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lundi 2 mai 2016

livre de chevet : Jane Eyre, de Charlotte Brönte

Ruth Wilson et Toby Stephens
Je suis tombée dans Jane Eyre quand j'étais adolescente. Je n'en suis jamais complètement sortie. Je ne m'explique pas mon engouement pour ce roman, et je compte bien sur les lecteurs de ce blog pour me donner des pistes de compréhension, avis aux amateurs.

Pour ceux qui ne connaîtraient pas l'histoire par cœur comme moi, sachez que Jane Eyre est une jeune orpheline confiée à son oncle. Quand celui-ci décède, sa tante qui la déteste cordialement l'envoie dans un orphelinat austère. Là, elle découvre l'amitié, mais aussi la mort, et finalement ne sort pas vraiment de la solitude qui est son lot. Devenue enseignante dans l'orphelinat, elle trouve une place de préceptrice dans un château auprès de la pupille d'un riche homme d'affaire. Le château est sombre, mais les gens accueillants. L'homme d'affaire a des côtés excentriques, voire inquiétants, mais amène de la vie dans cette demeure triste, et tout compte fait inquiétante aussi. Au fil des leurs rencontres, le riche homme d'affaire tombe amoureux de cette petite préceptrice au premier abords assez terne mais efficace et d'un solidité remarquable dans l'épreuve. Ils décident de convoler en justes noces, quand la terrible nouvelle tombe : le futur marié l'est déjà ! Il a épousé une beauté des îles, mais complètement folle et dangereuse. Jane s'enfuit dans la lande et manque mourir de faim et d'épuisement quand elle est prise en charge par un pasteur et ses sœurs, qui se révèleront être en fait ses cousins. Devenue riche grâce à un oncle non d'Amérique mais de Madère, elle part retrouver l'homme qu'elle aime. Entre temps, ce dernier est devenu veuf dans des circonstances dramatiques, estropié et quasiment aveugle. Mais ils peuvent se marier et tout finit bien !

Vu ainsi, on se demande bien ce qui sépare cette littérature d'un bon roman de gare avec une bonne petite morale édifiante. C'est que le scénario ne vaut rien sans le style extraordinaire de Charlotte Brönte, et qu'il ne permet en rien de deviner la richesse de la psychologie des personnages. L'héroïne, ballotée par des événements bien souvent contraires, sait faire face avec une opiniâtreté exemplaire, sans romantisme mais avec une fermeté exceptionnelle. Rochester, notre riche homme d'affaire que tout désigne comme le preux chevalier de l'histoire, est un homme plein de fêlures qu'on découvre une à une ; la vie ne l'a pas épargné non plus, malgré ses richesses. Les seconds rôles ne sont pas oubliés, et si quelques personnages sont sans finesse, tel l'administrateur de l'orphelinat, un infâme détourneur de fonds, ils ne sont jamais dépourvus d’ambiguïté. Le plus noble des acteurs de cette histoire, le jeune pasteur St John Rivers et ses hautes ambitions morales, cachent des côtés obscurs qui n'échappent pas à la perspicacité de Jane.
Jane Eyre, c'est peut-être aussi une réflexion sur la beauté. Jane est en effet souvent présentée comme une fille terne. En réalité elle rayonne et elle dérange dans cette société où chacun doit être à sa place et surtout ne pas faire de l'ombre à ceux qui sont socialement plus élevés, cela depuis son enfance chez sa tante, où elle fait de l'ombre à ses cousines. Mais Rochester, qui a beaucoup payé à la beauté physique, est attiré par ce rayonnement comme un papillon, car plutôt que de lui attirer des ennuis, Jane le soutient dès qu'elle est à ses côtés, faisant ressortir le meilleur de lui-même. Elle est son roc, une vraie héroïne, qui n'attend pas sagement son prince au coin du feu, mais qui prend son destin en main.

Bref, j'aime Jane Eyre, et le personnage et le livre, sans compter.

samedi 30 avril 2016

Florida flow : Cadillac beach, de Tim Dorsey

L’ennui lorsqu’on publie des chroniques sur une série de romans, c’est qu’on peine un tantinet à renouveler son argumentaire, donc après deux articles consécutifs consacrés à Tim Dorsey (Florida roadkill et Triggerfish twist), j’avais décidé de passer sous silence les autres romans du cycle consacré à Serge A. Storms, héros notoirement déjanté créé par l’auteur floridien il y a près de 15 ans. Non pas que ces romans soient mauvais (Hammerhead ranch motel est excellent, je mettrais néanmoins un léger bémol à Stingray shuffle, car le sauce ne prend pas tout à fait), mais je pensais en avoir dit suffisamment dans mes billets précédents sur l’approche littéraire de Tim Dorsey et surtout sur son talent hors norme. Oui mais voilà, après avoir lu Cadillac beach, je ne peux que surenchérir et tenter de vous convaincre à nouveau que, décidément, Tim Dorsey est un écrivain à découvrir de toute urgence si cela n’est pas déjà fait. D’autant plus que, selon quelques bruits de couloir, les éditions Rivages seraient sur le point de jeter l’éponge après avoir si longtemps soutenu l’auteur américain. Torpedo juice, dernier volet en date traduit dans notre belle langue, pourrait bien être le dernier de la série à être publié en France. Autant dire qu’il y a le feu à la baraque et qu’il est impératif de prêcher la bonne parole un peu partout dans votre entourage.


Mais revenons à Cadillac beach, puisque c’est l’objet de ce papier. Si l’on s’en tient à l’ordre de publication (qui ne respecte en rien la chronologie des faits)*, il s’agit du sixième volet de la série consacrée à Serge A. Storms, personnage récurrent de l’univers de Tim Dorsey, que l’on retrouve dans tous ses romans à des degrés d’implication très variables ; disons que dans Cadillac beach, Serge tient le rôle principal aux côtés non plus de Sharon et de Coleman (paix à leurs âmes), remplacés par un nouveau comparse tout aussi truculent, l’excellent Lenny (que l’on a découvert dans Hammerhead ranch motel), dont les habitudes en matière de substances psychotropes ne sont pas sans rappeler ce brave Coleman, ivrogne patenté et fumeur invétéré de pétards. Esprit inventif, voire hyperactif, orateur brillant et volubile à l’excès dès qu’il s’agit de parler de la Floride, Serge A. Storms est surtout un sociopathe de classe mondiale, qui sème la panique partout où il sévit ; c’est à dire essentiellement du côté du comté de Miami Dade. Miami c’est un peu le dada de Serge, intarissable sur le sujet, il collectionne tout ce qui se rapporte à cette ville qu’il affectionne de manière maladive, voire inquiétante. L’ennui c’est que cette fois Serge a décidé d’en faire son nouveau boulot, il crée donc une petite agence touristique spécialisée dans les visites insolites de Miami et de ses alentours, mais comme le bonhomme est hyperactif, il décide de s’atteler à d’autres projets tous plus ambitieux les uns que les autres : résoudre le mystère de la mort de son grand-père disparu dans des conditions troubles, humilier Fidel Castro, rendre sa fierté à la CIA et ridiculiser le FBI par la même occasion, porter un coup fatal au principal clan de la mafia qui sévit à Miami, retrouver les diamants volés lors du casse de 1964 et enfin faire revenir l’émission Today à Miami.


Autant dire qu’avec Serge un plan ne se déroule jamais sans accrocs et ce projet protéiforme n’est évidemment qu’une vaste farce, une pantalonnade de catégorie A, qui donne lieu à des situations toutes plus rocambolesques les unes que les autres. Tim Dorsey ne respecte rien ni personne et ce n’est pas avec Cadillac beach que cela va changer. Vous le croirez ou non, mais tout ceci tient parfaitement la route et l’on doit uniquement ce tour de force au talent d’écrivain hors norme de Tim Dorsey. La narration est cette fois moins chaotique que dans ses romans précédents et l’auteur manie avec beaucoup plus de parcimonie le caméo (procédé littéraire favoris de l’auteur), les digressions sont également moins nombreuses et surtout moins longues, mais rassurez-vous, on a tout de même droit à de grandes digressions pontifiantes qui font tout le sel des romans mettant en scène Serge (les lettres de Serge sont particulièrement jubilatoires, notamment ce courrier surréaliste qu’il écrit à George W. Bush). Plus structuré avec sa double narration fort bien maîtrisée, le roman gagne en accessibilité ce qu’il perd en spontanéité ; pour les lecteurs un peu rétifs au style volontairement décousu de Tim Dorsey, Cadillac beach est beaucoup plus facile à lire. Mais encore une fois, la grande réussite de ce roman, comme dans les précédents, ce sont les dialogues absolument fabuleux qui émaillent le texte. Certes, il faut aimer l’humour noir (voire amoral) et le second degré, mais en la matière il s’agit tout simplement d’un travail d’orfèvre, à la manière d’un Audiard ou bien d’un Tarantino, Tim Dorsey est un virtuose de la réplique qui tue.

A l’instar des romans précédents de l’auteur, Cadillac beach c’est drôle, pétillant, incroyablement inventif et surtout d’une maîtrise qui force le respect. Si vous n’en êtes pas persuadé, après l’avoir terminé relisez le roman une seconde fois, vous verrez à quel point rien n’est laissé au hasard, tout se tient et s’imbrique parfaitement alors qu’on pensait à tort l’auteur égaré au milieu de nulle part.

* Selon Tim Dorsey, il faut donc lire en premier lieu Triggerfish twist, puis enchaîner avec Florida Roadkill, Hammerhead ranch motel, Stingray shuffle, Orange crush, Cadillac beach et enfin Torpedo juice. A ce jour, une dizaine de romans de la série n’ont pas encore été traduits.

lundi 28 mars 2016

roman initiatique : Le fabuleux voyage de Nils Holgerson, de Selma Lagerlöf

Les chemins de la lecture sont parfois tortueux. Par exemple, prenez dans un rayon un petit manga qui traite de la lecture enfantine (Le maître des livres, de Umiharu Shinohara), finissez par l'acheter, moitié convaincue, avalez-le le soir même, car il n'est pas bien compliqué, mais il vous a donné envie de lire un ou deux de ces classiques enfantins. Trouvez le lendemain ce classique, avec une couverture médiocre, dans votre CDI, et commencez la lecture... juste pour voir.

Ne lâchez plus. Chaque soir, sans faute, lisez cette suite merveilleuse d'histoires qui composent le merveilleux voyage de Nils Holgerson. Savourez la langue rigoureuse de Selma Lagerlof, son extraordinaire poétique, son incroyable talent de conteuse. Et rajoutez un ou deux livres à votre LAL, quand l'histoire se termine.

Selma Lagerlof introduit très rapidement son histoire. En peu de mots, l'intrigue est plantée, les contours des protagonistes définis. On va pouvoir s'envoler. Le méchant garçon Nils, réduit en lutin par le tomte courroucé de la maison, se pend au cou du grand jars blanc aventureux et commence son voyage après avoir convaincu la vieille Akka de Kebnekaïse de les laisser accompagner sa tribu d'oies sauvages.
Bientôt la Suède toute entière défile sous les ailes des oiseaux, et sa faune. Des paysages qu'on imagine somptueux se déroulent sous nos yeux à travers ceux de Nils. Des aventures  s'enchaînent, mettant en scène les animaux d'abord, les hommes parfois. Entre la guerre des rats, la danse envoutant de cigognes, la malice du renard, mais aussi le destin tragique de deux orphelins, pas le temps de s'ennuyer. Et chaque épisode peut se lire comme un histoire à part entière, sans que l'unité de l'ouvrage en souffre.
Les personnages sont très attachants, Nils bien entendu, qui mûrit au contact des animaux, apprend littéralement la vie auprès d'eux. Mais aussi la véritable héroïne de ce livre à mes yeux, la vieille Akka de Kebnekaïse, qui dirige sa troupe d'une patte de fer, qui met son intelligence au service de la communauté, la sienne mais aussi celle des autres, d'une très haute moralité. Akka est un modèle et un guide.

Voilà ce qui arrive quand on passe commande d'un livre pédagogique à un prix Nobel de littérature : on obtient un véritable chef d'œuvre, à mettre entre toutes les mains; des plus petits aux plus grands.

vendredi 19 février 2016

Florida flow : Pêche en eau trouble, de Carl Hiaasen

Si vous suivez ce blog depuis son commencement, ou tout du moins si vous l’avez abondamment exploré, vous aurez sans doute remarqué que j’affectionne tout particulièrement les écrivains de la veine floridienne, en particulier Tim Dorsey, Charles Willeford et Carl Hiaasen. Est-ce parce que le soleil tape trop fort du côté de Tampa ou Miami, à moins que le climat subtropical de la Floride n’attire toutes sortes de paumés, marginaux et autres décalés de vie, mais force est de constater que la littérature qui émerge de cette folie plus ou moins douce a quelque chose d’atypique. Certes, on pourrait arguer du fait que la littérature new yorkaise est tout aussi singulière et que les écrivains du Sud profond ont également une patte particulière, mais il y a chez Carl Hiaasen ou Tim Dorsey, un grain de folie mêlé d’un recul distancié  qui font tout le sel de leur littérature. Une littérature à la fois drôle et décalée, voire parfois totalement barrée, mais non dénuée d’esprit critique, voire frôlant à certaines occasions l’analyse sociétale (si vous voulez vous en convaincre par vous-même, lisez l’excellent Triggerfish twist de Tim Dorsey).


Pêche en eau trouble n’échappe pas à cette règle, même si au vu du résumé de cette histoire rocambolesque le lecteur peut initialement en douter. Le roman se déroule dans le milieu de la pêche professionnelle, tout particulièrement celui de la pêche au bass (raccourci de black bass, un poisson d’eau douce d’origine nord américaine que les Canadiens appellent Archigan à grande bouche). Vif et vorace, parfois spectaculaire dans ses attaques, le bass regroupe toutes les qualités qui ont fait son succès dans le domaine de la pêche sportive, d’autant plus que les spécimens les plus gros peuvent atteindre des tailles fort respectables. Sur le plan sportif et économique, le bass est tout simplement une mine d’or pour le petit monde de la pêche professionnelle, qui chaque année aux Etats-Unis brasse des milliards de dollars. Partout à travers le pays, les fabriquants de matériel de pêche sponsorisent des centaines de concours professionnels et amateurs, parfois très richement dotés, qui attirent des milliers de pêcheurs avides (le plus souvent d’affreux rednecks racistes et incultes) venus de tout de territoire. Mais la Mecque de la pêche au bass c’est la Floride (ainsi que la Louisiane et l’Alabama), avec son climat subtropical et ses très nombreuses zones humides, c’est le paradis du bass. R.J. Decker n’a pas grand chose à voir avec le milieu de la pêche professionnelle. Après avoir eu quelques démêlés avec la justice, cet ancien photographe de presse s’est reconverti comme détective privé. La plupart des affaires qui lui échoient n’ont rien de très excitant, arnaques à l’assurance et maris jaloux constituent l’essentiel de son quotidien, mais il faut bien gagner sa croûte…. Aussi lorsqu’un millionnaire excentrique, et pêcheur de bass, lui demande, moyennant un très gros chèque, d’enquêter sur la triche qui semble gangrener le milieu de la pêche professionnelle, Decker n’hésite pas bien longtemps, d’autant plus que l’affaire n’a pas l’air bien compliquée. En ligne de mire, un pêcheur charismatique, star du petit écran grâce à une émission de télé, qui remporte avec une facilité déconcertante la plupart des gros concours organisés chaque année. De quoi alimenter le doute…. mais également la jalousie des concurrents moins en veine. 

Cette affaire est donc l’occasion pour Decker de plonger dans un monde qui lui est parfaitement étranger, peuplé de rednecks mal dégrossis et très souvent atteints de beaufitude caractérisée. De joyeux ploucs dont la vie tourne autour du moteur de leur hors-bord surgonflé, voire de leur collection de moulinets de compétition, et dont la conversation se limite la plupart du temps à leur expertise en matière de leurre ou de turbidité de l’eau. A moins que subitement vous vous preniez de passion pour les mérites respectifs des matériaux composites dans la fabrication des cannes de lancer, le contenu du roman pourrait paraître quelque peu abscons, voire carrément cryptique, mais il n’en est heureusement rien car Pêche en eau trouble reste avant tout un petit polar bien rythmé, excellemment écrit et franchement drôle. Certes, la farce est ici poussée à son paroxysme aux dépens d’un microcosme de passionnés de pêche qui n’en demandait pas tant, mais la galerie de personnages est tellement réussie qu’il ne faut en aucun cas bouder son plaisir. C’est joyeusement loufoque, parfois un brin tiré par les cheveux, mais diablement critique et résolument bien plus intelligent qu’il n’y parait au premier abord, car finalement c’est tout un système économique et médiatique que Carl Hiaasen épingle avec bonheur. J’en suis pour ma part tellement convaincu, que je viens de craquer pour une canne en carbone Geologic light 180 agrémentée d’un moulinet Quantum Tour Edition PT (11 roulements en acier inox polymère), de quoi faire frétiller de plaisir ma toute nouvelle collection de leurres souples de chez Rapala.