On a peine à imaginer depuis la France toute la richesse qu’offre le manga au Japon, il est en effet difficile pour les éditeurs français de suivre la cadence infernale des publications japonaises en terme de rythme, de quantité, mais également de thématiques. Le manga brasse des genres divers et variés, parfois pointus, parfois saugrenus, parfois hautement pédagogiques au point que certains manuels scolaires se présentent sous forme de mangas pour les petits écoliers nippons. Il n’empêche que le marché français arrive tout juste derrière le Japon et l’on peut considérer qu’une partie non négligeable de la production nous parvient, probablement le haut du panier d’ailleurs. Curieusement le manga a encore du mal à trouver une légitimité culturelle en France, probablement parce que le genre souffre de l’image véhiculée dans les années 80/90 par l’animation et la bande dessinée japonaises, il est vrai à l’époque très ciblées jeunesse (et pas toujours d’une grande qualité artistique ou technique), mais aussi et surtout parce que “l’élite culturelle” ignore superbement ce qu’elle considère comme une sous-culture tout juste bonne à divertir les hordes d’adolescents pré-pubères. Ainsi, mettre dans le même panier les shojos et autres shonens fabriqués de manière industrielle (H3 School, Lovely complex, Dragon Ball, Naruto…) et les oeuvres subtiles et soignées d’un Taniguchi a autant de pertinence que de comparer Pif gadget et Corto Maltese, une idée si saugrenue qu’elle ne viendrait sans doute pas à l’esprit de nos fameuses élites. Mais cessons de jouer les mauvaises langues car Cesare de Fuyumi Soryo a bénéficié de quelques papiers élogieux dans la presse généraliste, preuve que les choses progressent lentement.
Plutôt cantonnée au shojo et au seinen Fuyumi Soryo a été épaulée dans son travail de documentation et de reconstitution historique par Motoaki Hara, universitaire de renom et grand spécialiste de la Renaissance italienne, il n’en fallait pas moins pour s’attaquer au mythe des Borgia, dont le passé sulfureux a déjà fait l’objet ces dernières années de deux adaptations télévisuelles d’une qualité hélas inégale,. Cesare est donc un manga historique centré sur cette sombre période de l’histoire italienne (à cheval entre le XIVème siècle et le XVème siècle), marquée par la décadence de l’Eglise de Rome et par des luttes fratricides entre grandes familles italiennes pour accéder aux plus hautes sphères du pouvoir. Cette décadence semble avoir atteint son paroxysme avec le règne du pape Alexandre VI, alias Rodrigo Borgia, père, entre autre, d’un certain Cesare Borgia, qui défraya lui aussi la chronique en son temps. Mais nous n’en sommes pas là, dans Cesare, le cardinal Rodrigo Borgia n’est pas encore pape et lutte avec âpreté contre la famille des Della Rovere dans le but d’accéder à la charge pontificale. Son fils, Cesare, a été envoyé à l’université de Pise pour y décrocher son doctorat en droit civil et canonique. Il est appelé, comme son père à exercer les plus hautes fonctions au sein de l’Eglise catholique et la charge de cardinal lui est déjà réservée car son père est l’un des rares prélats a avoir publiquement reconnu ses enfants, créant un scandale sans précédent au sein de la curie romaine (ses prédécesseurs avaient au moins la décence de se montrer discrets en la matière). C’est à travers le personnage candide et innocent du jeune Angelo que le lecteur est amené à découvrir les frasques de ces puissants obnubilés par la recherche du pouvoir. Angelo est le fils d’un artisan florentin renommé et bénéficie de la protection de Lorenzo de Medicis, ce patronage lui permet de fréquenter la prestigieuse université de Pise et de côtoyer ainsi Giovanni de Medicis (futur pape Léon X) et Cesare Borgia tout juste âgé de seize ans. Angelo est intégré de facto au clan de la fiorentina, mais sa curiosité et son ouverture d’esprit lui font commettre de nombreux impairs, au point de susciter l’amusement d’un certain Cesare Borgia, qui prend le jeune homme sous son aile. La simplicité, ou plutôt la candeur du personnage d’Angelo a quelque chose d’irritant et cadre mal avec ses réflexions philosophiques assez poussées et ses capacités en matière de rhétorique, on regrette quelque peu ce choix de narration de la part de Fuyumi Soryo, mais sans doute était-ce un choix à destination des lecteurs plus jeunes, qui ont besoin d’une médiation pédagogique par l’intermédiaire de ce personnage sans doute plus proche de leur “innocence”, bien qu’il s’agisse là à mon sens d’une erreur. Les lecteurs, jeunes ou moins jeunes, capables de saisir toute la profondeur et la complexité du cadre historique et culturel de ce manga n’ont que faire de ce genre d’artifice. Pour le reste, Fuyumi Soryo réalise un sans faute, son manga est complexe sans pour autant devenir cryptique, les enjeux sont clairement posés malgré la multiplication des personnages et des caméos (on y croise Léonard de Vinci et Christophe Colomb), au point qu’il n’est pas interdit de considérer cette oeuvre comme une excellente base pédagogique pour qui s’intéresse à cette période de l’histoire. Le dessin n’est pas en reste et la reconstitution historique est grandement convaincante sur le plan des décors, des costumes ou de l’architecture urbaine. Mais ce qui achève de nous convaincre c’est bien évidemment la qualité des dialogues et du discours (parfois hautement philosophique) qui en découle, on comprend aisément que Cesare Borgia, certes dans une phase plus mâture de sa vie, ait servi de modèle au Prince de Machiavel. Le jeune homme qui habite littéralement les pages de ce manga n’en est pourtant que l’ébauche, son humanité transparaît dans ses actes et dans ses paroles et on peine à imaginer que cet esprit vif et séduisant puisse devenir un monstre politique soumis aux plus violents excès.