Avant propos : que ceux qui ont le sentiment de lire un papier déjà publié ailleurs se rassurent, cette chronique est un recyclage honteux d'une fiche de lecture que j'avais écrite il y a quelques années pour le site Culture SF, mais je me devais de la publier ici puisqu'il s'agit de mon roman préféré de China Mieville.
En 2003, les lecteurs français faisaient la connaissance de China
Mieville, jeune auteur anglais à peine trentenaire dont le talent avait
déjà fait couler beaucoup d'encre parmi les critiques anglo-saxons.
La raison de ce succès, un certain Perdido Street Station,
premier roman époustouflant de maîtrise, audacieux et incroyablement
original. Avec Perdido, China Mieville est rapidement apparu comme un
créateur d'univers hors-pair, dont l'imagination débordante n'avait
d'égal que la maîtrise de la langue, dont la puissance et le style pourraient
faire rougir bien des auteurs de littérature générale. L'édition française
avait par ailleurs bénéficié d'une traduction de très haute tenue, due
au talent remarquable de Nathalie Mège. Bien décidé à développer encore
davantage le monde de Bas Lag, dans lequel se déroulait Perdido
Street Station, China Mieville publia outre-manche The
scar ainsi que Iron council.
Publié en France à la fin de l'année 2005, The scar, traduit littéralement par Les scarifiés, n'est pas à proprement parler la suite de Perdido Street Station, même s'il existe quelques liens ténus entre ces deux romans. Ce dernier se déroulait dans l'impressionnante ville de Nouvelle Crobuzon, puissante cité-état de Bas Lag, où se côtoient les races les plus étranges ; humains bien sûr, mais également Khépris (sortes d'humanoïdes à l'apparence insectoïde et à la carapace chitineuse), Vodyanois (des crapauds géants) ou bien encore cactacés (hommes cactus). Sans oublier les fameux "recréés", ces condamnés de droit commun auxquels on a greffé chirurgicalement des appendices issus du bestiaire très varié de Bas Lag (ou pire encore des pièces mécaniques) et que l'on a, cela va de soi, réduits à l'esclavage. Toutes ces créations imaginaires pourraient paraître grotesques, imaginez une jeune femme à qui l'on a coupé les deux jambes puis greffé le tronc sur une chaudière à vapeur montée sur roulettes, mais le talent de China Mieville a ceci d'étonnant qu'il est capable de rendre crédible les créations les plus improbables et de les faire vibrer d'une étonnante humanité. Pour en revenir plus précisément sur l'intrigue des scarifiés, celle-ci nous conduit sur les traces de Bellis Frédevin, jeune linguiste de Nouvelle Crobuzon, qui, suite aux événements étranges de Perdido Street Station est amenée à fuir loin de sa cité natale, vers les contrées éloignées d'une obscure colonie. Un exil qu'elle anticipe la mort dans l'âme, mais qui lui permettra probablement de revenir un jour, lorsque les autorités de Nouvelle Crobuzon auront oublié ses liens improbables avec un obscur savant des bas quartiers dont les expériences ont mis la cité en effervescence. Afin de payer son voyage, Bellis s'engage comme interprète sur le Terpsichoria, un navire marchand qui lui permettra de rejoindre la colonie de Nova Esperium. La cale remplie d'un important chargement de recréés, le navire fait route sur des mers obscures et peu accueillantes, où foisonnent des créatures étranges et inquiétantes. Si ce n'était cette profonde aversion pour l'océan, un mépris affiché pour les autres passagers du bateau et une colère sourde et muette qu'elle ne réussit pas à surmonter, Bellis pourrait prendre plaisir à ce voyage. Mais voilà que le sort s'acharne à nouveau, le Terpsichoria est attaqué par une flottille pirate, le commandant et son second sont exécutés tandis que les prisonniers sont libérés et les passagers emmenés de force vers Armada. Armada, cette gigantesque cité flottante que des pirates libertaires entretiennent et développent depuis près d'un millénaire, un assemblage hétéroclite d'embarcations et de navires capturés, sur lequel une ville s'est élevée grâce à une économie prospère et dynamique. Armada est gouvernée par les Amants, un couple mythique qui pratique un rituel amoureux à la fois cruel et fascinant, fait de scarifications corporelles symétriques censées marquer leur attachement mutuel et leur relation d'égalité. Accompagnés de leur homme lige, le très puissant Uther Doll, les amants semblent poursuivre un but mystérieux, une quête impérieuse à laquelle Bellis se retrouve mêlée bien malgré elle.
Étrange et fascinant, le monde de Bas Lag est probablement l'une des créations imaginaires les plus orginiales de ces dernières années. A la fois baroque, sombre et sensuel Les scarifiés apparaît comme un étrange bricolage, un assemblage composite de personnages et de créatures improbables auquel l'énorme talent de China Mieville donne vie. Stylistiquement très impressionnant, le roman bénéficie également d'une construction narrative solide, bien qu'assez classique dans sa forme en dépit d'une narration à plusieurs niveaux. Les scarifiés peut se lire de manière indépendante, mais bien évidemment il prendra davantage d'ampleur si le lecteur a auparavant emprunté les chemins tortueux de Perdido Street Station.