Au-delà du titre un peu facile et racoleur (bon ok, vendeur diront les commerciaux), Lucas Cesari s’emploie tout au long de son ouvrage à démystifier les recettes les plus emblématiques de la gastronomie italienne. De la carbonara aux gnocchi, en passant par l’amatriciana, les lasagnes ou bien encore les tortellini de Bologne, l’auteur propose, grâce à une méthodologie solide et documentée (étude de manuscrits, traités et autres livres de recettes anciens), de retracer l’histoire de ces plats emblématiques, en remontant à leur origine, parfois bien plus récente que ne le laissent entendre les gardiens du temple. Nul doute que ces derniers monteront au créneau à coup d’attaques ad hominem, mais il faut bien avouer que si l’on s’efforce de dépassionner le débat on ne peut que se rendre à l’évidence, Lucas Cesari taille de véritables croupières aux “puristes” les plus intégristes en rétablissant quelques faits assez difficiles à réfuter. Ainsi, si l’on s’en tient à l’exemple le plus marquant du livre, à savoir la carbonara, on pourra constater avec une certaine allégresse que cette recette n’est pas très ancienne et remonte à la fin des années quarante. Si l’on scrute attentivement son évolution au fil des décennies, elle semble même très loin de faire consensus et propose une variété d’ingrédients et de techniques qui feraient défaillir les puristes les plus sectaires. Ainsi, même si certains gastronomes de l’école la plus dure (oeufs, guanciale, pecorino, poivre et un peu d’eau de cuisson pour la mantecatura finale) préfèrent l’oublier, même en Italie il était très courant d’utiliser un peu de crème fraîche (jusque dans les années 80) pour obtenir une sauce onctueuse et veloutée sans être un technicien de haute volée. Même chose en ce qui concerne le fromage (le parmesan était couramment utilisé) ou la viande (la pancetta a longtemps concurrencé le guanciale). Ce n’est que dans les années 80/90, qu’une poignée de gastro-intégristes de salon ont commencé à adopter une ligne plus dure, fixant leurs propres règles, décrétant officiellement ce qui relevait du canon et ce qui était à bannir, le tout sans aucun fondement historique. Alors certes, lorsque l’Academia Italiana delle Cucina fixe dans le marbre (dans les années 80) la recette de la Carbonara, cela a de quoi impressionner et tendrait à couper le sifflet à ceux qui auraient l’outrecuidance de n’en faire qu’à leur tête, mais ne nous y trompons pas, elle n’est qu’une recette parmi d’autres et n’a pas vocation à demeurer éternelle, la cuisine est vivante et évolue. Alors pourquoi une telle levée de bouclier chaque fois qu’un cuisinier tente de s’affranchir des règles ? Le rôle des réseaux sociaux n’est sans doute pas étranger à une telle polarisation, mais au-delà, on peut sans peine percevoir le désir de se distinguer du menu fretin, une volonté affichée de sélectionner par la technique (parce que réussir une carbonara stricte demande une certaine technicité et un vrai savoir-faire) et de se constituer en élite de la gastronomie. Rien de neuf sous le soleil pourrait-on dire, l’élitisme ne date pas d’hier et n’est pas près de disparaître. Remarquons par ailleurs, que pour les dix chapitres qui composent ce livre (soit dix recettes), le processus est souvent très similaire et la démonstration, si elle n’est pas toujours aussi spectaculaire que pour la carbonara, met une petite fessée aux plus rigides. En filigrane, on distingue également des raisons qui n’ont rien à voir avec l’élitisme, mais relèvent plutôt de l’influence de l’industrie ou des pratiques artisanales tendant à rationaliser la production. Ainsi, si certaines recettes actuelles privilégient tel ou tel ingrédients, c’est parce que les artisans et les industriels ont constaté qu’ils convenaient mieux à leurs procédés de fabrication, ce fut notamment le cas pour les gnocchi ou bien encore les tortellini ; certains livres de recettes du début du XXème siècle, ne proposent même plus de fabriquer soi-même ses tortellini, mais de privilégier des produits prêts à cuire, se focalisant uniquement sur la sauce ; il s’agissait alors de libérer la ménagère en faisant place au progrès.
La tradition a donc bon dos et le livre de Lucas Cesari a le grand mérite de battre en brèche les idées reçues aussi bien que les diktats culinaires. Mais il est nécessaire de garder à l’esprit, qu’il ne faut pas pour autant faire tout en n’importe quoi en cuisine sous prétexte d’exercer son libre arbitre. La créativité a ses mérites, mais comme dans l’apprentissage de la musique, il convient de faire ses gammes et de respecter certains principes élémentaires, voire chimiques, de la cuisine. Les recettes canoniques ont aussi leurs mérites, en prônant l’usage des produits de qualité, en faisant preuve d’une certaine technicité et en élevant la cuisine vers des sommets gustatifs. Le tout est de savoir rester humble et de ne pas conspuer ou vouer aux gémonies ceux qui ne sont pas capables d’atteindre un haut niveau dans l’art de la cuisine. Si vous n’arrivez pas à réussir votre carbonara (trop sèche si vos pâtes sont trop chaudes, trop visqueuse si elles sont trop froides), faites à votre manière et ajoutez un filet de crème fraîche dans votre préparation, si cela vous permet d’obtenir la texture et le goût que vous souhaitez, après tout, nombre de mamma italienne l’ont fait pendant des décennies afin de régaler leur maisonnée. En attendant, faites vous plaisir en lisant le livre de Lucas Cesari, cela vous permettra de rabattre le caquet des ayatollahs et autres pseudo-savants de la tradition gastronomique.