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mercredi 14 octobre 2020

Noirceur totale : Affronter l'orage, de Larry Brown

Il y a des livres dont on sait, avant même d’en débuter le premier chapitre, à peu près ce qu’ils nous réservent, mais il en est d’autres que l’on ne voit pas forcément arriver et que l’on prend en pleine face au moment où l’on s’y attend le moins. Vous ne serez sans doute guère surpris de constater que ce recueil de nouvelles de Larry Brown appartient indiscutablement à la seconde catégorie. Associé pour je ne sais trop quelles raisons aux écrivains de l’école du Montana, Larry Brown est né dans le Mississippi et y a vécu toute sa vie avant de mourir à l’âge prématuré de 53 ans. Son univers est donc étroitement associé à cette région et on retrouve dans ses textes l’atmosphère très particulière du Sud profond, ses problématiques sociales ainsi que la mentalité qui y règne, encore largement imprégnée de préjugés et de racisme. Issu d’un milieu plutôt populaire, Brown a exercé de multiples boulots (bûcheron, charpentier, peintre, pompier…) avant de connaître le succès en tant qu’écrivain. Sa littérature est à l’image de son existence, elle parle des gens simples, de la misère et de la pauvreté, elle évoque les problèmes de drogue ou d’alcool, aussi bien que les disputes amoureuses et les déchirures. Elle est rude, âpre et sans concessions, elle cogne et ne laisse aucun répit au lecteur. Tenez-le vous pour dit, Larry Brown ne fait pas dans la littérature pour les fines bouches et appuie là où ça fait mal. Et pourtant il y a une grande sensibilité dans son écriture, une capacité à saisir la nature humaine et à nous toucher au plus profond. Parce qu’il parle à notre humanité et ne s’embarrasse pas de fioritures.

Les neuf nouvelles qui composent ce recueil sont d’une noirceur absolue et s’adressent aux lecteurs qui ont le coeur bien accroché. Difficile de toutes les évoquer sans sombrer dans le catalogage. Je me contenterai d’en évoquer trois qui m’ont particulièrement impressionné et qui, je pense, méritent à elles seules l’achat de ce recueil. Commençons avec “Julie : un souvenir”, qui est le seul texte un peu expérimental du livre. Récit totalement déstructuré évoquant à la fois un viol et un avortement, “Julie” alterne les phrases en apparence sans queue ni tête, avant que progressivement le lecteur ne réussisse à ressembler les morceaux du puzzle et à reconstituer, sans certitude néanmoins, le fil des événements. Un texte à la fois très dur et déstabilisant, pour lequel une seconde lecture est sans doute nécessaire. “Jésus et ce bon vieux Frank” est également une pièce de choix de ce recueil et raconte sans concession le lent glissement psychologique d’un agriculteur au bout du rouleau, épuisé par un métier de plus en plus dur, démoralisé par la chute de ses revenus et par une femme peu aimante et dépensière. Un récit désespéré au bout duquel aucun espoir ne subsiste. Mais à mon sens la nouvelle la plus touchante est sans doute “Partir”, parce que ce texte recèle encore un peu d’espoir malgré sa noirceur, et cet homme, lui aussi épuisé par un travail éreintant, le manque de considération d’employeurs prêts à le remercier à la moindre défaillance physique, trouve un sens à sa vie en prenant soin de la petite fille handicapée de sa compagne, dont il n’est pourtant pas le père. Bien que le texte soit aussi très dur, il paraît lumineux au milieu de cette noirceur infinie. Les autres nouvelles ne déméritent pas pour autant et leur valeur, tant du point de vue littéraire que de l’analyse sociale, est indiscutable.

Lire Larry Brown n’est pas exactement une partie de plaisir tant ses textes prennent le lecteur à froid dès les premières pages. Mais la noirceur de ces nouvelles n’a rien de gratuit ou de l’exercice de style, sa littérature sent le vécu ou, tout du moins, a valeur de témoignage. Elle est le porte-voix de l’Amérique profonde, celle des pauvres, des minorités et autres oubliés du grand rêve américain. Avec son écriture simple et directe, mais d’une très grande force, il en dresse le portrait à la fois implacable et terriblement humain, sans complaisance et sans en édulcorer toute l’horreur. Vous ne sortirez pas totalement indemne de cette lecture tant la voix puissante de Larry Brown résonne encore longuement une fois la dernière page tournée.


jeudi 8 octobre 2020

Spleen harrisonien : Nageur de rivière, de Jim Harrison

D’aucuns auront sans doute remarqué, chez votre serviteur, une tendance quelque peu monomaniaque à explorer aussi loin que possible une piste littéraire. Celle de Jim Harrison étant riche et féconde, et par ailleurs rarement décevante, je continue, après avoir terminé ses romans majeurs, à découvrir son oeuvre si singulière et notamment ses nouvelles, un genre que j’affectionne particulièrement et qui se fait pourtant si rare sous nos latitudes.  Les anglo-saxons appelleraient d’ailleurs ces textes relativement longs (entre 100 et 150 pages) des novellas plutôt que des short stories, mais en France nous ne faisons point la distinction. Certains diront qu’il s’agit là d’un détail secondaire et sans grande importance, mais au regard du nombre de pavés indigestes que j’ai lus au cours de ces dernières années, j’aurais tendance à penser que les éditeurs et les auteurs seraient bien inspirés de se pencher sur cette question, car toutes les idées n’ont pas vocation à être délayées sur des centaines et des centaines de pages…. et certains romans mériteraient bien une cure d’amaigrissement. La brièveté en matière de littérature est aussi une qualité et un exercice pas aussi évident qu’il n’y paraît. A l’instar de la photographie, où la distance entre le photographe et son sujet participe grandement à la réussite d’une image, à sa composition, tout autant que le cadrage, la littérature doit aussi s’adapter à son sujet et lui consacrer la longueur suffisante, mais sans excès. Pas plus que je ne juge la qualité d’un jambon à l’épaisseur de la couche de gras qui l’entoure, je ne juge la qualité d’un texte à sa longueur et je ne me suis jamais senti floué parce qu’un roman était trop court. Mais à l’heure des sagas à rallonge, sans doute n’est-ce pas un point de vue très en vogue. 



Ce nouveau recueil de nouvelles propose deux longs textes du maître, en tous points excellents, même si je l’avoue, j’ai un petit faible pour le premier (pardonnez donc cette impasse pour le second texte). “Au pays du sans-pareil” est un pur récit harrisonien, qui met en scène un vieil universitaire proche de la retraite, artiste raté, intello certifié amateur de bonne chère. Dans le milieu, Clive est surnommé plus ou moins amicalement “Monsieur Gros Bonnet”, sa réussite en tant que critique d’art et spécialiste de haut vol de la peinture américaine est incontestable, mais ces derniers temps rien ne lui réussit. Au cours d’une conférence, une femme le prend à partie et l’insulte copieusement, ruinant son intervention, mais également son costume préféré après lui avoir jeté un pot de peinture. Et puis sa soeur, désirant prendre des vacances bien méritées en Europe, ne cesse de le harceler pour qu’il vienne s’occuper de leur vieille mère, une femme à tendance castratrice, au caractère quelque peu revêche et passionnée d’ornithologie. Clive n’en a pas très envie, mais il doit bien cela à sa soeur. Il prend donc un congé d’un mois et se rend dans la ferme familiale. Aussitôt arrivé, Clive est assailli par les souvenirs. Le paysage qui s’offre à ses yeux depuis la fenêtre de sa chambre de petit garçon, les odeurs, les plats préparés par sa mère…. et surtout la présence de son ancien amour d’enfance, dont la beauté semble à peine ternie par les affronts du temps, tout cela s’impose à lui avec une douloureuse acuité. Mais peu à peu, l’esprit de Clive s’apaise, lentement un nouveau rythme s’empare de lui,  il renoue avec la peinture, cet art essentiel dont il s’était éloigné non pas intellectuellement mais sur le plan charnel. Au doute succède donc une certaine forme de sérénité et d’harmonie, qui permet à Clive d’envisager l’avenir sous un nouveau jour. 



Réflexion douce-amère sur le temps qui passe et la nécessité de renouer avec une vie simple et harmonieuse, “Au pays du sans-pareil” est un petit concentré des thèmes chers à Big Jim. On y retrouve un homme taraudé par le doute existentiel alors qu’il entre tout doucement dans la dernière phase de sa vie et que plus rien ne semble avoir de sens. Mais Jim Harrison insuffle toujours à ses personnages une énergie vitale qui les rend foncièrement attachants et profondément humains. Le sexe, la bonne bouffe, les balades en pleine nature, revoir les gens que l’on aime, voilà les éléments qui permettent de renouer avec une vie saine, joyeuse et pleine de sens, loin de l’agitation mortifère de la civilisation moderne. Comme tous les artistes, Jim Harrison répète invariablement les mêmes motifs, mais à chaque fois on se laisse convaincre par tant de verve, de joie de vivre et de simplicité. 




jeudi 24 septembre 2020

La clef des ombres, de Jacques Abeille

Publié en 1991 aux éditions Zulma, La clef des ombres de Jacques Abeille bénéficie d’une nouvelle édition chez le Tripode. Techniquement il s’agit du troisième volet du cycle des Contrées mais il peut presque se lire indépendamment, puisque les liens avec les tomes précédents (et même les suivants) sont un peu plus ténus qu’à l’accoutumée. Pour autant, si vous n’êtes pas familier de l’oeuvre de Jacques Abeille, j’aurais fortement tendance à vous conseiller de débuter par le premier tome, afin de mieux appréhender l’univers riche et complexe de l’auteur. 


Sur la carte des Contrées, l’action se situe dans la petite cité provinciale de Journelaime, loin de Terrèbre et de l’activité frénétique de la capitale. Le roman met en scène un personnage totalement nouveau, un certain Brice,  jeune homme un peu gauche, à l’esprit simple  et au physique quelque peu ingrat. Employé comme archiviste auprès des services de la préfecture, il a pour mission de mettre de l’ordre dans l’indescriptible capharnaüm qui règne dans les combles de cette administration pourtant pointilleuse et tatillonne. Alors Brice, au grand désespoir de ceux qui usaient de cet étage abandonné comme lieu de rencontres et autres galipettes extra-professionnelles, s’emploie à la tâche avec le plus grand sérieux et la rigueur de ceux qui raisonnent simplement. Patiemment, méthodiquement il trie et classe les milliers de documents abandonnés depuis des décennies, reconstitue les dossiers et les range de manière efficace. Brice travaille avec le plus grand sérieux, mais sans passion, juste aiguillonné par le souci de bien faire. Les journées s’enchaînent et se ressemblent, rythmées par le poids des habitudes, écrasées par l’ampleur d’un ouvrage qui semble ne pas avoir de fin. La vie personnelle de Brice est à l’image du personnage, un peu terne et routinière, ritualisée à l’extrême. Les mêmes gestes aux mêmes heures se répètent inlassablement, de la toilette du matin à la lecture du soir, invariablement consacrée à égrainer l’encyclopédie page après page, article après article. Jusqu’au jour où un inconnu lui confie une mission secrète. Pas n’importe quel inconnu, celui qu’il rencontre la nuit venue et que, tel un somnambule, il part rejoindre dans les recoins les plus obscurs du parc. Brice ne peut s’expliquer cette étrange conduite, lui, pourtant si timoré, accepte d’enquêter pour cet homme insaisissable venu de nulle part et de réunir toutes les informations qu’il trouvera  sur un personnage public de la plus haute importance. 


Contrairement à ses oeuvres précédentes, Jacques Abeille ne laisse dans ce roman qu’à peine entrevoir la démesure de son univers, préférant construire une atmosphère toujours un peu étrange, mais dans un cadre moins vaste et moins vertigineux. Le style se veut également moins flamboyant, quoiqu’un brin ampoulé pour coller au mieux à l’ambiance collet monté de cette modeste ville de province. De manière générale le style et la construction du roman s’adaptent merveilleusement aux contraintes que l’auteur s’est ici imposées, à savoir la vie étriquée et un peu misérable d’un homme solitaire et en marge de la société. Mais à mesure que le personnage de Brice se déploie et prend de l’ampleur, l’écriture se fait plus vive et plus flamboyante. Le ton vire même parfois au cabotinage dans certains chapitres, surtout lorsque l’auteur s’emploie à décrire toute une galerie de personnages hauts en couleurs et parfois drastiquement réduits à quelques traits de caractère à la limite de la caricature. C’est néanmoins cette capacité à faire vivre ses personnages à travers des images fortes et presque stéréotypées, mais toujours empreintes d’un certain humour distancié, qui en font toute la force. Jacques Abeille croque ses personnages comme un dessinateur de caricatures et c’est en forçant le trait qu’il les rend étonnamment attachants. Ce mélange d’humour et d’étrangeté n’est pas sans rappeler le travail d’un certain Jean-Pierre Jeunet dans Delicatessen, mais il y a également un peu de la cruauté du Freaks de Tod Browning dans ce roman, car derrière ce décor richement déployé il y a toute l’humanité du personnage de Brice qui tel une chrysalide, déploie délicatement ses ailes à mesure que s’opère son étonnante et radicale transformation. Sans être forcément le roman le plus impressionnant du cycle des Contrées, La clef des ombres est une oeuvre très singulière et un peu à part, à la fois touchante et empreinte d’un grand humanisme.

mardi 8 septembre 2020

Néo SF : Stardust, de Nina Allan

 


Etoile montante de la littérature britannique, Nina Allan est en réalité une écrivaine à la carrière déjà bien remplie puisque son oeuvre est riche de cinq romans et de plusieurs recueils de nouvelles publiés au cours de ces quinze dernières années. Son dernier roman, La fracture, a reçu un accueil critique extrêmement élogieux et, comme nombre de ses publications, flirte assidûment avec la science-fiction et le fantastique. Miam ! Stardust, publié en 2015 chez Tristram, relève d’une logique quelque peu originale, que les lecteurs sont invités à découvrir dans la postface du livre. Ni tout à fait recueil de nouvelles, ni tout à fait roman, Stardust est un véritable OLNI que l’on déguste néanmoins avec un grand plaisir de lecture tant l’auteure britannique fait preuve d’une maîtrise impressionnante de la construction narrative et du style.


Stardust est donc un recueil de nouvelles qui fonctionne comme un roman choral puisque toutes les nouvelles  sont reliées par un fil conducteur. Pour reprendre les mots employés par Nina Allan, ces textes sont les fragments d’une histoire commune, que le lecteur est invité à compléter, en collectant au fil de la narration des indices plus ou moins évidents, que l’écrivaine dissémine avec parcimonie. Bien évidemment, chacun de ces textes peut d’une certaine manière se suffire à lui même et la qualité varie suivant les récits, mais tous sont d’une assez haute tenue littéraire. Cependant, si l’on veut bien se prêter au jeu et reconstituer l’habile puzzle imaginé par Nina Allan, Stardust révèle un niveau de lecture bien supérieur du fait même de sa construction parcellaire. Chaque texte apporte plus ou moins d’informations sur le personnage au coeur de cette construction labyrinthique, à savoir la fascinante Ruby Castle, actrice de cinéma mystérieuse, célèbre pour ses films d’épouvante, mais également pour avoir assassiné son mari à la suite d’un accès de rage. Patiemment et parcimonieusement, il faudra récolter les maigres informations sur Ruby Castle, sachant que Nina Allan ne la nomme pas toujours et laisse volontairement le lecteur se dépatouiller avec la chronologie. Le lecteur devra néanmoins prendre garde de ne pas trop se focaliser sur Ruby, d’abord parce que l’auteure laisse délibérément son personnage dans l’ombre, refusant de lui conférer davantage que nécessaire à ses yeux, ensuite parce que ce serait oublier le principal, à savoir les destins plus ou moins croisés de ces personnages ; car la littérature de Nina Allan, loin de n’être qu’une habile construction, vaut aussi et surtout pour ses personnages finement ciselés et profondément humains.


 A travers ces différents personnages, un jeune joueur d’échecs fasciné par Ruby Castel, une jeune fille russe qui assiste à la lente désagrégation de sa famille sur fond de drame spatial, un collectionneur de livres qui renoue avec un très proche et très vieil ami, une jeune femme qui entretient une relation avec un vieux poète anglais ayant connu Ruby Castle… c’est tout un univers étrange et inquiétant que dépeint Nina Allan, un monde où la fiction se mêle au réel sans que l’on puisse vraiment les distinguer, un monde où les fantômes du passé hantent les vivants et où ce qui paraissait tangible relève de l’illusion. L’auteure explore sans cesse la fiction, dresse des passerelles, tisse des liens entre ses récits et sème de multiples repères au fil de ses textes, comme autant de bornes qui délimitent les frontières d’une imagination à l’inventivité folle.

vendredi 4 septembre 2020

Tu, mio. Erri De Luca

 


Il y a des titres dont la simplicité ne trompe pas, venant d’un auteur aussi subtil et sensible que Erri De Luca, on n’en sera d’ailleurs guère étonné ; chez lui, cette simplicité presque laconique est bien le signe d’une profondeur peu commune, qui s’exprime de manière implicite, grâce à une économie de mots qui frôle le génie. Tu, mio en est l’un des exemples les plus épurés et les plus aboutis, parmi une production littéraire qui de toute façon ne compte pas une once de gras. Si vous n’avez jamais eu l’occasion de lire la prose de cet écrivain italien exceptionnel, Tu, mio est une excellente introduction à son univers en grande partie autobiographique, ou tout du moins fortement inspiré par son enfance du côté de Naples. 



Alors que l’Italie se remet doucement du traumatisme de la seconde guerre mondiale, le jeune Daniele, pas tout à fait encore sorti de l’adolescence du haut de ses 16 ans, est invité par son oncle à passer l’été sur l’île d’Ischia, au large de Naples. Empreint d’une certaine gravité, et fuyant la compagnie des jeunes gens de son âge, Daniele préfère la rude vie de pêcheur. Se lever aux aurores pour partir en mer, relever les filets, affronter les embruns et la houle qui malmène leur frêle esquif, débarquer les caisses de poisson puis s’astreindre à un long ramendage… avant de regagner, épuisé mais heureux, le logis, voilà qui semble davantage convenir à sa nature. Le soir Daniele accompagne son cousin plus âgé et fréquente, un peu interdit, ses amis libres et insouciants. Mais cette légèreté de façade masque difficilement les blessures encore douloureuses du fascisme. Au détour d’un mot ou d’un regard, le poids du passé ressurgit, s’imposant avec acuité à un jeune homme en devenir, pas tout à fait assez mature pour en saisir toutes les nuances, mais plus suffisamment candide pour les ignorer. Daniele se serait parfaitement accommodé de cet été caniculaire, du soleil, de la mer et de cette simplicité quotidienne qui rythme la vie à Ischia, mais sa rencontre avec Hàiele, une jeune fille d’origine juive, le bouleverse au-delà du raisonnable. Parce que c’était lui, parce que c’était elle, malgré leur différence d’âge, Daniele et Hàiele se trouvent un rivage commun, non pas fait de sable fin et de rochers battus par les vagues, mais un rivage dont les contours se dessinent par des regards complices, des gestes involontaires et des vérités contenues dans les rares confidences qu’ils s’échangent. Le temps d’un été, leurs destinées se croisent et marqueront à tout jamais la vie de Daniele. 



La lecture de Tu, Mio n’est pas sans rappeler le magnifique Gioconda de l’écrivain grec Nikos Kokàntzis. Même ambiance méditerranéenne, même sensibilité à fleur de peau et thématiques très proches…. les similitudes entre ces deux romans sont assez fascinantes, bien au-delà du caractère universel qu’elles recouvrent. On retrouve chez Erri De Luca cet étonnant mélange de sensibilité exacerbée et de nostalgie contenue, sans pathos excessif. C’est tout l’humanisme de l’auteur qui transparaît au fil du récit, l’amour qu’il porte à ses personnages, dont on imagine qu’ils révèlent plus ou moins des figures du passé. Avec une économie de moyens qui n’appartient qu’à lui et une simplicité désarmante, Erri De Luca nous fait toucher du doigt le traumatisme de l’holocauste sans jamais l’évoquer de manière frontale. Et pourtant sa dimension tragique s’impose au lecteur à travers le destin d’Hàièle, seule survivante d’une famille aimante et autrefois heureuse. Parce qu’il lui rappelle son père tant aimé, par ses gestes et sa façon d’être, Daniele est pour elle une évidence. Mais leur amour naissant, loin de s’épanouir de manière charnelle, comme dans Gioconda, ne reste qu’une esquisse, une douce possibilité que la figure encore trop prégnante du père et le gouffre infranchissable de la mort ne peuvent laisser qu’à l’état d’ébauche. Et pourtant la force de cet amour explose dans leurs silences, dans leur gêne mutuelle, mais aussi dans cette compréhension profonde qui caractérise chacune de leurs rencontres. C’est dans ce paradoxe que réside toute la force de ce magnifique roman, dans l’évocation discrète et délicate de cet amour à la fois évident et impossible, qui ne peut exister qu’une fois au cours d’une vie. 

vendredi 14 août 2020

Rencontre du 3e sexe : La main gauche de la nuit, d'Ursula k. Le Guin

J’ai d’Ursula Le Guin un souvenir ému quoique nébuleux de ma première rencontre avec la Fantasy, à l’époque où je ne connaissais même pas encore le terme, à une époque que les moins de 30 ans ne peuvent pas connaître. Parce que Ursula Le Guin, c’est Terremer, ses sorciers et ses dragons, et que depuis cette lecture et grâce à elle, j’ai une fascination persistante pour ces créatures imaginaires, quand elles ne sont pas réduites, comme trop souvent hélas, à la fonction de montures de luxe.

Mais pas de dragons ni de sorciers dans « La main gauche de la nuit ». Issu de la série de l’Ekumen, le roman narre à deux voix les aventures du premier représentant de l’Ekumen sur la planète Géthen, appelée Nivôse par les explorateurs en raison de son climat fort peu chaleureux. Genly Aï, un Terrien, doit convaincre au moins un des gouvernements de la planète d’accepter l’entrée dans l’Ekumen, une confédération interplanétaire. Mais chaque État de cette planète glaciale a ses règles politiques et surtout comportementales, que Genly a du mal, sinon à comprendre, du moins à intégrer. Et surtout, il est le seul homme dans ce monde où les humain·es sont tour à tour de sexe masculin ou féminin, et la plupart du temps sans sexe défini, et est considéré au mieux comme une anormalité curieuse, au pire comme un monstre affabulateur.

Passant d’un État à l’autre, pion au milieu des intrigues politiques, Genly Aï compte pourtant un allié dont il a du mal à cerner les motivations et la personnalité, perturbé par sa nature sexuelle ambiguë pour le Terrien qu’il est, et engoncé dans ses propres valeurs qui sont loin de celles de ses hôtes. Pourtant, une relation d’abord empreinte de méfiance, puis de plus en plus forte se noue entre lui et Estramen, premier·e ministre bientôt déchu·e d’un des deux États forts de la planète.

Au bout d’un nombre relativement court de pages, ce roman vous accroche et vous fait passer une nuit blanche, aussi blanche que la neige et la glace qui recouvre une bonne partie de cette planète où Genly Aï grelotte tout au long de sa mission.

Ursula le Guin fait parler en alternance ses deux principaux protagonistes, le récit à destination de l'Ekumen de l’un complétant le journal de bord pour les archives de sa famille de l’autre. Ainsi nous ne voyons pas seulement l’histoire du point de vue confiant et parfois naïf de Genly, qui a le mérite de nous faire découvrir les mœurs de ces étranges Géthéniens, mais aussi par les analyses beaucoup plus affinées d’Estramen s'interrogeant sur les réactions du Terrien. Et elle fait de la découverte de Géthen, qui aurait pu être une simple balade touristique descriptive, une aventure dont le morceau de bravoure est la traversée sur près de trois mois d’un inlandsis, extraordinaire mélange des récits d’évasion du Goulag et des épopées arctiques de Jean-Louis Étienne.

L’autrice ne se perd pas en digression : il n’y a pas une once de graisse dans cette littérature, pas un pas de côté qui ne trouve son intérêt, pas une analyse qui ne se justifie dans la trame de l’histoire. Et cela donne près de 350 pages qui se lisent d’une traite, avec des vrais moments de réflexion dedans, comme de petites pépites, et de magnifiques scènes d'action, au point que je me demande encore comment un cinéaste ou un dessinateur ne s’est pas encore emparé de cette œuvre.

Décidément, quand on se tourne vers les classiques de la science-fiction, on est rarement déçu. Et avec Ursula K. Le Guin, encore moins qu'avec un·e autre...


P.S. : pour une fois la couverture n'est pas celle d'une édition française (il y en a eu plusieurs pour ce roman plusieurs fois primé), mais celle d'une édition anglaise que je trouve particulièrement réussie, tant au niveau graphique que symbolique.



samedi 4 juillet 2020

Ode aux travailleurs : "À la ligne", de Joseph Ponthus

Si un jour on m'avait dit que je lirais un livre entier de poésie, je ne l'aurais pas cru un instant. Et pourtant.

Mais reprenons l'histoire depuis le début. Joseph Ponthus, éducateur spécialisé en banlieue parisienne, part s'installer avec sa compagne en Bretagne. Et là, comme il y a nettement moins besoin d'éducateur, il se retrouve au chômage. Et comme il faut bien rapporter des sous à la maison, le voilà intérimaire, d'abord dans une usine agroalimentaire de poissons et crustacés, puis à l'abattoir. Après toutes ces études, comme soupire sa maman (et comme dirait la mienne et pas mal d'autres). Il travaille à la chaîne, dans des hangars réfrigérés, à manier des sacs de dizaines de kilos de bulots, de langoustines et de pinces de crabes, ou des carcasses de bœuf. C'est violemment physique, c'est nerveusement horrible, c'est intellectuellement abêtissant.

Heureusement, les études ne servent pas uniquement à trouver un bon travail (pas toujours, la preuve) : ça peut aussi aider à mettre des mots sur ce qu'on vit, sur la dureté du monde et l'enfer du quotidien, et...

Et ça peut donner cette espèce d'OLNI qui m'a laissé pantoise.
Un roman ? Oui peut-être, mais alors à la manière d'un Roberto Saviano décrivant les turpitudes de Naples dans Gomorra, en moins meurtrier, mais non moins sanglant (l'abattoir , ce n'est pas très propre...).
Un témoignage ? Oui bien sûr, mais certainement pas un récit brut sur les conditions de travail de l'ouvrier de l'agroalimentaire breton.
Pas une enquête, une analyse, une recherche à la fois extérieure et intérieure.

La dimension littéraire, la manière de mettre en page... moi je vous dis que c'est de la poésie. Pas de la poésie d'amour (mais il y en a aussi), pas de la poésie de combat (mais il y en a aussi). Non, ce qui m'est venu à l'idée, ce sont les vers de François Villon, ses ballades désespérées et violentes. Certes, on ne meurt pas dans ce livre, enfin pas de mort violente (sauf quand on est bœuf ou bulot), mais d'usure quotidienne. On pend quand même, toutes ces carcasses. Si c'était un tableau, ce serait du Caravage.

Pas de rimes, pas de beaux sonnets bien calibrés. Des mots bruts, des amoncellements de mots qui font sens, des phrases courtes, des petits bouts de phrases, du rythme, mais jamais tout à fait le même, toujours de la douleur mais jamais de la même manière, et toute une vie de travail harassant se dessine comme un tableau impressionniste, par petites touches littéraires.

Du grand art.

jeudi 18 juin 2020

Classique argentin : Le tunnel, d'Ernesto Sabato

C’est un petit livre d’à peine cent cinquante pages, qui ressemble à un polar mais qui cache en réalité un roman sombre et désespéré sur la solitude, l’impossibilité de communiquer et la folie d’aimer. J’en vois déjà qui ricanent en rétorquant qu’il s’agit là d’une tautologie et qu’aimer c’est forcément souffrir, que depuis l’aube des temps les poètes et les philosophes essaient de résoudre cette insoluble équation. Oui mais voilà, cette fois le sujet n’est pas tant le meurtre passionnel, que les mécanismes qui conduisent à sombrer dans la folie de manière irrémédiable. Et ce faisant, Ernesto Sabato pose une question essentielle : tout amour obsessionnel est-il synonyme de folie ?



Le roman se déroule dans le Buenos Aires des années cinquante. Juan Pablo Castel est peintre. Son talent est reconnu de tous et la critique se bouscule pour le couvrir de louanges. Il enchaîne les mondanités et les vernissages, sans jamais pourtant y trouver matière à satisfaction. Les éloges le laissent de marbre car il n’y voit que flagornerie et méconnaissance de la nature profonde de son oeuvre. Jusqu’au jour où il rencontre la belle Maria. Ce n’est pas tant sa beauté qui le séduit, que la manière dont elle regarde l’un de ses tableaux, semblant saisir instinctivement dans un détail le message que le peintre a voulu transmettre. Castel sent qu’une profonde communication s’établit entre eux alors même qu’ils n’ont pas échangé la moindre parole. La jeune femme devient pour lui une obsession, il veut la revoir, lui parler, lui demander pourquoi elle semble avoir été saisie par son tableau. Lui sait qu’elle est la seule à pouvoir le comprendre, lui sait que leurs deux solitudes peuvent se rencontrer.  Alors il la cherche désespérément, erre dans Buenos Aires dans l’espoir de l’apercevoir…. et le miracle se produit. Alors qu’il n’espérait plus rien il croise à nouveau son regard au détour d’une rue. Une peu effrayée, la jeune femme finit par céder à la cour de son prétendant, sans lui cacher pour autant qu’elle est déjà mariée à un homme atteint de cécité. Lentement leur amour se construit, devient plus fort et, pour Castel, plus exclusif. Mais au lieu de s’épanouir et de se consolider avec le temps, cet amour devient source de mal-être et de frustration pour le peintre. Son amante semble garder une part de mystère et d'inaccessibilité, la fusion totale qu’il espérait se refuse à lui, il doute, jalouse tout ce qu’elle garde de secret, les autres hommes qui font partie de sa vie depuis bien plus longtemps que lui. Rien ne semble le réconforter ou le rassurer et tout est sujet à dispute ou au soupçon. Dans l’esprit de Castel, Maria ne cesse de mentir, de simuler (le plaisir ou l’amour), rien n’est jamais assez vrai pour lui à mesure qu’il sombre dans la folie.



Ce qui frappe le lecteur à la lecture du Tunnel, c’est son incroyable modernité, son intemporalité pourrait-on dire, marqueur indiscutable et essentiel des oeuvres littéraires majeures, alors même que le roman a été écrit il y a près de soixante dix ans. Cette modernité tient à un élément essentiel, contrairement aux oeuvres qui ont émaillé l’histoire de la littérature, Le Tunnel ne raconte pas l’histoire d’un amour contrarié comme celui de Roméo et Juliette ou bien encore Cyrano de Bergerac. Ce ne sont pas des contraintes externes qui empêchent cet amour de s’épanouir, mais bel et bien un désir d’absolu résolument impossible à atteindre et qui porte en lui les germes d’un drame prédestiné. Au centre de ce maelstrom émotionnel, une question essentielle, celle que deux êtres qui s’aiment ne parviennent pas toujours à résoudre : la confiance dans l’amour de l’autre. Si l’on cherche aux racines les plus lointaines de ce questionnement, on retrouve le vieux mythe d’Eros et de Psyché. Dans ce récit mythologique la belle Psyché, dont Eros est tombé amoureux malgré les commandements d’Aphrodite, ne réussit pas à s’abandonner complètement à cet amour car son amant lui a interdit de contempler son visage. Taraudée par le désir de savoir et finalement par le manque de confiance qu’elle est capable de lui accorder, Psyché rompt sa promesse et tente d’observer au coeur de la nuit le visage de celui qu’elle aime. Las une goutte brûlante de sa lampe à huile réveille Eros, qui déçu quitte la jeune femme. Le tunnel est en quelque sorte une variation de ce mythe intemporel et n’est pas sans rappeler une phrase de Paul Valéry, que je livre ici à votre sagacité :



“Aimer passionnément, c’est vivre et mourir d’un pari infernal 

que l’on fait et refait nuit et jour quant-à l’état réel de l’âme d’un autre”


A travers ce manque total de confiance envers Maria, c’est toute la solitude psychique et émotionnelle de Castel qui transparaît, mais aussi leur grande incapacité à communiquer alors même qu’au début de leur rencontre ils ressentaient une grande proximité physique et mentale. C’est au creux de cette incompréhension, bien au-delà des mots, que vient se nicher et se développer le doute pour Castel, cette promesse d’absolu devient une quête sans fin et sans limite, inaccessible, inextinguible…. et cet amour devient obsessionnel, néfaste. C’est son incapacité à aimer Maria telle qu’elle est, à accepter ce qu’elle lui offre et à en cerner les limites, qui tue leur amour inexorablement et inéluctablement. C’est en ce sens que Le tunnel relève de la pure tragédie antique. Alors que de l’amour doivent surgir la beauté et le bonheur, ce n’est que la mort qui attend Maria, alors même qu’elle était probablement la seule âme au monde à pouvoir comprendre Castel et à toucher du doigt sa profonde détresse et son immense solitude affective.

jeudi 11 juin 2020

Histoire culinaire : Traité du pois chiche, de Robert Bistofli et Farouk Mardam Bey


Voilà un titre qui ne laisse pas indifférent et qui a sans doute contribué au succès de ce livre depuis sa parution initiale en 1998. Épuisé à la vente pour le plus grand désespoir des gastronomes en mal d’érudition, les éditions Actes Sud ont eu l’obligeance d’en proposer une nouvelle édition dans la collection Sindbad (très exactement dans la sous-collection L’Orient gourmand). Il ne faut évidemment pas prendre trop au sérieux le titre choisi par Farouk Adam Bey et Robert Bistolfi, ce Traité du pois chiche n’est ni une thèse ni un pensum, mais un livre de cuisine, certes un peu savant, mais néanmoins gourmand. D’aucuns feront sans doute remarquer qu’écrire un livre entier sur une légumineuse aussi insignifiante que cette chère tête de bélier est une idée curieuse, voire un poil rébarbative. Le pois chiche se réduisant pour beaucoup au houmous et à un ingrédient mineur du couscous. Que ceux-là retournent dans leur cuisine high tech à îlot central ouvrir des barquettes signées Picard et restons entre gens de bonne compagnie à déguster les nombreuses recettes qui émaillent ce merveilleux livre.



“Un petit pois qui nourrit l’ambition d’être un haricot et qui, heureusement, y parvient” 
 (Théophile Gautier)


En France, la consommation et la production de pois chiches sont insignifiantes, mais cela n’a pas toujours été le cas comme nous le rappellent les auteurs, notamment dans les régions proches du pourtour méditerranéen. La plus ancienne souche de cette légumineuse a même été retrouvée dans une grotte du Languedoc, plus ancienne même que les graines découvertes au Levant, en Grèce ou en Turquie, régions dont on pense que le pois-chiche est originaire. Aujourd’hui, consommation et production se concentrent du côté de l’Inde, du Proche Orient et des pays bordant le Sud de la Méditerranée. C’est l’arrivée du haricot, venu des Amériques, qui aurait fait chuter considérablement la consommation du pois chiche en Europe occidentale, alors que cette légumineuse fut très populaire durant l’Antiquité et le Moyen Age. Cette popularité est d’ailleurs à prendre au pied de la lettre car le pois chiche, consommé en pois ou sous forme de farine, a longtemps été un aliment associé à la pauvreté et à un certain dénuement. Alors qu’aujourd’hui se procurer un kilo de farine de pois chiche de bonne qualité relève du parcours du combattant et vous coûtera quatre fois plus cher qu’un kilo de farine de froment (un peu comme l’épeautre), elle fut durant des siècles, voire des millénaires, un ingrédient de base de la cuisine populaire et très souvent consommée sous forme de galettes. On se régale ainsi à Nice de la fameuse socca, galette composée de farine de pois chiche, d’eau, d’huile d’olive et de sel, cuite au feu de bois, mais que l’on retrouve sous d’autres déclinaisons de Marseille (la panisse) à Gênes, en passant par Toulon (la fameuse cade vendue sur les marchés). Ce qui explique le succès de cette légumineuse tout autour de la Méditerranée fut la conjonction d’un terrain et d’un climat parfaitement adaptés à la culture du pois chiche, qui ne craint pas tant le froid (pas trop rigoureux tout de même) que les terrains trop humides et mal drainés, ainsi que ses qualités de conservation surtout sous sa forme sèche (la farine se conservant moins longtemps). Aujourd’hui toujours très populaire en Inde et au Proche Orient, le pois chiche semble susciter un regain d’intérêt en Occident, certains pays inattendus se lancent même dans sa culture (Canada), et il retrouve le chemin des grandes tables. 

Au-delà des considérations historiques et des petites anecdotes qui émaillent ce livre, se dessinent en creux les contours d’une culture commune, qui géographiquement correspond ni plus ni moins au bassin méditerranéen. Mare nostrum comme la nommaient les Romains de l’Antiquité est un creuset qui au fil des millénaires, à force d’échanges commerciaux et culturels, de migrations diverses et variées, de cohabitations entre différentes communautés ethniques et religieuses, nous rassemble bien plus qu’il nous éloigne. Certes, l’olivier est aujourd’hui encore le symbole le plus évident de ce qui relie les hommes de cette région du monde, qui mieux que cet arbre si précieux peut dessiner les contours du monde méditerranéen ? Mais cet essai sur le pois chiche prouve que cette petite légumineuse peut sans peine lui disputer un peu la vedette car depuis des siècles elle nourrit sous ses diverses formes, et avec un bonheur et une gourmandise dont témoignent les très nombreuses recettes de ce livre, les hommes de tous les horizons. Que vous l'aimiez en apéritif, sous forme de soupe ou de ragoût, en galette ou en salade et même en dessert, le pois chiche plonge ses racines au plus profond de notre histoire commune, il est voyageur et se prête à une multitude d’accompagnements et d’assaisonnements, il en appelle à une certaine simplicité, mais peut sublimer également les préparations les plus raffinées. 

A la fois érudit et savant, amusant et gourmand, le Traité du pois chiche est un livre d’une rare évidence, qui met en joie autant qu’il étonne, qui régale les papilles autant qu’il nourrit notre imagination et nous fait voyager à travers le temps et l’espace. On le feuillette toujours avec plaisir, on y revient sans cesse y piocher une idée ou une recette, on se régale de sa verve autant que des saveurs subtiles et épicées qu’il évoque car dans ses pages c’est tout un monde d’une richesse inouïe qu’il renferme.

mardi 2 juin 2020

Amours anciens : La vieille sirène, de Jose Luis Sampedro

Faut-il toujours persévérer dans la lecture d’un roman qui nous déplait ? Le choix d’un livre en librairie a déjà quelque chose d’assez fascinant, il est rare que j’achète sans avoir lu quelques pages au hasard afin d’apprécier le style et la narration de l’auteur, sauf s’il s’agit d’un écrivain que je connais bien et sur lequel je n’ai aucun doute. Un peu expéditif comme méthode diront certains, mais pas plus que de choisir un livre à partir de sa couverture. En réalité il s’agit d’un tout, le titre (ce qu’il évoque surtout), le résumé de quatrième de couverture, l’illustration et même la mise en page et la maquette participent au choix d’un livre, ce petit test n’étant qu’un indice supplémentaire mais en aucun cas un gage de satisfaction une fois la lecture commencée. Il m’est souvent arrivé d’adorer les premières pages d’un livre, puis de voir mon intérêt décliner au fil de ma lecture, l’inverse est également vrai, mais quoi qu’il en soit on en revient encore et toujours à la question suivante : dois-je continuer ma lecture ? A partir de quel moment faut-il jeter l’éponge ? 

Rares sont les livres que j’ai lâchement abandonnés en cours de route, sans doute se comptent-ils sur les doigts des deux mains, car j’ai toujours une certaine réticence à ne pas terminer un roman, ne serait-ce que par respect pour le travail accompli par l’auteur. Mais rassurez-vous, il ne s’agit pas d’analyser profondément les raisons psychologiques et culturelles qui suscitent cette forme de culpabilité chez le lecteur et, au cas ou vous auriez encore des doutes, n’oubliez pas que parmi les dix droits imprescriptibles du lecteur cités par Daniel Pennac, il y a celui de ne pas finir un livre. 

Tout cela pour vous dire que je m'apprête à vous parler d’un livre dont la lecture a été quelque peu chaotique puisque j’ai entamé ce roman avec un grand enthousiasme, avant de lâchement l’abandonner au milieu du gué, puis de le reprendre, avant de l’abandonner à nouveau et au final le terminer d’une traite. Entre temps, six mois se sont écoulés. C’est long me direz-vous. Oui, mais malgré ce cheminement de lecture pour le moins sinueux, voire même carrément tourmenté, j’aime ce roman et sa lecture m’a procuré une grande satisfaction. Etrange n’est-ce pas, voire même parfaitement incohérent pour nombre de lecteurs tentés de me taxer de masochisme. Oui mais non, car la lecture en réalité n’est pas un simple divertissement et la récompense est parfois à chercher ailleurs, elle n’est pas toujours immédiate et réside en partie dans la satisfaction d’avoir su quitter sa zone de confort et d’avoir gravi un sommet que l’on croyait inaccessible. Alors vous voilà désormais prévenus, ce livre n’est pas un page-turner qui se dévore le temps d’un trajet Paris-Marseille en TGV, c’est un roman qu’il faut doucement apprivoiser et auquel il faut accorder une certaine attention du fait de sa densité historique, culturelle et littéraire. 

La vieille sirène est donc un roman historique qui se déroule au IIIème siècle de notre ère, alors que l’empire romain se trouve dans une grave crise politique. Contestée en Orient par l’empire sassanide, la puissance romaine vacille à la suite de la défaite et de la capture de l’empereur Valérien face aux troupes de Shapur 1er. En Occident, son fils et successeur, Gallien, doit faire face à de nombreuses guerres civiles, fomentées par des généraux avides de pouvoir. Les frontières de l’empire sont ainsi fragilisées au nord, laissant de l’espace aux raids des tribus germaniques. Sentant l’Orient échapper à son contrôle, Gallien s’allie avec Odenat, prince de Palmyre et époux de la reine Zénobie. Face à une situation aussi trouble, la position de l’Egypte apparaît stratégique. Non seulement parce qu’elle abrite la seconde cité la plus importante du bassin méditerranéen, mais aussi parce qu’elle demeure l’un des principaux greniers à blé de l’empire. Ahram de navigateur est l’un des plus importants marchands d’Alexandrie, si ce n’est le plus important, et sa flotte commerciale règne sur la Méditerranée. Alors qu’il séjourne dans sa grande villa du delta, Ahram assiste à une étonnante scène. L’une de ses esclaves nouvellement acquises, la superbe Irenia à la chevelure somptueuse, s’interpose entre son petit fils et un chien devenu incontrôlable. Sans que l’on comprenne comment, Irenia réussit à calmer l’animal et s’attire ainsi les faveurs d’Ahram, subjugué par la beauté et par la personnalité de cette esclave. Rapidement le maître s’entiche d’Irenia et en fait son hétaïre (à mi-chemin entre la courtisane et la concubine). A mesure que tous deux se rapprochent, Irenia lui livre son histoire étonnante et mystérieuse dont on peine à déterminer si elle n’est que pur fantasme ou une réalité tangible. Recueillie enfant sur une plage, vierge de tout souvenir, Irenia a connu l’esclavage dans les bordels de Byzance, la captivité dans les bras d’un puissant pirate, et même une courte vie de femme de pêcheur. Mais son attrait pour la mer et son étonnante agilité dans l’élément marin ne cessent d’étonner Arham, Irenia serait-elle une sirène devenue femme ? 

Avant que les spécialistes de la mythologie grecque ne s’offusquent, précisons ici que l’auteur avait, au moment d’écrire son roman, parfaitement conscience que pour les Grecs anciens les sirènes n’étaient en aucun cas des créatures marines mi-femmes mi-poissons, mais Jose Luis Sampedro justifie ce choix en fin de roman, dans une petite notule explicative où il évoque ses sources et ses choix historiques. En dehors de ces quelques libertés, le romans se démarque par un souci de véracité historique et de précision tout à fait remarquable et son intrigue s’imbrique avec beaucoup de fluidité dans la chronologie événementielle de ce IIIème siècle après J.C. Cette période étant plutôt oubliée par la littérature, le cinéma ou même les séries, le roman de Sampedro s’avère particulièrement rafraîchissant. Évidemment, les lecteurs qui possèdent quelques notions d’histoire ancienne seront mieux à même d’apprécier toute la richesse du roman et les pettis détails savoureux qui émaillent le récit, mais l’histoire se suffit également à elle-même, nul besoin d’être un spécialiste du Bas-Empire pour en profiter.  S’il est un roman historique rigoureux, La vieille sirène est aussi une belle histoire d’amour, qui sort quelque peu des sentiers battus, mais souffle comme un vent de tolérance et d’infinie compréhension. Cette liberté de ton et de pensée est assurément l’une des grandes forces de cette très belle histoire, riche d’une sensualité exacerbée mais jamais ostentatoire. A la fois charnel et poétique, le roman de Jose Luis Sampedro nous transporte avec brio dans l’Antiquité à travers les yeux amoureux d’Irenia, nous faisant toucher du doigt toute l’altérité d’une époque si éloignée et si différente. 

Alors diront certains, pourquoi ces réserves émises en préambule ? Eh bien tout simplement parce que si l’écriture de Jose Luis Sampedro est au-dessus de tout reproche, la narration est en revanche bien moins enthousiasmante. Certains chapitres sont racontés de manière classiques, d’un point de vue externe, d’autres au contraire nous mettent dans la peau, alternativement, d’Irenia ou d’Ahram. Ce choix de narration, à mon sens, ne fonctionne pas très bien et donne lieu assez régulièrement à des monologues un peu longs et narrativement discutables. Il n’est pas dit que tout le monde partage ce point de vue et peut-être que d’autres y trouveront leur compte. Cela n’enlève évidemment rien aux autres qualités de ce roman, qui, sur le fond, est l’un des plus riches qu’il m’ait été donné de lire sur cette période historique. C’est à la fois beau et profond… et le dernier quart du roman est tout simplement bouleversant.