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samedi 5 novembre 2011

Fantasy de haute volée : Le dragon Griaule, de Lucius Shepard

Avec le décès de Jacques Chambon en 2003, éditeur attitré de Lucius Shepard en France, les fans de l’écrivain américain pouvaient craindre le pire. C’était sans compter sur le travail de Jean-Daniel Brèque, son traducteur, et des éditions du Bélial, qui depuis 2005 ont entrepris de publier les meilleurs textes de Shepard. Après deux recueils de nouvelles et un court roman relevant très clairement du fantastique, registre de prédilection de l’auteur, Le Bélial édite un recueil de nouvelles de fantasy, une sorte de méta-roman comme le spécifie la quatrième de couverture, regroupant les textes du dragon Griaule. La génèse de cet univers remonte à la publication en 1987 du recueil Le chasseur de jaguar, dans lequel figure “L’homme qui peignit le dragon Griaule”, une nouvelle de grande qualité mais qui dans l’esprit de son auteur ne devait pas donner lieu à une suite. C’était sans compter sur les fans et sur la pression des éditeurs, qui réclamèrent régulièrement d’autres textes se déroulant dans cet univers. Visiblement peu enthousiaste à l’idée de renouer avec Griaule (du moins en ce qui concerne les trois textes les plus récents), mais paradoxalement assez inspiré, Lucius Shepard a imaginé finalement les six récits qui composent cet excellent recueil, accompagnés dans la présente édition d’une postface brève mais éclairante.

“Je ne crois pas que Griaule pourrait percevoir une menace dans un processus aussi subtil que l’art, leur dit Meric. Nous procéderons comme si nous allions l’illustrer, orner son flanc d’une authentique vision, alors que cependant nous l’empoisonnerons avec la peinture”.


Seul texte à ne pas être inédit, “L’homme qui peignit le dragon Griaule” a néanmoins bénéficié d’une nouvelle traduction de la part de Jean-Daniel Brèque, gage par conséquent d’une certaine unité, voire d’une harmonie stylistique avec les textes plus récemment traduits. Le choix de débuter le recueil par cette longue nouvelle s’imposait donc sur le plan éditorial à défaut de l’être sur le plan de la chronologie pure. Dans la postface, Shepard souligne avec une malice légèrement teintée d’ironie à quel point la fantasy l’irrite, on peut par conséquent être étonné qu’il ait choisi l’un des symboles les plus puissamment évocateurs de cette littérature pour le reprendre à son compte (dans sa postface il explique qu’un petit joint fumé à l’ombre d’un arbre lui aurait donné cette idée saugrenue). Mais lorsque Lucius Shepard écrit de la fantasy il ne fait rien comme les autres et c’est avec un malin plaisir qu’il s’éloigne des codes du genre, voire les détourne à des fins insoupçonnées. Griaule est le nom d’un dragon géant, une bête énorme, sans équivalent, mais définitivement réduite à l’impuissance par un charme jeté par un magicien intrépide. Depuis des siècles Griaule n’est qu’une masse informe parfaitement intégrée dans le paysage, sur ses flancs pousse une végétation dense et pleine de vigueur, si bien que le voyageur égaré confond aisément le dos du dragon avec les collines environnantes. Dans ses entrailles rodent quelque bête fabuleuse qui participe à l’étrange écosystème de Griaule ou des parasites qu’il ne fait pas bon croiser au détour d’un chemin. Bien que la plupart des dragons aient disparu de la surface de la Terre et relèvent partout ailleurs de la légende, l’homme s’est accoutumé à cette étrangeté, une ville, Téocinte, s’est développée à proximité et sur son dos les chasseurs d’écailles ont érigé un véritable village. Mais si le corps du dragon est frappé de léthargie, son esprit est toujours vivace et son influence façonne la vie des hommes et des femmes qui vivent à proximité et qu’il soumet à sa volonté insidieuse. Las de voir leur destin régi par un reptile à moitié fossilisé, fut-il le plus grand dragon de son espèce, les autorités locales cherchent un moyen de le tuer définitivement. Les projets ne manquent pas, mais finalement la patience des hommes aura raison de la volonté du dragon, à moins que cet étrange plan, qui consiste à peindre intégralement le corps de Griaule en espérant que les toxines contenues dans la peinture aient raison de son métabolisme, ne soit un énième avatar de ses obscurs desseins. Histoire d’amour empreinte d’une profonde mélancolie tout autant que fable sur la politique comme objet de manipulation des masses (ou le contraire), on serait tenté de croire que dans ce jeu de dupes, qui consiste à tromper l’adversaire en permanence, l’art puisse puisse fonctionner comme un vecteur de subversion. Un moyen d’échapper à ce contrôle et de libérer la parole tout autant que l’action politique. Ce serait bien trop simple, voire simpliste, et bien que Shepard joue constamment sur cette cruelle ambiguïté, le lecteur ne préservera pas bien longtemps ses illusions.

Un peu moins convaincante sur le fond et sur la forme, “La fille du chasseur d’écailles” n’en contient pas moins quelques thèmes intéressants. Après avoir subi une tentative de viol, une jeune femme réputée pour sa beauté et ses moeurs quelque peu légères, est contrainte de fuir dans les profondeurs des entrailles de Griaule, afin d’échapper à ses poursuivants. Catherine découvre un monde dont elle ne soupçonnait pas l’existence, dans ces cavernes de chair, des êtres humains dégénérés vivent en symbiose avec le dragon, le débarrassent de ses parasites internes en échange de sa chaleur et de sa protection. Prisonnière de Griaule, qui semble lui réserver un destin bien particulier, Catherine vit recluse dans cet étrange écosystème, apprend à connaître à force d’études et de patience la physiologie de la bête, les étranges facultés des substances qu’il sécrète, des plantes ou des animaux parasites qui peuplent ses entrailles. Catherine prend conscience peu à peu du rôle que Griaule lui a attribué et dans quelle mesure le dragon la manipule et s’insinue dans son esprit pour réaliser ses propres desseins. Lente plongée dans un monde organique fascinant mais étouffant, cette nouvelle est l’occasion de découvrir un autre aspect de Griaule et de son pouvoir de suggestion, peu à peu se dessine un plan, que l’on peine à comprendre mais dont lentement se matérialisent les contours, avec pour corollaire l’idée que pour un monstre de son envergure, les humains ne sont rien d’autre que des pions.

“Au cas où vous en douteriez, je vous prie de réfléchir à tout ce que vous avez appris à ce jour : vous comprendrez de quoi j’étais capable lorsque je n’avais aucun pouvoir et je vous laisse imaginer ce qui pourrait se passer à présent que j’en ai beaucoup.”

Manipulation, pouvoir,, libre-arbitre, révolte. Des thèmes qui constituent le fil directeur de ce recueil et qui sont à nouveau au coeur de la nouvelle “Le père des pierres”, un récit qui fonctionne comme une enquête policière. Un avocat est chargé d’assurer la défense d’un lapidaire responsable du meurtre de Mardo Zemaille, grand prêtre du temple du dragon, une secte qui rêve de redonner vie au sorcier responsable du sort de Griaule. Retrouvé près du corps du prêtre et de l’arme du crime (une gemme d’une taille et d’une qualité exceptionnelles), l’homme affirme qu’il n’a pas agi pour se venger de Zemaille, qu’il accusait jusqu’à lors d’avoir dévoyé sa fille, mais sur injonction de Griaule, qui souhaitait par son intermédiaire se débarrasser d’une menace. Le récit, psychologique et sulfureux, est centré sur l’enquête menée par l’avocat, dont on comprend rapidement qu’il est manipulé par les deux partis.

Tout comme le texte précédent, “La maison du menteur” se déroule à une époque indéterminée, loin dans le passé si l’on en croit le récit qui met en scène les amours entre un truand un tantinet rustique et une femme-dragonne. Deux êtres à priori totalement contrôlés par le dragon endormi, lui-même aiguillonné par un instinct qui lui intime de se reproduire (pas facile lorsqu’on mesure plus de mille mètres de long et que l’on est endormi depuis des siècles). L’homme n’est ici plus seulement manipulé par le dragon, il incarne Griaule sous une forme humaine et sa semence donnera naissance à un véritable dragon. Le thème de la manipulation s’efface d’ailleurs face à une histoire d’amour impossible entre deux individus que tout oppose (impossible de par leur nature, mais également impossible au regard des hommes), incapables de distinguer leurs sentiments de leurs instincts. Sorte de parabole sur le droit à la différence et sur l’intolérance des hommes, “La maison du menteur” est un très beau texte qui montre Griaule sous son aspect le moins sombre et l’humanité sous celui qui est le sien depuis toujours, à savoir cruelle et stupide.

“Mais c’est vrai ! J’ai été manipulé ! Griaule s’est servi de moi !
L’autre parut réfléchir sérieusement à cette hypothèse. C’est possible, dit-il finalement. En fait c’est même probable, j’imagine.
Cette déclaration fut loin de susciter l’enthousiasme de la foule.
Mais il y a un problème... reprit le blond avec un sourire. On ne peut pas pendre Griaule, pas vrai ? Alors tu vas payer à sa place.”


On passera un peu plus rapidement sur “L’écaille de Taborin”, une nouvelle non dénuée de qualités mais curieusement bien moins prenante que les textes précédents. Deux jeunes gens, George le numismate et Sylvia la prostituée, sont transportés dans une dimension parallèle (à moins qu’il ne s’agisse des rêves de Griaule) dans laquelle le dragon est bel et bien vivant et maintient une poignée d’humains sous sa coupe. Ces derniers sont parqués selon le bon vouloir du monstre. George et Sylvia sont donc contraints de (sur)vivre ensemble jusqu’à ce que le dragon leur indique les motifs de leur présence dans cette dimension parallèle. Le texte vaut surtout pour ses dernières pages, dans lesquelles le dragon tente dans un ultime sursaut vital, d’échapper à son funeste destin, avant que la cupidité des hommes ne se charge de découper son cadavre pour en faire des reliques bon marché.

“Ils s’attaquèrent à lui dès le lendemain, tous les profiteurs, les truands et les entrepreneurs, ceux qui avaient des droits sur son cadavre et deux qui n’en avaient aucun. Leur terreur sacrée annihilée par l’avidité, une pulsion presque aussi forte que la peur. Ils grouillèrent bientôt sur sa dépouille, qu’ils découpèrent et dépecèrent, puis ils excavèrent la colline où il avait chu, se lançant à la recherche de son trésor.”

Ultime et dernier texte au sujet du dragon Griaule “Le crâne” est aussi est surtout le morceau de choix de ce recueil. Une petite novella qui confirme le retour d’un Lucius Shepard au sommet de son art. On pouvait penser qu’il manquait à l’auteur ce petit quelque chose d’indéfinissable, cette urgence et cet engagement, qui faisaient toute la force des textes qu’il écrivait dans les années quatre-vingts. Il n’en est rien, Shepard est encore capable d’écrire dans la veine sud-américaine de ses débuts. Il est d’ailleurs symptomatique de constater que pour ce faire, Lucius Shepard a déplacé le théâtre des opérations dans un pays qui fait furieusement penser au Guatemala et politisé son texte autant que possible. Désormais Griaule est mort et ne subsiste plus que son crâne, déplacé sur le coup de tête d’un petit roi imbus de sa personne jusqu’au Temalagua. Envahi par une végétation luxuriante qui tente de reprendre ses droits, le crâne accueille pourtant une étrange communauté, qui agit de manière discrète et semble répondre à la volonté du dragon, mort depuis plus d’un siècle. L’âme de Griaule habiterait-elle encore ce crâne ? Quels sont ses desseins désormais ? Quel rôle joue la belle Yara, surnommée la endriaga ? L’humanité devra-t-elle à nouveau subir la volonté obscure d’un dragon manipulateur ?

On aurait pu croire qu’en abordant le registre de la fantasy, Lucius Shepard adoucisse son discours et se tourne vers une littérature moins engagée, davantage axée sur le divertissement. Les six textes qui composent ce recueil prouvent à chaque page le contraire. Lucius Shepard reste un auteur profondément ancré dans le réel, fidèle à lui-même il continue d’explorer l’âme humaine et bien évidemment ses nombreux travers. Avec une acuité étonnante et une sensibilité à fleur de peau il observe la société, en dénonce les dérives, toujours à travers le prisme de l’individu, de ses douleurs, de ses erreurs et de ses doutes. Ecrivain politique avant toute chose, Lucius Shepard est encore et toujours un styliste hors pair, doté d’une plume élégante et raffinée. Un écrivain qui échappe à toute classification, à toute tentative d’étiquetage pour maintenir envers et contre tout son cap, celui d’une littérature exigeante et foncièrement originale.

4 commentaires:

Valérie Mottu a dit…

Je suis très exigeante au niveau des dragons, et généralement assez déçue par le traitement qu'on en fait en fantasy, sauf chez Fforbe ou dans le livre de Ursula le Guin, Terremer (autant que je m'en souvienne, c'est une lecture de jeunesse...). Mais ton Griaule me semble très intéressant.

Emmanuel a dit…

Fforbe connais pas, mais peut-être est-ce une erreur de frappe et s'agit-il de Jasper Fforde. Sinon le dernier podcast de Mauvais Genres est consacré à Lucius Shepard, de quoi se faire un avis supplémentaire sur Griaule.

Valérie Mottu a dit…

le clavier est mon ennemi. Bien entendu, c'est de Fforde qu'il s'agit. Je vais aller voir mauvais genre, s'il est toujours en ligne !

Valérie a dit…

Et j'ai lu le dragon Griaule... Le premier récit mis à part, J'ai bien aimé celui de Catherine et l'exploration de l'intérieur de Griaule. Ce doit être mon goût pour les récits ethnographiques. Je ne me départis pas d'un léger malaise à la lecture(preuve de l'influence du dragon encore aujourd'hui sur ses lecteurs ?), mais il doit provenir de la proximité du récit épique de Jaworski tout en humour ravageur. Il faut bien avouer que ce n'est pas le point fort de Griaule. Mais ce dernier a tenu ses promesses de mystère et d'étrangeté haut la main. Il est peu probable toutefois que j'opte pour Théocinte comme villégiature...