Le moins que le l’on puisse dire, c’est que dans l’art du teasing, Gilles Dumay est passé maître. Un an avant la parution de Latium, le directeur de la collection Lunes d’encre avait déjà fortement alléché le fandom en convoquant Iain M. Banks et Dan Simmons autour du berceau du nouveau prodige de la SF française, un certain Romain Lucazeau, jeune auteur sorti tout droit de normale sup et agrégé de philosophie. Evidemment, votre serviteur avait déjà réservé un ticket et se jeta sans réserve sur l’objet convoité lors de la parution des deux tomes de Latium au mois de novembre (un peu plus de 40€ tout de même pour cet ouvrage scindé en deux volumineux tomes). Ce qui n’est pas le moindre des exploits étant donné que sur ce blog la science-fiction était largement passée à la portion congrue ces dernières années. Reste qu’un teasing, aussi habile soit-il, est avant toute chose une technique de marketing et malgré tout le respect que l’on doit à l’excellent travail de Gilles Dumay à la tête de Lunes d’encre, on n’est jamais à l’abri d’une déception (ouais ouais, genre S.P. Somtow). Oui mais alors, s’impatiente le lecteur, c’est vachement bien Latium ou bien n’est-ce qu’un pavé abscons et indigeste survendu par un Gilles Dumay en mal de locomotive éditoriale ?
Tuons dans l’oeuf ce faux suspense entretenu par une suspicion de mauvais alois, depuis sa création la collection Lunes d’encre est probablement ce qui se fait de mieux à ce jour en grand format, surtout depuis qu’Ailleurs & Demain végète suite au départ de Gérard “Dieu” Klein ; et donc oui, Latium c’est très très bien. C’est même probablement l’un des meilleurs romans publiés dans la collection depuis cinq bonnes années (oui, cette affirmation est purement gratuite) et je m’en vais vous raconter pourquoi.
L’un des grands points forts du roman de Romain Lucazeau c’est tout d’abord d’avoir su concilier la SF un poil intello de tradition française avec la démesure et le vertige que nous réservait jusqu’à présent la SF anglo-saxonne. Alors certes, Lucazeau n’est pas le premier à avoir réussi cette synthèse, on pense en particulier aux Galaxiales de Michel Demuth, mais il faut bien avouer que l’ambition de son projet reste sans commune mesure avec ce que l’on a pu lire dans la SF française jusqu’à présent. Cela n’enlève absolument rien à des Laurent Genefort, Serge Lehman ou bien encore Pierre Bordage, qui avaient aussi su trouver leur voie sur cette route étroite du space opera, un genre qui reste encore aujourd’hui l’apanage des auteurs anglo-saxons. Il ne me revient évidemment ni le droit ni le talent d’analyser les raisons de cet étrange phénomène, sans doute essentiellement culturel, mais Latium prouve bien qu’il ne s’agit en rien d’une fatalité et que le talent et l’ambition littéraire permettent de faire aussi bien, sinon mieux, que les copains d’en face. Alors pour une fois, la comparaison évoquée en quatrième de couverture avec les grandes figures du space opera anglo saxon (ici Iain M. Banks et Dan Simmons), et qui en général suscite davantage l’amusement qu’autre chose, n’est en rien usurpée. Ceci dit, deux autres références mentionnées dans cette quatrième de couverture ont intrigué les premiers lecteurs potentiels, voire en ont effrayés certains, puisque Romain Lucazeau revendique clairement l’influence du théâtre classique (Corneille, Racine et par la même occasion les dramaturges grecs) ainsi que, excusez du peu, celle de la philosophie de Leibniz (sans compter les nombreuses références au pythagorisme et à l’aristotélisme). De quoi donner la migraine à ceux qui redoutaient déjà les cours de philo en terminale. Etant moi-même plus ou moins en délicatesse avec les philosophes d’obédience teutonne, je vous avoue que j’ai ouvert l’ouvrage avec une pointe d’appréhension, parce que bon, relire dix fois la même phrase pour en déchiffrer le sens ça va bien cinq minutes (oui oui, je trolle si je veux). Mais venons-en au fait, de quoi ça cause Latium ?
Quatre mille ans après la disparition de l’humanité (l’Hécatombe), ce qui reste de la civilisation humaine ne subsiste que grâce à des intelligences artificielles supérieures, transformées en immenses nefs stellaires, qui attendent en vain le retour de leurs créateurs en contemplant une éternité devenue désormais vide de sens. Ces vestiges de l’imperium, dont le coeur est nommé l’Urbs, sont délimités par le Limes, une frontière à la fois zone tampon et no man’s land qui protège l’ancienne sphère humaine des invasions barbares venues du fin fond de la galaxie. Mais à force d’attente, ces IA, régies par un principe proche des trois lois de la robotique dénommé “carcan” (une limitation qui leur interdit de porter atteinte aux êtres humains et par extension aux êtres vivants dotés d’un minimum d’intelligence), ont développé des névroses obsessionnelles, cherchant inlassablement à ressusciter l’espèce humaine. Parmi ces princes et ces princesses de l’Urbs, Othon et Plautine, autrefois alliés et désormais plus ou moins bannis à la suite d’un complot avorté, errent aux confins de l’espace, en marge du pouvoir central, surveillant la progressions des barbares extraterrestres et oeuvrant à des projets personnels censés leur permettre de lutter contre l’ennemi. Car le limes ne résistera sans doute plus très longtemps aux assauts répétés des barbares, leur niveau technologique leur permettant désormais de se déplacer de plus en plus vite et de plus en plus loin, menaçant sans cesse de transpercer les lignes de défense. Après un sommeil prolongé de plusieurs siècles, Plautine est réveillée par ses noèmes (des IA de second rang) inquiets à la suite de la réception de signaux à proximité du limes. Consciente du danger, elle demande l’aide d’Othon, désormais exilé sur une planète mineure d’où il mène des expériences génétiques pour créer une race d’hommes-chiens, capables de l’assister dans la lutte contre les barbares. Mais avant qu’il puisse rejoindre Plautine, cette dernière est taillée en pièce par trois vaisseaux ennemis, ne survit qu’un modeste avatar expérimental, qui rejoint Othon en catastrophe.
Très concrètement inspiré de la pièce de théâtre Othon de Corneille (si l’on en croit Wikipedia, puisque très honnêtement je ne l’ai jamais lue), Latium est cependant bien davantage qu’une transposition dans un univers futuriste, car au-delà de la trame générale et des noms des personnages, le roman de Romain Lucazeau est moins une critique du pouvoir qu’une réflexion sur la notion d’intelligence (et d’humanité par la même occasion). Autrement dit, qu’est-ce qui constitue l’essence même de l’humanité, est-ce notre intelligence, nos sentiments, notre culture, notre organisation sociale ou bien encore notre libre-arbitre…. et par extension, cette spécificité est-elle transmissible ou reproductible par une autre espèce, que ce soient les IA ou bien la race des hommes-chiens créée de toute pièce par Othon. Les réflexions philosophiques qui sous-tendent donc cette habile construction littéraire, auraient pu êtres absconses, voire franchement ennuyeuse si elles avaient été empreintes d’un didactisme trop poussé, mais c’est tout de contraire que nous offre Romain Lucazeau ; son roman est fluide et agréable à lire, en plus d’être d’une rare subtilité. Et ce qui ne gâche rien à l’affaire, sans se prendre au sérieux, l’auteur semble s’amuser comme un petit fou à développer ses intrigues de palais à la manière du théâtre classique ; ça tombe bien, nous aussi on adore. Dernier point, et pas des moindres, lisez les notes de bas de page, elles paraissent alourdir inutilement le texte, mais elles sont indispensables pour comprendre des éléments essentiels de l’histoire, en particulier le contexte historique.