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lundi 23 février 2015

Fantasy brutale : L'épée brisée, de Poul Anderson

Pour nombre de lecteurs français Poul Anderson reste avant tout l’auteur de La patrouille du temps ou des Croisés du cosmos, mais c’est oublier un peu vite le caractère prolifique de son oeuvre et le fait qu’il fut l’un des précurseurs de la fantasy moderne. Heureusement, les éditions du Bélial ont entrepris, avec l’aide du traducteur Jean-Daniel Brèque, de publier tout un pan de l’oeuvre de Poul Anderson qui jusqu’à présent n’était accessible qu’aux lecteurs anglophones, avec en ligne de mire l’objectif de redonner à cet auteur essentiel, mais un peu boudé en France pour ses prises de position politiques durant les années soixante, la visibilité qu’il aurait mérité. L’épée brisée ayant initialement été publiée en 1954 (Poul Anderson remaniera d’ailleurs son roman en 1971, pour l’édulcorer quelque peu ; heureusement les éditions du Bélial ont choisi de traduire l’édition initiale), c’est à dire la même année que la publication du Seigneur des anneaux de J.R.R Tolkien, il était évidemment séduisant de comparer ces deux romans, voire même de les mettre en concurrence, ce que fait hélas Michael Moorcock dans la préface de L’épée brisée, sans pour autant  verser dans l’épanchement fielleux. La comparaison est évidemment facile, mais pas forcément pertinente tant les approches respectives de Tolkien et d’Anderson paraissent différentes ; certes tous deux s’inspirent de la mythologie scandinave dans leurs récits, mais c’est à peu près la seule similitude qui les rapproche. Il n’y a pas à mon sens de création d’univers similaire au travail effectué par J.R.R. Tolkien durant près de quarante ans, rien d’aussi vertigineux et surtout rien qui ne dépasse du cadre strict du récit. Anderson insère son histoire dans un univers qui emprunte au légendaire scandinave, on y croise des elfes, des trolls et des géants, la magie y est omniprésente, mais une fois le livre refermé cet univers disparaît pour n’appartenir qu’à lui-même. On est très loin de la démesure créatrice et du vertige que peut procurer une immersion prolongée dans l’univers de Tolkien, qui hante durablement le lecteur. Cela n’enlève rien aux qualités du roman de Poul Anderson, mais cela explique sans doute que L’épée brisée n’aie eu ni le retentissement littéraire ni le succès populaire du Seigneur des anneaux.


Afin de se venger d’Orm,  un guerrier viking qui a massacré toute sa famille en venant s’installer en Angleterre, une sorcière incite un seigneur elfe, le duc Imric, à lui jouer un bien vilain tour. Grâce à un puissant sortilège, Imric conçoit avec la fille du roi des trolls un changelin qui a toutes les apparences du fils d’Orm nouvellement né, Valgard, et procède à une habile substitution des bébés à l’occasion d’une nuit orageuse. Ainsi Valgard le changelin grandira au milieu des hommes, y semant le trouble et la discorde, alors que le jeune humain, désormais rebaptisé Skafloc deviendra le fils adoptif d’Imric, à qui il enseignera tous les savoirs des elfes. Nés pour s’opposer, Skafloc et Valgard auront maintes occasions de se défier et de combattre puisqu’une fois devenus de puissants guerriers à l’âge adulte, ils se retrouveront mêlés à une guerre sans merci entre les trolls et les elfes. Pour sauver son peuple d’adoption de l’anéantissement, Skafloc devra faire appel à l’épée brisée offerte par les Ases afin qu’elle soit reforgée par le géant Bölverk et accomplisse son destin de mort par le truchement d’un humain désormais maudit.


L’épée brisée est donc un roman de fantasy épique, qui emprunte tout autant au légendaire celtique qu’à la mythologie scandinave, le résultat est de toute façon très différent de celui de J.R.R Tolkien et rappelle davantage les romans de la tradition arthurienne. Anderson adopte dans son roman une narration très proche de la geste, sans pour autant en employer les procédés littéraires ou la prose. Brutal et sans concession, mature diront certains, L’épée brisée relève par ses accents oedipiens tout autant de la tragédie antique que du récit épique. Si l’on fait abstraction du parallèle un peu malvenu avec l’oeuvre de Tolkien, il s’agit même d’un roman de très bonne facture, bien rythmé, solidement construit et franchement prenant…. mais dont l’ambition et l’ampleur restent néanmoins bien plus mesurées. Ne cédant en rien aux sirènes des romans à tendance inflationniste publiés depuis plus de trente ans, L’épée brisée a le grand mérite de faire dans la concision et l’efficacité, gagnant ainsi en puissance et en impact ce qu’il perd peut-être en immersion prolongée. En tout état de cause, cette brièveté est fort bien venue et certains auteurs devraient largement s’en inspirer au lieu de nous délayer dans des trilogies, tétralogies et autres décalogies interminables, des histoires qui mériteraient certainement un peu plus de densité par feuillet. Bref, à lire de toute urgence, mais sans pour autant attendre de ce roman ce qu’il ne peut donner, Poul Anderson est certainement un très bon conteur, mais pas un faiseur d’univers.

lundi 2 février 2015

Oeuvre culte : Nouvelle traduction du Seigneur des anneaux par Daniel Lauzon

Depuis la sortie des adaptations cinématographiques du Seigneur des anneaux au début des années 2000, et plus récemment avec les trois films tirés du Hobbit, l’oeuvre de J.R.R Tolkien a bénéficié d’un renouveau éditorial qui a de quoi largement satisfaire les lecteurs les plus acharnés. Non seulement les livres sur l’univers de la Terre du milieu fleurissent un peu partout, avec plus ou moins de bonheur, mais  les éditions Christian Bourgois, à qui l’on doit la traduction initiale du Seigneurs des anneaux au milieu des années 70, semblent vouloir donner un coup de brosse à leur catalogue en proposant de relancer la traduction de L’histoire de la Terre du milieu, brutalement stoppée au milieu des années 90, mais également en lançant un projet de retraduction du Hobbit puis du Seigneur des anneaux.

Ce qui au départ n’était qu’une simple révision s’est finalement transformé en retraduction complète au regard du travail que cela engageait nécessairement de la part du traducteur (Daniel Lauzon). Il faut dire que le chantier était conséquent, c’est la raison pour laquelle les éditions Christian Bourgois, en phase avec l’actualité cinématographique, ont tout d’abord proposé aux lecteurs une nouvelle traduction du Hobbit, qu’il fallait impérativement mettre en cohérence avec les traductions des oeuvres ultérieures de Tolkien. Il est impératif de bien comprendre qu’en 1969, au moment où parait la traduction initiale du Hobbit, son traducteur, Francis Ledoux, travaille en aveugle, c’est à dire sans indications précises de la part de J.R.R Tolkien, ce n’est que plus tard que ce dernier proposera un guide à ses traducteurs, notamment pour la traduction des noms de lieux et des noms propres. Les traductions de Francis Ledoux ont depuis quelques années subi les critiques de nombre de lecteurs agacés par certains incohérences, mais aussi par le style de l’auteur que d’aucuns trouvaient trop ampoulé ou pas assez fidèle au style de Tolkien. Reste que cette traduction a permis à plusieurs générations de lecteurs francophones de découvrir l’univers de la Terre du milieu et nul doute que ces lecteurs y resteront attachés pour de nombreuses raisons. Par ailleurs, s’il est de bon ton de tirer à boulets rouges sur le travail de Francis Ledoux, il ne faudrait pas pour autant lui nier toute qualité. En lui confiant la traduction initiale du Hobbit puis du Seigneur des anneaux, les éditions Bourgois avaient l’assurance de faire appel à un traducteur chevronné à qui l’on devait, excusez du peu, les versions françaises de nombreux classiques de la littérature anglo-saxonne (Brontë, Dickens, Defoe, Poe, Shakespeare, Melville….). Si l’on peut effectivement reprocher à la traduction de Ledoux un style parfois un peu lourd, ce sont surtout les textes poétiques et les chansons qui émaillent le récit qui pâtissent d’une transposition parfois trop littérale, plus que la narration en elle-même, dont le rythme et la cadence finissent au fil des pages par s’imposer au lecteur. Quant aux traductions de noms propres et de lieux, elles ont leur charme et se sont fait une place au fil des décennies dans l’imaginaire collectif. C’est aussi sans doute l’une des raisons pour lesquelles proposer une nouvelle traduction d’une oeuvre aussi puissamment ancrée dans notre imaginaire n’a rien d’une évidence. Dans ce cas là, pourquoi ne pas avoir repris la traduction des noms établie par Francis Ledoux ? Eh bien tout simplement pour des questions de droits d’auteur, il fallait donc au nouveau traducteur, Daniel Lauzon, s’approprier le texte de Tolkien de bout en bout, en s’appuyant sur les indications de Tolkien mais également sur l’ensemble des travaux effectués depuis des décennies (mais surtout depuis une quinzaine d’années) par les universitaires et les amateurs éclairés.

A l’annonce du travail accompli par Daniel Lauzon, supervisé par notre spécialiste national es Tolkien, Vincent Ferré, le fandom s’est alors divisé en deux parties. Ceux qui ont juré leurs grands dieux qu’il ne pourraient jamais lire une autre traduction que celle de Francis Ledoux  (pensez donc, transformer Frodon Sacquet en Frodo Bessac mérite ni plus ni moins que le bûcher) et les autres, les curieux, les néophytes, les complétistes et autres collectionneurs jusqu’auboutistes…. Pour ma part, j’avoue avoir longuement hésité avant que la curiosité finalement ne l’emporte. Il faut dire que l’édition intégrale reliée et illustrée (par Alan Lee) trônait depuis quelques années dans ma bibliothèque et l’idée de dépenser 20€ pour chaque tome nouvellement traduit (60€ au final, soit 15€ de plus que l’édition intégrale précédemment évoquée) avait de quoi refroidir ; d’autant plus que chaque volume paraît de manière séparée, Les deux tours et Le retour du roi étant attendus pour 2015. Le premier tome ayant paru en octobre (La fraternité de l’anneau), et laissant augurer évidemment le contenu éditorial des deux autres volumes, qu’est-on en droit d’attendre de cette nouvelle édition grand format ? En dehors de la nouvelle traduction, peu de nouveautés, si l’on excepte une version révisée de la carte de la Terre du milieu, hélas imprimée sur une double page (la partie centrale est quasiment illisible à cause de la reliure, mais au moins il ne vous faudra plus de loupe pour lire les noms de lieux). Plus gênant à mon sens, les illustrations d’Alan Lee sont toujours présentes, mais regroupées en cahiers et non plus disséminées au fil du récit, ce qui est nettement moins agréable et en atténue l’impact ; on passera sur l’argument commercial concernant re-numérisation des illustrations, censée leur redonner une nouvelle jeunesse, la différence est sensible et les couleurs sont un poil plus intenses, mais encore eut-il fallu avoir les originaux sous les yeux pour trancher entre les deux.

Le gros changement c’est évidemment la nouvelle traduction de Daniel Lauzon, à qui l’on devait déjà celle du Hobbit il y a deux ans. Qu’en penser ? Les transformations les plus visibles concernent évidemment la traduction des noms, qui parfois peuvent perturber mais se révèlent souvent justifiés, on se consolera en se disant qu’il finiront un jour ou l’autre par être de nouvelles références pour les lecteurs et qu’il ne s’agit là que d’une question de temps et d’habitude. En attendant, les anciens lecteurs devront se plier à une petite gymnastique plus ou moins aisée selon leur familiarité avec l’oeuvre. Grands-Pas devient ainsi l’Arpenteur, plus fidèle au Strider original ; Frodon Sacquet devient Frodo Bessac et les nombreux patronymes hobbits ont également droit à une nouvelle traduction, souvent convaincante ; l’aubergiste du Poney Fringuant se transforme de Poiredebeuré en Fleurdebeurre et le reste est à l’avenant. En revanche les noms de lieux ont plus de mal à passer, Fondcombes se transforme ainsi en Fendeval (sans doute plus fidèle au Rivendell original) et les Hauts Galgals de la vieille forêt deviennent les Hauts Tertres (c’est pour moi la traduction la moins réussie, même si elle est tout à fait fidèle au texte de Tolkien). Nous ne citerons pas toutes ces modifications, ce serait bien trop fastidieux, mais au-delà des changements de noms, cette nouvelle traduction propose évidemment une évolution radicale de style. Plus direct, moins ampoulé, le style de Daniel Lauzon reste fidèle au texte de Tolkien, tout en permettant une lecture plus fluide et plus aisée, surtout pour les néophytes, mais nul doute qu’on y perde également par certains aspects tant la langue employée par Ledoux était travaillée, le vocabulaire riche et varié. On pourra toujours reprocher à la traduction initiale quelques défauts, souvent nichés dans les détails, mais il faut impérativement la réhabiliter et lui reconnaître ses nombreuses qualités, principalement celle de coller parfaitement à l’univers du Seigneur des anneaux et à sa dimension mythologique. Reste que cette nouvelle traduction est elle aussi un véritable plaisir de lecture car elle corrige de nombreuses erreurs répertoriées depuis des années par les lecteurs les plus assidus et respecte au mieux le style de Tolkien. Daniel Lauzon a par ailleurs eu l’intelligence de s’éloigner de la traduction littérale concernant les poèmes et les chansons, privilégiant le rendu final et la musicalité de ces textes, nombreux dans le Seigneur des anneaux. Que ceux qui n’ont jamais sauté ces passages dans la traduction de Ledoux me jettent la première pierre, mais cette fois j’ai pris grand plaisir à les lire.

Alors faut-il acheter cette nouvelle édition ? Pour les néophytes la question ne se pose pas vraiment, si le prix n’est pas un obstacle, il faut se diriger vers cette nouvelle édition, qui de toute façon deviendra désormais la référence. Pour les autres, il n’y a pas d’urgence et je ne saurais trop vous conseiller d’attendre une édition poche si vous disposez déjà d’une version illustrée ou dans le cas contraire d’attendre une nouvelle édition intégrale, sans doute un peu moins onéreuse et probablement plus luxueuse. En tout état de cause, il convient ici de saluer l’entreprise initiée par les éditions Bourgois et surtout le travail de Daniel Lauzon, qui, pris entre le marteau et l’enclume, n’avait pas la tâche facile et s’en est admirablement tiré ; mais nul doute que les contempteurs de tous bords sauront lui tailler des croupières et dénicher les erreurs de traduction, certains se sont déjà attelés à l’ouvrage sur les forums spécialisés.

mardi 20 janvier 2015

BD blues : Love in vain, de Jean-Michel Dupont et Mezzo

Je dois bien avouer qu’à l’annonce de la publication de Love in vain (titre d’une chanson de Robert Johnson, reprise entre autres par les Rolling Stones), j’ai ressenti comme une pointe d’agacement, certes fugace, mais néanmoins persistante. Entendons nous bien, je n’ai absolument rien contre le travail de Mezzo et de Jean-Michel Dupont, et pour lever immédiatement toute ambiguïté j’ai été pleinement conquis par cette adaptation du mythe de Robert Johnson, mais il faut bien avouer que ce Love in vain arrive après le travail d’un certain Frantz Duchazeau, dont l’approche artistique était sensiblement similaire sur Le rêve de Meteor Slim et sur Lomax, collecteurs de folk songs. Il y a pourtant de quoi enthousiasmer l’amateur de blues, une bande dessinée qui s’intéresse au blues rural, dans un format qui sort de l’ordinaire, avec un dessin fortement contrasté, tout en ombre et en lumière…. tiens, comme Duchazeau. Alors certes, l’auteur de Meteor Slim n’a pas le monopole du noir et blanc, et encore moins du blues, mais  l’agacement venait également du personnage choisi. Évidemment, pour le commun des mortels Robert Johnson n’évoque probablement rien, mais pour l’amateur de blues c’est devenu un lieu commun que de s’y référer, on ne compte plus les rockeurs qui se sont présentés comme les héritiers du bluesman d’Hazlehurst ou bien les références plus ou moins implicites au mythe de Crossroads ; selon la légende, Johnson, alors musicien sans relief, aurait hérité de son talent après avoir passé un pacte avec le diable rencontré quelque part au croisement de Clarksdale (à l’intersection de la route 61 et de la route 49, soyons précis). Alors après avoir lu dix-mille fois cette légende (y compris pour d’autres bluesmen), on se dit que Mezzo et Jean-Michel Dupont auraient pu choisir une autre piste, le blues est suffisamment vaste et varié pour autoriser une multiplicité d’approches. 

"You may bury my body
down by the highway side
so my old evil spirit
can get a Greyhound bus and ride"

R. Johnson, Me and the devil blues


    Honnêtement, ce procès d’intention n’a pas vraiment lieu d’être, tout simplement parce que les auteurs de Love in vain sont suffisamment intelligents pour ne pas sombrer justement dans le lieu commun, ensuite parce qu’ils ont pris la peine de se documenter pour s’éloigner du mythe et se rapprocher au mieux du personnage historique, et l’on sent bien dans les éléments biographiques, maniés avec beaucoup de précautions, l’influence du musicologue américain Peter Guralnick. Mais là où Duchazeau avait choisi de faire évoluer un personnage fictif dans un univers réaliste, Mezzo et J.M. Dupont ont pris le parti de s’inscrire dans une veine biographique. Evidemment, dès que l’on s’intéresse à un personnage aussi trouble que Robert Johnson, toute matière, qu’elle soit historique ou mythique, est sujette à interprétation, mais c’est finalement une aubaine puisqu’elle laisse justement un espace de liberté dans lequel viendront s'engouffrer les scénaristes. Il reste évidemment de grandes zones d’ombres dans la vie de Robert Johnson, que les témoignages de ses proches et de ceux qui l’ont côtoyé, tels les bluesmen Son House, Johnny Shines ou Robert Lockwood Jr, n’ont jamais pu éclairer suffisamment. Quand est-il exactement né ? D’où lui vint son talent subit pour la guitare, puisque Son House témoigne que dans sa prime jeunesse Robert Johnson n’était qu’un piètre guitariste ? De quoi est-il mort exactement ? Les circonstances de son décès demeurent encore aujourd’hui des hypothèses car on ne pratiquait pas d’autopsie à l’époque, à fortiori sur des gens de couleur, et si la piste de l’empoisonnement reste la plus probable cette version des faits ne fut jamais réellement attestée en raison de témoignages contradictoires. Même le lieu de son inhumation reste incertain car sa tombe est signalée à deux ou trois endroits différents de l’état du Mississippi. Reste que Mezzo et J.M. Dupont ont fait des choix cohérents et sans doute logiques compte-tenu de nos connaissances sur le personnage. Au lieu d’insister trop lourdement sur la dimension mythique de celui qui reste aujourd’hui encore l’un des piliers fondateurs du blues moderne, les auteurs de Love in vain l’ont au contraire dépeint dans toute sa dimension humaine et traumatique, son enfance difficile est évoquée, de même que ses errances et ses doutes, son amour immodéré des femmes et de l’alcool est très largement abordé, mais sans en faire pour autant un fond de commerce démesurément glauque. Robert Johnson était assurément un artiste sulfureux, mais l’aura néfaste dont il aimait se nimber, en plus d’entretenir le mystère, servait en grande partie à assurer sa réputation de musicien dur à cuir car la fréquentation des juke joint n’avait rien d’une sinécure ; il n’était pas rare que les soirées du samedi soir finissent en bagarre générale ou en règlement de compte et Robert Johnson avait la fâcheuse habitude d’emprunter les femmes des autres. Dans ces conditions (femmes faciles, alcool à flot, violence et trafics en tous genres, vie de Bohème), on comprend aisément que le blues ait été associé dans la logique de beaucoup d’esprits prudes à une musique maléfique ou tout du moins associée à des fréquentations pas très recommandables. Mais le plus amusant est que nombre de ceux qui remplissaient les juke joints le samedi soir, se présentaient le lendemain à l’église de la paroisse pour chanter le gospel en compagnie des fidèles les plus assidus. Le blues et le gospel n’étant finalement que les deux facettes d’une même culture musicale, l’une profane et l’autre religieuse.


    Reste que Mezzo et son comparse ont réussi à partir de cette matière, à capter l’essentiel, à nous plonger dans une atmosphère d’où suinte la ségrégation et les inégalités raciales, une réalité rarement assénée de manière brutale mais souvent esquissée avec subtilité ; comme dans ce plan magnifique dans une gare misérable du sud (probablement Greenwood)* où la ligne de chemin de fer sépare symboliquement deux communautés, en arrière-plan, un bluesman, costume rayé et feutre enfoncé sur le crâne, effleure le manche de sa guitare de ses doigts fins et élégants, entouré d’hommes blancs qui n’attendent qu’un faux pas de sa part. Mais la scène est exposée depuis l’autre côté de la voie, celui des noirs. Le réalisme documentaire apparaît dans chaque scène, dans les détails des planches dont le trait n’est pas sans rappeler un certain Robert Crumb, dans les enseignes des boutiques, les panneaux publicitaires, les journaux et les affiches… ça fleure bon le sud profond, avec son cortège de pauvreté et de violence sociale. C’est dans ce creuset de misère que le blues est né, qu’il s’est épanoui pour conquérir le monde des blancs et inventer tout un pan de la musique du XXème siècle. Robert Johnson était son prophète maudit, figure éternelle du musicien génial mais torturé par ses démons. Un loser magnifique, mort à l’âge de 27 ans, fauché en pleine gloire puis oublié, avant d’être récupéré et porté au pinacle par toute une génération (notamment les grandes figures du british boom blues) pour tomber à nouveau dans l’oubli. Lui qui n’a légué que 27 chansons (enregistrées) et deux photographies énigmatiques et à qui pourtant la musique doit tant. Ce n’est finalement que justice que Mezzo et Jean-Michel Dupont lui rendent hommage.


Si jamais le personnage de Robert Johnson vous fascine un tant soit peu, je ne saurais trop vous conseiller la lecture du petit livre de Peter Guralnick, A la recherche Robert Johnson, publié au Castor Astral. Un livre où le personnage est évoqué et esquissé, notamment à travers le regard de ceux qui l'on côtoyé, plus qu'une biographie au sens strict du terme.

* Rappelons que le texte de la chanson Love in vain évoque une séparation sur un quai de gare

mardi 6 janvier 2015

Space Opera classique : La nef des fous, de Richard Paul Russo

Pour les lecteurs anglo-saxons, Richard Paul Russo est un habitué du paysage de la science-fiction et ses nouvelles figurent régulièrement au sommaire des revues spécialisées, mais en France l’auteur est nettement plus confidentiel puisque seulement deux de ses romans ont jusqu’à présent été traduits, tous deux au Bélial, La nef des fous et Le cimetière des saints ; Le premier ayant été auréolé du prix Philip K. Dick, à priori gage de qualité.


Voguant à travers l’espace insondable de la galaxie depuis plus de 400 ans, le vaisseau générationnel Argonos est un navire sans but et sans mission précise, ou tout du moins ses occupants semblent en avoir oublié les finalités au fil des générations. Progressivement, l’équipage s’est scindé en deux catégories, les soutiers sont les grouillots du vaisseau, ils assurent la maintenance et le bon fonctionnement des machines, alors que les classes supérieures se sont arrogé le commandement de l’Argonos et se sont alloué les droits les plus étendus. Au sommet de cette hiérarchie on trouve le capitaine Nikos, dont l’autorité vascille sous les coups de boutoir de la figure religieuse du vaisseau, l’évêque Soldano, homme de peu de foi mais ambitieux et retors. Le roman nous mène sur les pas de Bartoloméo, orphelin issu de la classe supérieure, mais affublé d’un exo-squelette en raison de malformations physiques ; un homme posé et réfléchi, conseiller principal du capitaine Nikos, mais écartelé entre son amitié pour ce dernier et son désir d’aider les soutiers à réaliser leurs rêves d’émancipation. Au cours de son errance, l’Argonos capte des émissions radio en provenance d’une planète que l’évêque s’empresse de baptiser Antioche, mais la mission d’exploration chargée d’effectuer les premiers repérages  n’y découvre que tristesse, mort et désolation : les habitants de la planète (des colons humains) ont tous été exterminés avec une violence hors du commun. Ont-ils été pris de folie ou bien ont-ils été victimes de la férocité d’une espèce extraterrestre ?


Inutile de ménager le suspense de manière démesurée, La nef des fous est un roman de SF de facture assez classique, qui s’inscrit dans une veine axée space opera et exploite des arguments conventionnels, mais avec un sens de la narration plutôt bien maîtrisé. Honnêtement, à défaut de faire preuve d’une originalité folle, le roman tient surtout à ses personnages, bien campés et attachants. L’autre qualité du roman réside dans son intrigue générale, dont les éléments sont très parcimonieusement distillés, Russo maîtrise parfaitement sa narration et sait dévoiler tout juste ce qu’il faut pour entretenir le suspense tout en préservant une certaine part de mystère. A défaut d’être novateur, l’auteur américain fait preuve d’un savoir-faire indéniable en matière de narration, d’intrigue ou même de dialogues et nous livre donc un roman divertissant et plaisant, mais hélas un peu trop superficiel. Il y avait pourtant matière, dans cette société repliée sur elle-même depuis des siècles, à explorer les pratiques et les évolutions sociétales d’une partie de l’espèce humaine coupée de ses racines depuis des temps si reculés, mais l’écrivain américain effleure à peine ces pistes. Las, tout semble dans ce vaisseau bien trop proche et commun, rien ne surprend ni n’émerveille, rien ne vient intriguer le lecteur et le bousculer dans ses certitudes. De vertige propre à la SF il n’y a pas, et c’est bien là tout le problème.