Cela fait bien longtemps que je ne m’étais pas autant amusé à la lecture d’un livre, très honnêtement depuis le dernier Tim Dorsey. Cette fois encore, il s’agit d’un OLNI* que par facilité certains seraient tentés de classer au rayon érotisme, mais que les bons libraires, c’est à dire ceux qui ont lu cet excellent Lala pipo, auront pris soin de présenter parmi les nouveautés les plus en vue de la rentrée littéraire (oui, comme le mien, mais c’est normal c’est le meilleur libraire du monde). Bon, il faut reconnaître que la couverture, plutôt réussie au demeurant, mais sans doute un peu trop rose, est un argument qui intrigue et distingue ce livre des centaines de nouveautés qui s’épanouissent plus ou moins chaque année sur les étals des libraires. Mais le résumé placé à l’intérieur de la jaquette, aura tôt fait de faire fuir, les joues en feu, quelque mère de famille qui, intriguée par l’objet, aurait eu l'effronterie d’en prendre connaissance au gré de ses déambulations du samedi après-midi chez Leclerc. Donc Lala pipo (vous saurez le pourquoi du comment de cet étrange titre à la fin de l’ouvrage) est un roman japonais plutôt osé (oui bon, pornographique) d’Hideo Okuda, à qui l’on doit l’excellente série du Dr Irabu (Les remèdes du Dr Irabu et Un yakuza chez le psy), publiée également chez Wombat. Autant dire qu’en matière de romans étranges et décapants, l’auteur japonais est un maître. Quant-à Lala pipo, il est devenu carrément culte au Japon et a fait l’objet d’une adaptation cinématographique qui ne manque pas de piquant, mais dont nous n’avons jamais entendu parler dans nos verdoyantes et riantes contrées occidentales. Tiens, mais pourquoi donc ? Attendez que je vous raconte, vous allez rapidement comprendre.
Lala pipo est un roman choral qui met en scène six personnages, à la fois pathétiques et attachants, au coeur même de l’immense mégalopole tokyoïte. Jusque là, tout va bien et le lecteur de s’imaginer qu’il s’agit d’un énième roman sur les milieux interlopes japonais, sauf qu’en fait non, Hideo Okuda met en scène des personnages tout ce qu’il y a de plus ordinaires, même si effectivement le panel rassemble son lot d’humiliés, d’otakus et autres oubliés du système. Un pigiste trentenaire qui travaille à domicile, tentant tant bien que mal de joindre les deux bouts et dont l’un des rares plaisirs est d’écouter les exploits sexuels du voisin qui occupe l’appartement au-dessus du sien. Un jeune rabatteur au coeur tendre, qui débauche les jeunes filles dans la rue pour les placer dans des clubs louches, mais qui tombe immanquablement amoureux de sa dernière protégée. Une femme au foyer terrassée par l’ennui, qui se découvre soudain une passion pour le sexe et décide de se lancer dans une carrière d’actrice de films pornos (à l’insu de son mari bien évidemment). Un modeste employé de karaoké, incapable de dire non, qui se laisse entraîner dans un commerce de passes à l’insu de son patron (je vous laisse imaginer à quoi servent les cabines de karaoké). Un écrivain de romans érotiques sur le déclin, qui cherche un nouveau souffle auprès de lycéennes aux moeurs un peu légères moyennant tarification (il faut bien trouver des fonds pour payer le sac Vuiton ou la montre Cartier). Et enfin une jeune femme complexée par ses problèmes de poids, qui multiplie les amants et filme ses ébats à leur insu pour les revendre sur le marché du porno pirate. Comme il se doit dans un roman de ce type, tous ces personnages sont plus ou moins liés entre eux, le télescopage de leurs destins réservant son lot de surprises tantôt amusantes, tantôt glaçantes.
Autant être honnête, Lala pipo est un roman qui parle de sexe (ouille !), voire carrément de cul (non, ça n’est pas sale et ce n’est jamais vulgaire) et de manière assez crue par dessus le marché, mais c’est également bien plus que cela, c’est une oeuvre dont l’ambition littéraire est, sans être affichée de manière ostentatoire, indéniable. Contrairement à un roman pornographique, l’objectif de l’auteur n’est pas ici de provoquer l’excitation du lecteur, mais de s’affranchir des tabous et d’évoquer plusieurs travers de la société japonaise moderne. Non vous ne rêvez pas, le sexe n’est ici qu’un prétexte et le propos va bien au-delà des scènes coquines qui émaillent le texte pour évoquer des thèmes puissants comme la solitude, l’ennui, la déshérence de la jeunesse japonaise, la violence refoulée d’une grande partie de la population masculine, mais également l’explosion de la cellule familiale ou bien encore les dérives liées à la marchandisation du sexe. Arrivé au terme de l’ouvrage, le lecteur est bien évidemment frappé par la pertinence du propos, par l’intelligence d’un roman qui arrive à transcender sa propre nature pour nous parler de la vie des Japonais sous un aspect certes parcellaires, mais éminemment pertinent. Alors on sourit, on rit même, on se délecte des personnages à la fois truculents et pathétiques imaginés par Hideo Okuda, mais l’on se dit tout de même que la société japonaise ne va pas très fort. Il faudra néanmoins relativiser la portée de ce roman, qui agit comme un prisme déformant ; non tous les Japonais ne sont pas des érotomanes ou des pervers, mais il n’empêche que les dérives dénoncées dans Lala pipo sont une réalité et interrogent le devenir d’un pays dont les repères s’estompent inexorablement.
*Objet livresque non identifié ou ouvrage littéraire non identifié, au choix