proie à d’importantes querelles dynastiques. L’un des protagonistes principaux, le chevalier de Vaumacel, alors en délicatesse avec le pouvoir, y fait son retour par la petite porte. Autrefois champion de la duchesse Audéarde, Aedan ne s’est jamais présenté lors du procès les accusant tous les deux d’adultère, précipitant la disgrâce de la duchesse, répudiée par le duc Ganelon et enfermée dans un couvent. Désormais sur la piste d’enfants disparus dans les villages miséreux situés à la limite du comté de Kimmarc, Aedan est alors attaqué par un autre chevalier, le jeune et désargenté Yvorin de Quéant, qui n’a pas grand chose à perdre étant donné son statut et tout à gagner à faire du chevalier de Vaumacel son prisonnier. Mais l’affaire ne se déroule pas comme prévu et Yvorin est défait par Vaumacel. Curieusement, les deux preux finissent par trouver un terrain d’entente. Le chevalier aux épines accepte de ne pas faire d’Yvorin son prisonnier, à lui restituer ses armes et son destrier, s’il s’engage à défendre l’honneur de dame Audéarde à l’occasion d’un tournoi où la fine fleur des chevaliers de Bromaël et de Kimmarc s’affronteront ; pendant ce temps, Aedan continuera à enquêter sur la disparition des enfants, comme il en avait fait le serment, et rejoindra le tournoi de Lyndinas plus tard pour combattre lui aussi au nom de la duchesse déchue et restituer ainsi son honneur. 


Au fil de son récit, Jean-Philippe Jaworski s’amuse à alterner les points de vue et les personnages pour donner davantage d’ampleur à son intrigue et en exacerber les enjeux. La technique demande un peu de patience au lecteur pour entrer de plain pied dans ce nouveau roman et en saisir toute les dimensions politiques, les pesanteurs séculaires héritées de la tradition courtoise et les vieilles rancœurs familiales. Très progressivement, tous les éléments se mettent en place, laissant se dessiner en creux une guerre civile fratricide et immensément tragique. Bien que le rythme de ce roman de pure exposition soit assez lent, on finit par se laisser porter par un récit qui se complexifie au fil des pages et devient de plus en plus prenant. Ce petit tour de force n’est évidemment pas dû au hasard, on le doit au talent de styliste de Jean-Philippe Jaworski, dont les textes sont toujours extrêmement travaillés sur ce plan. Le chevalier aux épines rend évidemment hommage à la littérature médiévale, dans un style extrêmement riche sur le plan lexical (la précision du vocabulaire est remarquable), empreint d’un certain formalisme, mais structurellement assez moderne. Le mélange fonctionne parfaitement bien, sans jamais dévoiler la moindre lourdeur grâce à un savoir-faire qui n’a rien à envier aux plus grands stylistes de la littérature blanche. En ce qui me concerne, je dois confesser avoir éprouver une grande délectation à la lecture de ce premier tome, qui renferme de nombreuses promesses en gestation. Il y a toujours chez J.P. Jaworski une étonnante capacité à lier la forme et le fond avec une évidence qui frôle le génie. Bref, vous pouvez y aller les yeux fermés, d’autant plus que le prochain tome est annoncé pour le courant du mois de juin, ce qui ne gâche rien à l’affaire.

mardi 23 mai 2023

Littérature chinoise : Six récits au fil inconstant des jours, de Shen FU

 

Oui oui, je sais, j’avais promis une chronique du Chevalier aux épines, le dernier roman de Jean-Philippe Jaworski publié chez Les moutons électriques, mais il se trouve que je suis sur le point de terminer un petit roman chinois qui m’a littéralement enchanté et dont je vais m’empresser de vous parler. Six récits au fil inconstant des jours n’est pas vraiment une nouveauté, on peut en trouver d’ailleurs deux versions différentes, mais pour ma part je possède celle publiée en avril 2023 chez Libretto. Vous pouvez également choisir l’édition éditée chez Gallimard dans la collection Connaissance de l’Orient et intitulée Récits d’une vie fugitive : mémoires d’un lettré pauvre, puisqu’il s’agit de la même œuvre nonobstant l’appareil critique qui l’accompagne bien évidemment. 


Né à Suzhou, dans la province du Jiangsu (à l’Est de la Chine), en 1763, Shen Fu était issu d’une famille de petits fonctionnaires. Fin lettré mais totalement désargenté, faute d’avoir réussi à entrer durablement dans l’appareil administratif impérial, il occupa différents emplois subalternes, s’essaya au commerce des livres, à la peinture (avec talent) avant de mourir en 1807 en laissant derrière lui une œuvre littéraire quantitativement modeste, mais oh combien précieuse par son contenu. De ses six récits d’une vie fugitive, il ne nous en est parvenu en réalité que quatre, publiés en un mince volume en 1877, mais c’est bien suffisant pour entrer dans la grande histoire de la littérature chinoise classique. 


" L'univers n'est que l'auberge des créatures, et le temps, l'hôte provisoire de l'éternité; au fil inconstant des jours, notre vie n'est qu'un songe, et nos joies sont fugaces ..." Li Bai


Mais de quoi s’agit-il à proprement parler ? Ces récits ont toute l’apparence de la banalité puisqu’ils retracent en partie l’existence de Shen Fu, de sa vie conjugale en passant par ses voyages, ses péripéties professionnelles ou bien encore ses problèmes financiers, l’auteur se confie sans pathos excessif sur les aléas de la vie dans la Chine impériale de la fin du XVIIIème siècle. Tout cela pourrait paraître ennuyeux si Shen Fu se laissait aller à l’épanchement égotique, mais c’est tout le contraire qui se produit. Au fil du récit se dévoile ainsi un homme cultivé, un fin lettré doté d’une grande sensibilité et d’une éducation poussée. Le regard qu’il porte sur le monde qui l’entoure a  valeur documentaire et se montre extrêmement riche de précisions sur les mœurs de son temps, mais il est surtout singulier pour son époque. Sans doute ses contemporains considéraient-ils Shen Fu comme un perdant, un raté incapable de faire fortune, ni même de gagner sa vie décemment. Plus grave sans doute, Shen Fu semble avoir été coupable d’avoir profondément aimé son épouse, la délicate et lumineuse Yun, et de s’en être contenté. Cette absence d’ambition, en fait un personnage parfaitement décalé dans une Chine où les apparences et les traditions dirigent la vie de chacun à tout instant. L’amour que Shen Fu éprouve pour sa femme, disparue prématurément, éclate à chaque instant du récit. Au fil des pages, il est rare qu’il n’évoque pas son souvenir avec une émotion vive et une sincérité très touchante. Sa relation avec Yun fait ainsi figure de colonne vertébrale d’un récit au style fluide et poétique, empreint d’une  sensibilité toute en  retenue et d’une certaine candeur.


Cette candeur affichée ne doit pas faire oublier la volonté plus ou moins consciente, de s’affranchir du carcan sociétal de l'époque, de ses conventions et de ses codes extrêmement rigides. Shen Fu et Yun sont des esprits libres, de gentils rêveurs portés par leur amour mutuel, mais des rêveurs prêts à s’affranchir des règles et du qu’en dira-t-on pour vivre leur passion, quitte à payer leur liberté et leur indépendance au prix fort. Toujours soudés, respectueux et soucieux du bien-être de l’autre, ils sont le yin et le yang délicatement entrelacés, unis par un lien sacré et indéfectible jusque par delà la mort. A la fois Ode à l’amour, petit traité de philosophie, précis de littérature, étude de mœurs, essai sur l’esthétique chinoise… Six récits au fil inconstant des jours est une œuvre d’une étonnante richesse, d’une beauté stylistique envoûtante et d’une poésie peu commune, un délicat petit chef d'œuvre, intemporel et universel. 

samedi 6 mai 2023

Cette chose étrange en moi, d'Orhan Pamuk

 

Auréolé du prix Nobel de littérature, et donc du prestige qui lui est associé, Orhan Pamuk est un écrivain qui fait très souvent l’unanimité auprès de la critique, mais qui divise les lecteurs. Il y a ceux qui tombent à chaque fois sous le charme de ses romans et ceux qui lui reprochent de tourner un peu en rond et de se montrer un tantinet verbeux.  Honnêtement, à condition de ne s’en tenir qu’à l’aspect formel de sa littérature, ces reproches ne sont pas tout à fait infondés, mais hélas c’est oublier l’aspect obsessionnel de la littérature d’Orhan Pamuk. Cette capacité à revenir sans cesse parcourir les rues de sa ville natale, à évoquer inlassablement ses souvenirs à travers ses romans sont au cœur même du projet de l’écrivain turc et en font justement tout l’intérêt. Si ce contrat tacite ne vous convient pas, alors vous risquez effectivement de ne pas saisir pleinement la mesure (voire la démesure) de cette littérature si personnelle et si profondément ancrée dans les racines familiales de l’écrivain stambouliote. Lire Orhan Pamuk c’est être plongé irrémédiablement dans l’âme d’Istanbul, c’est en saisir toute la richesse culturelle et la dimension historique, car à chacun de ses romans, il explore des facettes différentes de sa cité et la fait vivre aux yeux d’un lecteur désormais ivre de sensations d’une richesse inouïe.  


Cette chose étrange en moi ne déroge pas à la règle, mais s’éloigne quelque peu du milieu petit-bourgeois que l’on découvrait dans les romans les plus autobiographiques d’Orhan Pamuk.  Cette fois, l’écrivain s’intéresse aux petites gens, à ceux venus des lointaines campagnes d’Anatolie, attirés par le dynamisme de la grande cité turque, par les promesses d’emploi et le désir d’y faire fortune. Ainsi, Mevlut a quitté son village natal pour rejoindre son père, vendeur de yaourt le jour et de boza le soir venu. La boza, c’est cette boisson traditionnelle très légèrement alcoolisée, obtenue à partir de la fermentation de céréales et que l’on consomme avec une poignée de pois chiches grillés. L’islam interdisant l’alcool, la boza eut beaucoup de succès à l’époque ottomane (nonobstant quelques polémiques à certaines époques), mais à la fin des années soixante, elle est en perte de vitesse en raison d’une certaine libéralisation des mœurs à Istanbul. La vente de yaourt et de boza en faisant du porte à porte est loin d’être une activité de tout repos, Mevlut et son père doivent se lever tôt pour aller chercher au marché de gros leurs plateaux de yaourt et leur boza, entreposer ce qu’ils ne peuvent pas porter toute la journée dans quelques endroits stratégiques de la ville et parcourir inlassablement les rues des quartiers les plus populaires en ployant sous le poids d’une perche chargée au maximum, quelle que soit le temps ou la saison. Au cri du vendeur, les fenêtres s’ouvrent et les clients font descendre les paniers pour récupérer leurs commandes, parfois les portes s’ouvrent pour laisser entrer le vendeur, le temps d’une discussion et Mevlut aperçoit alors la manière dont vivent les stambouliotes, riches ou pauvres, religieux ou laïcs, jeunes ou vieux, toute la diversité de la cité s’offre à ses yeux et à ses oreilles. Mais le père et le fils ne font guère fortune, les citadins préfèrent acheter désormais des yaourts en pots et le raki devient bien plus populaire que la boza, il n’y a guère qu’auprès des anciens qu’elle obtient encore un peu de succès. Mais Mevlut s’entête, malgré la fatigue d’un métier éreintant, malgré la pluie et le froid l’hiver, malgré la chaleur étouffante l’été et en dépit de recettes de plus en plus maigres. Parcourir les rues, observer le monde, rencontrer d’autres concitoyens, telle est la vie qu’il a choisie. 
 
Mais un jour, alors qu’il assiste au mariage de son cousin, Mevlut rencontre les yeux de Rayiha, la petite sœur de la mariée à peine âgée de 15 ans. Le jeune-homme en tombe immédiatement amoureux. C’est décidé, il épousera celle à qui appartient ce merveilleux regard, quitte à l’enlever au milieu de la nuit, au cœur de son petit village natal. 


“La vie, les aventures, les rêves du marchand de boza Mevlut Karatas et l’histoire de ses amis 

et

Tableau de la vie à Istanbul entre 1969 et 2012, vue par le yeux de nombreux personnages”


Tel est le sous-titre de Cette chose étrange en moi et le moins que l’on puisse dire c’est qu’il résume de manière extrêmement fidèle le projet d’Orhan Pamuk, il en délimite même avec une grande exactitude le périmètre. Pour autant, il se dégage de ce roman une indescriptible poésie mâtinée de douce mélancolie. On sent bien que malgré le désir de réussite affiché extérieurement par Mevlut, ce qui lui tient à cœur n’est pas et ne sera jamais l’argent. Le bonheur tient à des choses à la fois plus fugaces et plus tangibles, la joie de retrouver sa femme adorée et ses filles à la fin d’une rude journée de travail, le plaisir d’échanger avec des clients de longue date, la satisfaction d’observer la vie de la cité, la foule bigarrée qui parcourt les ruelles tortueuses d’Istanbul… Mevlut est un fin observateur de la vie et un contemplateur infatigable de la beauté du monde. Ce côté candide de sa personnalité mêlé à une certaine forme de rigidité le rendent profondément attachant et en font l’un des personnages les plus touchants de la littérature d’Orhan Pamuk. 



dimanche 30 avril 2023

Être combattant : Sous le feu, de Michel Goya

 

Je sais que ce blog est essentiellement un blog littéraire, mais il y a des traités de sociologie qui se lisent comme des romans. Sous le feu, de Michel Goya, est de ceux-là. Aussi je me permets de vous en toucher un mot.

Ce petit livre (250 pages en édition poche) détaille le métier de soldat, qui n’est pas tout à fait un métier comme un autre, en ce sens que comme l’indique le sous-titre, il faut prendre en compte « la mort comme hypothèse de travail ».

Ici pas de panégyrique du combattant héroïque ou du devoir sacré. Les récits qui émaillent cette étude sont ceux de soldats qui ont connu le feu, hier et aujourd’hui, sans pathos, sans lyrisme, mais sans la sécheresse d’un rapport non plus. Simplement la description de leurs émotions au moment de l’engagement, que ce soit en partant à l’assaut de la tranchée adverse pendant la première guerre mondiale ou lors d’une embuscade lors de l’intervention en Afghanistan.

Alternant ces témoignages avec des études sociologiques et psychologiques dont plus d’une peuvent nous surprendre, l’auteur replace les notions de courage et d’héroïsme dans leur contexte, démêle la part intime et la part du collectif dans les réactions du soldat face à sa mort et à celle de l’ennemi. Il parle aussi de commandement sous le feu et à l’arrière, quand la décision doit être rapide et efficace sous peine de mort ; de la chance indispensable, mais qu’il faut savoir aider, par un bon entraînement par exemple (mais qu’est-ce qu’un bon entraînement?). Il parle aussi des raisons qui poussent les soldats vers le combat, sans distinguer les « bonnes » des « mauvaises ». Il parle enfin de la peur, tout au long du livre, sous de nombreuses formes, omniprésente, à la fois sauvegarde (on fait attention quand on a peur) et dangereuse quand elle paralyse.

Le colonel Michel Goya est à la fois un historien et un militaire du rang (sous-officier puis officier). Il a connu plusieurs fois le feu, notamment au siège de Sarajevo. Il décrit donc quelque chose qu’il a vécu, mais il cite d’abord les autres. Il décrit le courage, l’héroïsme, la lâcheté, la stupeur, la peur sous toutes ses formes, les moments paroxystiques, et la camaraderie ou esprit de corps, le ciment des armées. Il dévoile les arbitrages nécessaires pour former un bon combattant, entre le trop et le pas assez dans tous les domaines. Il nous apprend à comprendre le combattant d’aujourd’hui, qui voit rarement son ennemi, mais plutôt ses bombes plus ou moins artisanales, ses missiles, ses drones et, au plus près, entend les balles de ses fusils automatiques.

Ce texte n’a rien d’une propagande pour l’armée, mais rien non plus d’un pamphlet pacifiste. Il se contente de constater que la guerre existe et qu’elle est menée par des êtres humains qui n’ont pas toujours choisi de devenir soldat, mais qui ont souvent de bonnes raisons de se battre.

Et tout à coup m’est revenu l’envie de revoir certains films de guerre. Non pas ceux qui glorifient les généraux, les snipers héroïques ou les soldats perdus, mais ceux qui racontent l’affrontement et ce qui s’ensuit juste après : « Capitaine Conan, de Bertrand Tavernier » ; la scène du débarquement de « Il faut sauver le soldat Ryan » ; Et toute la série « Band of Brothers », dont certaines scènes me revenaient en flashes lors des explications de l’auteur sur l’entraînement, la chance au combat, l’esprit de corps, mais aussi la peur, l’usure des affrontements répétés, tout ce qui fait du combattant un "frère d'armes".

Et ce qui est certain, c’est qu’après cette lecture, on n’écoutera plus jamais les récits et les reportages de guerre de la même manière. Et on regardera le combattant d’un autre œil, pas plus admiratif ou plus critique. Un autre regard, simplement.


lundi 6 mars 2023

SF post-apo : Station Eleven, d'Emily St John Mandel

 

Peut-on encore échapper à la SF post-apocalyptique ? Si l’on s’en tient à ce que l’on nous propose depuis une bonne dizaine d’années, on serait tenté de répondre par la négative. La mode est donc aux zombies, déclinés à toutes les sauces. Des zombies à la TV, des zombies au cinéma, des zombies à flinguer sur votre console ou votre PC, des zombies à manger sous forme de friandises gélifiées ou de chips…. jusqu’à l’overdose. Le problème, c’est que depuis George Romero, plus personne n’a grand chose à dire sur le sujet. Une fois la critique du capitalisme et de la société de consommation actée, on tourne un peu en rond. Certains ont tenté parfois avec succès la parodie, mais très honnêtement il y a de quoi être agacé par l’aspect parfaitement roboratif de cette mode. Si l’on élargit quelque peu le spectre, derrière cette tendance marketing on perçoit évidemment une crainte, celle de la fin de notre civilisation, dont le zombie n’est finalement que l’instrument archétypal puisque les causes sont souvent plus profondes (virus mutant, bouleversement écologique, manipulations génétiques…). Force est de constater que ce thème de la fin du monde, s’il n’est pas neuf (coucou Paco et  les millénaristes de la fin des années 90), est omniprésent dans les oeuvres de la culture populaire depuis une bonne dizaine d’années, si ce n’est davantage ; signe que la perspective d’une fin proche résonne particulièrement fort auprès du grand public. Mais il faut dire que l’époque n’est guère rassurante, entre disparition accélérée de la biodiversité, pollution des écosystèmes, réchauffement climatique et surexploitation des ressources planétaires, il y a effectivement de quoi être inquiet. La perspective de la disparition de nos sociétés modernes,  tellement fragiles et dépendantes, est en train de prendre l’ascendant sur le discours rassurant et lénifiant prônant la toute puissance de notre civilisation ultra-technologique. La technologie nous sauvera-t-elle ? Rien n’est moins sûr affirme le courant post-apo, les hordes de zombies déchaînés nous balaieront comme des fétus de paille ou des virus foudroyants  réduiront la population mondiale à des hordes disparates de survivants hagards et faméliques. Dès lors, les technologies dont nous sommes à la fois si fiers et esclaves n’auront plus de sens, il faudra survivre dans un monde désormais hostile avec pour seule arme la volonté de se battre. Télévisions, voitures, téléphones, ordinateurs et autres machines en tous genres ne seront plus que des reliques d’un passé révolu et désormais  insignifiant.


Oui bon, d’accord, mais puisque tout semble avoir été dit, pourquoi se pencher sur le cas Station Eleven, dont les ressorts narratifs semblent répondre en tous points au cahier des charges du bon petit roman post-apo ? Eh bien parce que pour une fois, cette fin de monde a quelque chose de différent. Tout aussi effrayante et anxiogène, elle insiste sur l’extrême fragilité de notre civilisation et sur notre faible capacité de résilience face à un cataclysme imprévu. En outre, la manière dont se déroule la fin du monde entre en résonance avec notre propre expérience de la pandémie, qui, toutes proportions gardées évidemment, nous a confrontés à de nouvelles expériences (règles sanitaires renforcées, confinement, distanciation sociale, pénuries relatives….), qui laissent entrevoir le comportement pas toujours très glorieux de nos semblables en cas de crise sanitaire majeure.  


Station Eleven nous raconte la fin de notre civilisation telle qu’elle est aujourd’hui, cette civilisation ultra-technologique et ultra-connectée, où les informations, les biens et les personnes transitent à grande vitesse à travers la planète, cette civilisation ultra-consumériste, atteinte d’un  sévère complexe de “toute puissance”, qui se croit forte et solide alors qu’elle n’est qu’un colosse aux pieds d’argile. Un simple virus grippal venu d’Europe de l’Est foudroie en quelques jours l’humanité. 90% de la population mondiale est décimée, la production énergétique et industrielle s’effondre, les télécommunications s’arrêtent tout comme la production agricole et le secteur agro-alimentaire. En quelques jours notre monde disparaît, ne laissant que quelques survivants exsangues et hébétés, à peine capables de réaliser qu’ils ont été épargnés par le cataclysme. Comment survivre, comment reconstruire un semblant d’Humanité lorsque tout à été réduit à néant ? Du côté des grands lacs américains, quelques survivants tentent de redonner du sens à leur vie nouvelle en célébrant les grandes œuvres du passé. La Symphonie itinérante, regroupant des musiciens et des comédiens, parcourt les ruines de l’ancien monde offrant aux survivants leur interprétation de Shakespeare  et des grandes pièces de la musique classique. Leur caravane faite de bric et de broc, mais armée jusqu’aux dents pour éviter les mauvaises rencontres et les pilleurs, emprunte un circuit bien rodé le long du lac Michigan, visitant les quelques communautés qui ont réussi à se reconstituer, apportant la culture là où elle avait disparu. 


Cette perspective nouvelle (excepté peut-être dans Un cantique pour Leibowitz de Walter M. Miller), dans un genre littéraire qui se focalisait plutôt sur la barbarie et la violence d’un monde post-apocalyptique, pose une question essentielle et parfois un peu négligée : que voulons-nous préserver du passé ? La science, la technologie, le savoir, de simples techniques ou bien serons-nous condamnés à chasser, traquer et nous disputer les dernières reliques d’un passé révolu ? Ces dimensions semblent évidemment incontournables, dans Station Eleven la violence des survivants reste un élément prégnant du récit, mais le roman nous rappelle également que nous ne sommes pas réduits à nos besoins primaires, la survie contient aussi une dimension culturelle. Reste à savoir si cela signifie garder les yeux tournés vers le passé ou bien se réinventer, créer à nouveau, pour mieux se projeter dans l’avenir. Mais les survivants de ce nouveau monde sont encore trop proches de leur passé pour pouvoir s’en détacher complètement, ils célèbrent sans cesse l’ancien monde, contemplant le désastre, faisant sans cesse le bilan comptable de leurs pertes. Cette dimension mélancolique se reflète également dans la construction narrative du roman qui navigue sans cesse entre le passé et le présent, pour mieux nous permettre d’en percevoir toute la tragédie, que l’on reconstitue pièce par pièce avec une certaine sidération. Peu à peu, on s’attache à ces hommes et à ces femmes qui tentent de reconstruire une nouvelle société sur les cendres encore fumantes de la civilisation, essayant de préserver les savoirs essentiels (la médecine, les livres, la musique) tout en remisant au musée les objets devenus inutiles, mais que notre génération à pourtant portés au pinacle (téléphones, ordinateurs, talons aiguilles, jeux vidéo, sac à main….).


Roman doux-amer d’une parfaite mélancolie, Station Eleven est un récit d’une grande qualité, admirablement écrit et superbement construit, dont les ressorts narratifs reposent moins sur l’anxiété et la peur d’une fin du monde que l’on sent pourtant si proche, que sur l’espoir d’un avenir différent, moins matérialiste et plus proche de l’essentiel. Il n’en demeure pas moins qu’à l’issue de cette lecture, une question reste toujours en suspens : faut-il nécessairement que l’humanité soit confrontée à un cataclysme pour qu’elle change enfin de dynamique et cesse de détruire la planète qui lui a donné naissance ?