Il y a deux types de lecteurs de
roadbooks, ceux qui adulent Sur la route de Jack Kerouac et puis ceux
qui n’ont jamais réussi à rentrer dans ce récit ou qui n’en
ont jamais compris l’intérêt. Etant donné que je me situe dans
la première catégorie, vous êtes prévenu. Une odyssée américaine
est l’un des derniers romans de feu Jim Harrison et se veut un
hommage plus ou moins revendiqué à l’oeuvre majeure de Jack
Kerouac, mais les similitudes restent relativement limitées puisque
Sur la route était une oeuvre contestataire, en rupture avec la
société de l’époque, symptomatique d’une jeunesse en manque
d’émancipation et de liberté. Le roman de Big Jim se veut plus
modeste et propose un contrepoint à la vitalité séminale de
Kerouac, une sorte de roadbook désabusé et fatigué, dans lequel un
fermier à la retraite, plaqué par sa femme en manque de nouveauté,
décide de partir à l’aventure et de redessiner la carte du grand
ouest américain.
A 62 ans, Cliff se retrouve du jour au
lendemain à la rue. Après une courte carrière d’enseignant, puis
un travail harassant de fermier, sa femme lui réclame le divorce
pour vivre une aventure avec un sémillant quinquagénaire. Lui qui
avait passé plus de quarante ans à s’occuper de ses vergers de
cerisiers et à élever quelques bêtes, n’a plus qu’à plier
bagages dans sa vieille Ford Taurus affichant ses 300 000 km, avec
quelques fringues défraîchies et ses fidèles cannes à pêche. De
toute façon sa femme a vendu leur ferme et sa vieille chienne est
morte, qu’est-ce qui pourrait bien le retenir dans le Michigan ?
Cliff décide donc de partir à San Francisco (tiens, Kerouac a dû
passer par là) rendre visite à son fils, mais comme il souffre
d’une peur-panique de l’avion, il lui faudra traverser les trois
quarts des Etats-Unis en voiture, ce qui ne semble guère le déranger
car sur son trajet il a prévu de traverser des états réputés pour
leurs contrées sauvages et leurs rivières poissonneuses, de quoi
satisfaire sa passion pour la pêche à la mouche. Au passage il en
profitera pour rendre une petite visite à un vieil ami dans
l’Arizona. Mais c’était sans compter sur une ancienne élèves
de terminale, désormais quadragénaire sexy et délaissée, qui,
apprenant son périple, décide de l’accompagner durant une partie
de son voyage. Commence alors une errance à travers le grand ouest
américain, qui permet à Cliff de rattraper des années de fantasmes
sexuels et de s’adonner à une oisive insouciance.
Ceux qui connaissent Jim Harrison
savent bien évidemment que dans ce roman ils trouveront nombre
d’ingrédients qui ont fait le succès de l’écrivain américain
: évocation des grands espaces sauvages, personnages perdus et
solitaires, récit souvent introspectif et en décalage par rapport
aux aspirations du commun des mortels, mais aussi un certain refus de
la société moderne, de son rythme infernal et de sa bêtise crasse.
Jim Harrison c’est l’anti american way of life ; rien dans ce que
l’Amérique construit et prône depuis des décennies ne semble
l’intéresser. On pourrait à tort prêter à l’auteur des
aspirations misanthropes, et il y aurait sans doute un petit fond de
vérité, mais en réalité Big Jim se fiche tout simplement de ce
qui fait tourner le monde moderne et il n’est pas étonnant que ses
personnages les plus réussis soient souvent des marginaux, des
écorchés de la vie en rupture plus ou moins volontaire avec le
reste du monde. Et Cliff ne déroge pas à la règle, il se fout
éperdument des conventions sociales, se moque de l’économie et de
l’argent de manière générale et n’aspire qu’à un peu de
tranquillité. Une bonne bière après une rude journée de travail
manuel, une partie de pêche à la truite, un repas préparé avec
amour et partagé en bonne compagnie, une partie de jambes en l’air…
voilà en apparence ses seules aspirations. On pourrait trouver le
bonhomme un brin austère, sauf que l’on a affaire un homme
cultivé, admirateur de Thoreau, Emerson et Whitman, un homme
empreint de poésie, qui porte un regard à la fois naïf et décalé
sur le monde qui l’entoure, comme si le comportement de ses
congénères ne cessait chaque jour de l’étonner. Oui, le regard
de Cliff est à la fois totalement désabusé et complètement neuf
et c’est sans doute ce décalage qui fait tout le charme du
personnage.
Le roman est par ailleurs servi par un
style très oral (à la manière de Jack Kerouac), même si on est
loin de la puissance et de l’énergie séminale de Sur la route. Le
rythme est ici plus tranquille, plus nostalgique et donc nettement
plus en phase avec le récit d’un homme qui s’apprête à entamer
la dernière partie de sa vie. Une odyssée américaine n’est sans
doute pas le roman le plus réussi de Big Jim, mais il est empreint
d’une philosophie épicurienne pleine de générosité et de
volupté, qui ne laisse pas indifférent pour peu que l’on arrive à
dépasser sa crudité et son cynisme de façade, pour se laisser
gagner par sa douce mélancolie.