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lundi 20 avril 2020

La grande histoire par la petite : Opération de Copperhead, de Jean Harambat

Pour nous reposer des hauteurs littéraires stratosphérique où nous emmène le Grand Maître ce blog, et parce qu'il faut parfois savoir rire, sans jamais sacrifier à la qualité, voici une bande-dessinée qui retrace un épisode très secondaire de la seconde guerre mondiale, dont le principal mérite est de mettre en scène deux monstres du cinéma : David Niven et Peter Ustinov.

Ces derniers se retrouvent sur le tournage de l'inoubliable "Mort sur le Nil", et évoquent leurs années de guerre à Londres avec une verve délicieuse, en cassant du sucre sur le dos de Bette Davis qui joue les divas.

En 1943, alors que l'armée use de tout le charme de David Niven dans ses campagnes de recrutement pour le Women's Royal Army Corps, le jeune Peter Ustinov échappe de justesse à une carrière de tireur d'élite grâce à un certain talent d'écriture et à un surpoids déjà prononcé.

Les deux compères se retrouvent pour réaliser un film de propagande pour remonter un peu le prestige de l'armée. Peter sera le scénariste, David la vedette. Pendant le tournage, le service de désinformation dirigé par le fantasque colonel Dudley Clarke leur demande de monter une opération très particulière, baptisée Copperheard.
S'ensuit alors une aventure d'espionnage étonnante, où l'on croise des espionnes fatales, des espions diaboliques, des contre-espions inattendus, l'incontournable Winston et le célébrissime général Montgomery, des bombes allemandes, des GI teigneux, des pensionnaires de maison close accueillantes, et d'autres personnages...

Ce pourrait être une histoire d'enfumage banale, comme le contre-espionnage anglais a su en monter quelques-unes tout autour du Débarquement de Normandie, mais tout le sel de cette bande-dessinée tient aux deux personnages principaux : sorte de Laurel et Hardy, s'entendant dès leur première rencontre comme larrons en foire, ils font surtout assaut de bons mots durant toute l'histoire, et de situation rocambolesques en épisodes romanesques (spoiler : David a un cœur d'artichaut !), ils divaguent dans Londres à la poursuite de leurs chimères.
L'histoire est servie par un dessin simple et anguleux qui va à l'essentiel ; les couleurs contrastées donnent tout de suite le ton des scènes. L'atmosphère est rendue avec une sobriété remarquable des moyens graphiques. Tout est dit d'un trait.

Les planches sont émaillées de citations des mémoires des trois protagonistes principaux. Je ne suis pas allée vérifier les sources, mais si les citations sont exactes, alors le travail d'incise est remarquable, car elles tombent toujours justes (mais parfois si justes que j'ai tout de même un doute...).

Bref, si vous voulez passer un bon moment en ces temps de confinement, et à nous rappeler que malgré la dureté des temps, il est toujours bon de rire et d'abord de soi-même, dégustez cette bande-dessinée comme une tasse de bon thé. Cheers !

mercredi 15 avril 2020

Pornographie poétique : Histoire de la bergère, de Léo Barthe

J’ai longuement hésité avant d’écrire cette petite chronique, non pas en raison du thème scabreux de ce roman, mais parce qu’à mon sens il est bien plus intéressant avant de commencer à lire du Léo Barthe, d’avoir préalablement découvert l’autre carrière littéraire de cet écrivain hors-norme qu’est Jacques Abeille, puisque c’est de lui qu’il s’agit ; Léo Barthe étant le pseudonyme qu’il emploie pour publier ses récits érotiques et pornographiques. Loin de moi l’idée de traiter au second plan cette partie de son travail d’auteur, ça n’est pas du tout le sens de ce propos liminaire, mais il me semble que le lecteur gagnerait à recontextualiser ces récits au regard de l’ensemble de l’oeuvre de Jacques Abeille, l’écrivain prenant un malin plaisir à pratiquer le récit enchâssé, notamment par l’intermédiaire des parcours croisés de ses personnages, et à se mettre en scène de manière indirecte dans certains de ses romans. Léo Barthe est donc un personnage d’écrivain et de pornographe que l’on croise dans plusieurs livres de Jacques Abeille, notamment Le veilleur du jour et Les voyages du fils, romans qui appartiennent au fascinant cycle des Contrées, auquel, de manière indirecte, on peut également rattacher les oeuvres publiées sous le pseudonyme de Léo Barthe, en particulier les fameuses Chroniques scandaleuses de Terrèbre. Mais contrairement aux livres cités ci-dessus, Histoire de la bergère (De la vie d’une chienne T1 si l’on tient compte du titre complet de ce court roman), peut se lire de manière parfaitement indépendante. Mais considérons que vous êtes désormais prévenus et que ce récit, bien qu’il puisse d’une certaine manière se suffire à lui-même, s’apprécie davantage si l’on a une bonne connaissance du travail de Jacques Abeille dans son ensemble. 


    Solitaire et farouchement indépendant, un homme mène une vie d’errance ponctuée de petits travaux des champs et autres besognes de journalier à travers la campagne. Un mode de vie marginal lui conférant un statut à part au sein de la communauté paysanne. On le connaît, on apprécie ses qualités de solide travailleur et en retour de ses services on lui offre le couvert et le logis, parfois quelques vêtements usagés. On l’aime bien finalement cet homme un peu réservé et taiseux qui va au gré de ses pas sans jamais se fixer de destination. Alors qu’il prenait un repos bien mérité à l’abri d’une haie, il surprend une jeune bergère sur le point de s’offrir un peu de plaisir solitaire, non loin de sa cachette. Emportée par l’ardeur de ses sens, la jeune et accorte bergère ne semble pas prendre conscience de la présence discrète de l’homme. Fasciné par les formes généreuses et gracieuses de la belle, il ne peut s’empêcher de l’observer à la dérobée, puis, forçant sa chance, épris d’un désir inexprimable et irrépressible, il franchit délicatement et tendrement la distance qui les sépare, d’une main caressante mais néanmoins audacieuse. Puis sans qu’un mot ne soit échangé, et son désir enfin apaisé, la jeune bergère repart vers d’autres tâches sans doute plus ingrates. Ce lieu bucolique devient en l’espace de quelques jours leur secret mutuel, ils s’y retrouvent pour explorer leur sensualité exacerbée et laisser libre-cours à leur imagination débridée. Mais ces rencontres secrètes et hors du temps ne peuvent éternellement demeurer à l’écart du réel et les vicissitudes d’une vie cruelle et implacable rattrapent les jeunes amants. Et cet amour qui se voulait innocent tourne alors à la tragédie.


Autant ne pas y aller par quatre chemins, cette histoire d’un peu moins de 150 pages est un récit d’un rare indécence, c’est cru, vraiment très cru, mais à celui qui sait voir au-delà des apparences initiales, Léo Barthe réserve quelques surprises. La langue est, mais les lecteurs de Jacques Abeille ne s’en étonneront pas, d’une très grande beauté. A la fois fluide et travaillée, mais nettement moins lyrique et volontairement surannée que dans les romans du cycle des Contrées. Le vocabulaire est plus simple et les constructions grammaticales moins complexes (récit à la première personne), mais la prose reste étonnamment élégante. Comme à son habitude, mais c’est là un de ses talents, l’auteur sait parfaitement allier la force de l’évocation au souffle de la poésie. C’est à la fois très imagé tout en restant subtil et un peu fantasmatique. Léo Barthe sait comme nul autre réserver une part de mystère, même dans les situations les plus évocatrices. Un mot, une allusion et l’on comprend que cet amour physique n’est qu’une toute partie de cette expérience mystique et inexplicable qu’est l’union des corps. C’est beau, très beau parce que ce texte nous parle évidemment d’amour, de liberté et de volupté sans tabou ni jugement. Il y a à la fois de la poésie, de la fantaisie et une certaine gravité chez Léo Barthe, qui font de ce petit roman une oeuvre rafraîchissante et incroyablement juste.  


Lisez Léo Barthe, lisez Jacques Abeille, parce que c’est de la grande littérature et parce qu’il prouve avec ce récit et tant d’autres que la littérature érotique et pornographique peut tutoyer les sommets de l’écriture et de l’art, quitte à déranger les âmes les plus sensibles.

samedi 11 avril 2020

Chef d'oeuvre : Titus d'Enfer, de Mervyn Peake

Ecrivain culte pour une poignée de lecteurs un tantinet exigeants, mais illustre inconnu auprès du grand public, Mervyn Peake fut pourtant l’une des voix les plus singulières de la littérature britannique. L’auteur fit pourtant régulièrement l’objet d’une tentative de réhabilitation de la part du monde de l’édition, mais avec un succès des plus mesurés tant l’approche de son oeuvre demande une certaine volonté et une curiosité intellectuelle qui font peut-être défaut à ceux qui s’y aventureraient par hasard ou, pire, par désoeuvrement. Illustrateur et peintre de grand talent, Mervyn Peake était également un poète hors-pair et un écrivain au génie longtemps sous-estimé. Il faut dire qu’autant de talent dans un seul homme ne pouvait que susciter la méfiance de l’intelligentsia des années cinquante et soixante. Mais ne soyons pas mesquin, nombre de ses pairs, parmi lesquels Graham Greene, Dylan Thomas ou bien encore Michael Moorcock, reconnurent assez rapidement le caractère unique de son oeuvre et ne ménagèrent pas leurs efforts pour lui assurer un peu de visibilité. Souvent comparé à Tolkien, ce dont il se serait bien passé selon ceux qui le côtoyèrent, Mervyn Peake n’eut pas de son vivant la satisfaction de connaître ne serait-ce qu’une once du succès du créateur de la Terre du Milieu, mais son influence sur la fantasy, bien que plus discrète pour le grand public, fut néanmoins importante, voire même capitale. Pour autant ses romans restent parfaitement inclassables, même si l’on ne peut évidemment pas s’empêcher de noter ici et là des influences ou des parallèles hasardeux avec les travaux d’autres écrivains tout aussi merveilleux. S’il ne connut pas la gloire, Mervyn Peake mena néanmoins une existence heureuse, retranché sur la petite île de Sark (Sercq), à mille lieues de l’agitation de la vie moderne. Mais atteint d’une maladie neurodégénérative mal connue et mal soignée à l’époque (probablement Parkinson), il mourut à l’âge de 46 ans, dans la plus grande indifférence du monde littéraire. Sa maladie elle-même lui valut des critiques d’un autre âge et d’une bassesse intolérable. On dît de lui que la noirceur de son Gormenghast avait définitivement atteint son esprit et que son dernier roman avait toutes les caractéristiques d’une oeuvre produite par un cerveau dérangé. Cinquante ans plus tard certaines critiques font encore référence à une “sénilité précoce”. On ne saurait trop leur conseiller de lire les mémoires de son épouse, Maeve Gilmore, qui témoignent du désarroi et de la souffrance de Mervyn Peake lorsque la maladie eut en partie amoindri ses capacités d’écriture. Son esprit, désormais enfermé dans un corps qui ne lui permettait plus d’écrire, de dessiner et de peindre, continuait pourtant sans cesse à créer, imaginer et rêver le monde qui était le sien. Comme nombre d’auteurs maudits, ce n’est que plusieurs années après sa disparition que son oeuvre fut célébrée et réhabilitée dans les cercles littéraires et intellectuels anglo-saxons. 


Si le succès auprès du public ne fut jamais au rendez-vous, Mervyn Peake dispose en revanche d’un socle d’admirateurs d’une grande constance et d’une grande fidélité. Nombre d’écrivains, de poètes, d’illustrateurs et d’artistes se sont intéressés à son oeuvre et ont revendiqué l’influence de l’auteur britannique sur leur travail Depuis plus de cinquante ans Peake suscite une admiration démesurée auprès de certains, admiration qui confine dans les cas les plus sévères à l’obsession (saine, hein, pas une fixette maladive). Hélas, cet engouement est surtout britannique et si vous souhaitez faire l’acquisition d’une belle édition illustrée du cycle de Gormenghast, point de salut en dehors des éditions anglo-saxonnes (bon courage si vous n’êtes pas parfaitement bilingue). Pour la traduction française, il faudra vous contenter d’éditions moins luxueuses et dépourvues d’illustration chez Phébus, Omnibus ou J’ai lu. C’est assurément mieux que rien, même si de mon point de vue, les romans de Mervyn Peake ne peuvent être dissociés de leur dimension graphique.


   
    Premier tome de la trilogie*, Titus d’Enfer précipite le lecteur au château de Gormenghast, forteresse monstrueuse et solitaire dominant une région étrangement hors du temps. Depuis des temps immémoriaux, la famille d’Enfer règne sur ce fabuleux domaine, régi par des règles qui font force de loi et un protocole parfaitement immuable. Mais ce précieux équilibre est un jour perturbé par la naissance du jeune Titus, héritier de Lord Tombal et de son épouse Lady Gertrude. Aussitôt mis au monde, aussitôt mis de côté et quasiment oublié par un père taciturne et mélancolique, atteint de bibliophilie avancée, et par une mère qui ne s’intéresse qu’aux oiseaux et aux chats, auxquels elle consacre son temps et accorde son affection. Titus a bien une soeur, Lady Fuchsia, jeune fille rêveuse et introvertie, élevée en réalité par sa gouvernante, Nannie Glu, petit bout de femme fripé et desséché atteint d’une sévère forme de complexe d’abandon, à qui l’on confie néanmoins le petit Titus. Autour de cette famille étrangement dysfonctionnelle, gravite une galerie de personnages hauts en couleurs, plus ou moins atteints de troubles de la personnalité, de tics nerveux et autres caractéristiques physiques extraordinaires. Il y a bien sûr toute la valetaille et son cortège de personnalités d’importance, au premier rang desquels figure Craclosse, serviteur personnel de Lord Tombal, grand comme un escogriffe et si maigre que ses os s’entrechoquent à chacun de ses pas, il est l’ennemi juré de Lenflure, l’énorme et repoussant chef-cuisinier, vicieux comme un serpent et qui ne cesse de tyranniser ses marmitons et autres infortunés commis de cuisine. Grisammer, le vieux et tatillon bibliothécaire fait également office de gardien des traditions et de chef du protocole, un poste éminent dans un château aussi à cheval sur le respect des rites séculaires. Parmi les habitués de cette cour grotesque figurent également le séduisant et prolixe Dr Salprune, homme affable et bavard impénitent, ainsi que sa soeur, Mademoiselle Irma, vieille fille au physique osseux et au visage ingrat, qui ne cesse de répéter deux fois la même chose. On pourrait mentionner également les deux jumelles d’Enfer, soeurs de Lord Tombal, Clarice et Cora, deux vieilles toupies parfaitement idiotes, qui ne cessent depuis des décennies de jalouser Lady Gertrude. Mais parmi cette odieuse collection de personnalités ubuesques, il en est un qui changera le destin de Gormenghast et bouleversera l’ordre établi : le jeune Finelame. Loin d’être issu de la haute, Finelame n’est qu’un commis de Lenflure, dont il ne supporte plus les ordres et le comportement outrancier. Incroyablement rusé et habile, Finelame manie les mots avec un talent qui confine au génie, des capacités que son énergie et son jeune âge lui permettront de mettre à profit pour parvenir à ses fins, c’est à dire s’arroger le pouvoir. 


C’est dans cet univers étrange et mystérieux que grandira le jeune Titus, personnage qui dans ce premier tome reste évidemment secondaire, son jeune âge l’écartant en grande partie des intrigues de palais qui secouent le château de Gormenghast. L’imposante forteresse est en elle-même un personnage à part entière. Immense et labyrinthique, elle étend son ombre tutélaire sur tous ceux qu’elle domine depuis l’aube des temps. Saisi par l’ambiance oppressante des lieux, le lecteur est invité à la déambulation à travers son architecture baroque et outrancière. De salles de réception richement ornées en couloirs déserts et glacés, d’obscurs recoins oubliés en forêts de toitures aériennes, il mesure la puissance et la décrépitude d’un lieu hanté par son histoire et sa propre démesure. 


A la fois étrange, génial, grotesque, poétique, picaresque…. et totalement inclassable, le cycle de Gormenghast n’est pas une oeuvre facile d’accès. Essentiellement parce qu’elle ne donne pas au lecteur ce qu’il attend d’elle. Habilement construite, portée par une plume magnifiquement travaillée et très imagée, l’oeuvre de Mervyn Peake, est littéralement habitée. Bien au-delà du simple plaisir de lecture, elle exerce sa puissance évocatrice sur l’imaginaire du lecteur, le charme par son lyrisme poétique pour l’assommer quelques pages plus loin par sa morbidité vénéneuse et le machiavélisme de ses personnages. Il y a du Rabelais chez Mervyn Peake, mais aussi une touche de merveilleux à Lewis Carroll, une pointe de tragique Shakespearien et un soupçon de romantisme mélancolique digne de Keats (je vous avais prévenus, personne n’échappe aux comparaisons hasardeuses). A la fois parfaitement génial et inconfortable, Gormenghast est probablement l’une des oeuvres les plus importantes du XXème siècle et comme toute oeuvre majeure, elle se mérite. En contrepartie, elle vous habitera probablement toute votre vie de lecteur, pour ne plus jamais vous quitter.


* Le cycle de Gormenghast est une trilogie (Titus d’Enfer, Gormenghast, Titus errant), à laquelle on peut adjoindre une nouvelle (“Titus dans les ténèbres”) et un quatrième roman inachevé, en partie repris par son épouse après sa mort (Titus Awakes. Indisponible en français).

jeudi 26 mars 2020

Guerre de religion : Alamut, de Vladimir Bartol

Publié en 1938, alors que l’Europe est sur le point de sombrer dans la barbarie, Alamut est considéré comme un grand classique de la littérature mondiale du XXème siècle. Peu à peu oublié, le roman a cependant connu un relatif regain d’intérêt à la suite d’une déclaration de la productrice du jeu vidéo Assassin’s creed, Jade Raymond, qui affirma dans une interview de 2013 que l’équipe du jeu s’était inspiré du roman de Vladimir Bartol. En réalité, il est peu probable que les joueurs aient lu en masse Alamut, en raison de la complexité de sa construction et de son propos, mais l’histoire de la secte des Haschichins a suffisamment enflammé l’imagination de certains gamers, pour que les plus assidus partent en quête des origines d’un univers qui, il faut bien l’avouer, demeure assez fascinant (oui bon, on ne parle pas de Jean Kevin, 13 ans, fan de FIFA et CoD, à qui il faudra sans doute expliquer que non, le roman ne s’est pas inspiré du jeu vidéo). Les similitudes s’arrêtent là puisque les développeurs d’Assassin’s creed s’éloignèrent dans les itérations suivantes de leur jeu du substrat historique développé par l’écrivain slovène. Cerise sur le gâteau, Alamut a bénéficié en 2012 d’une nouvelle traduction, dont nous ne dirons hélas pas grand chose, faute d’avoir pu comparer avec la précédente version.

Le roman de Vladimir Bartol se déroule au XIème siècle dans le nord de l’Iran et s'inspire donc de faits historiques, évidemment amplement romancés. Il met en scène l’ascension patiente et inexorable d’un certain Hassan ibn Sabbâh (dit Seïduna), chef de la secte chiite des Ismaéliens (Nizarites), qui depuis la forteresse imprenable d’Alamut, mène une guerre sainte contre les sunnites et contre le pouvoir de la dynastie turque Seldjoukide. Le sultan est alors Malik Shah et c’est sous son règne que l’empire connaît son apogée, ses frontières s’étendant de la mer Egée jusqu’à l’Hindu Kuch. Pour simplifier à l’extrême, les Chiites et en particulier les Nizarites/Ismaéliens, prônent une lecture moins littérale du Coran, qui selon eux révèle un sens caché à ceux qui sont initiés. Cette lecture plus ésotérique des textes fondamentaux de l’Islam n’est pas le seul point qui les oppose aux Sunnites, puisqu’ils se réclament de l’héritage d’Ali (cousin et gendre de Mahomet) et contestent le pouvoir des califes héritiers d’une autre branche de la famille du prophète. Cet antagonisme vieux de 1400 ans divise toujours profondément l’Islam et le grand mérite du roman de Vladimir Bartol, c’est qu’il permet de manière assez pédagogique, de comprendre les origines de ce conflit.

Donc Hassan ibn Sabbâh, du haut de la plus haute tour d’Alamut, dirige la petite secte des Ismaéliens. Il se montre peu, préférant étudier les mathématiques et l’astronomie au calme, mais d’une main de fer il a su constituer une petite force militaire grâce à laquelle il tient fermement la région du Daylam par l’intermédiaire d’autres forteresses bien défendues. Ses soldats sont peu nombreux, mais bien entraînés et fidèles à sa cause. Depuis quarante ans, “le vieux de la montagne” comme on l’appelle parfois, imagine et peaufine un plan retors qui lui permettra, en dépit de ses moyens limités, d’assurer l’expansion de l’ismaélisme et de vaincre la dynastie des Seldjoukides, qui règne sur l’Iran de manière abusive. Son plan repose en grande partie sur l’endoctrinement de jeunes hommes dont il fera, à l’issue d’un enseignement à la fois militaire et religieux, ses fedayins ; ou autrement dit, des combattants fanatiques prêts à mourir pour la cause. Pour s’assurer leur complète et entière dévotion, Hassan ibn Sabbâh leur fait miroiter les bonheurs indicibles qui attendent ceux qui combattent pour la foi (un paradis peuplé de houris, vierges éternelles à la beauté voluptueuse, où le vin, le miel et les mets les plus fins seront à portée de main). De la promesse à la récompense il y a néanmoins un gouffre, que celui qui se targue d’être un nouveau prophète a bien compris. Dans le plus grand secret, il a donc fait aménager des jardins splendides derrière la forteresse, un lieu paradisiaque où il a enfermé et éduqué quelques-unes des plus belles esclaves d’Iran. A charge pour elles de faire croire à quelques heureux élus parmi les fedayins, qu’ils ont grâce à ibn Sabbâh l’immense honneur d’accéder temporairement au paradis tant convoité. Le plan fonctionne au-delà des espérances, gavés de haschisch, les trois premiers fedayins croient avoir eu accès au paradis promis par le prophète et, privés de drogue, durablement et définitivement imprégnés par les splendides houris des jardins, ils ne désirent plus qu’une chose, s’illustrer de gloire et mourir en martyrs pour rejoindre définitivement le paradis. Hassan a désormais à sa disposition des assassins parfaitement entraînés et prêts obéir aux ordres les plus fous et les plus dangereux. Des fanatiques qui donneront leur vie le sourire aux lèvres.

On l’aura compris, le roman de Vladimir Bartol repose autant sur des faits historiques (l’existence de Hassan ibn Sabbâh est avérée) que sur la réappropriation de légendes et de fantasmes tout droit hérités de sources discutables remontant au Moyen-Age. Tout d’abord les sources ismaéliennes sont très rares et l’histoire de cette secte a été écrite essentiellement par des historiens sunnites, qui rappelons le détestaient cordialement les chiites, quelle que fut leur obédience. Certaines légendes sont également liées au retour des Croisés en Europe, parmi lesquels plusieurs chefs périrent sous le poignard affuté de ces fameux assassins. Ce fut sans doute par leur intermédiaire, que le mot Haschaschin (puis assassino en italien et assassin en français) fut introduit en Europe. Les légendes prêtent également aux Nizarites des pratiques profondément mystiques (vrai), voire ésotérique, ainsi que des rites obscurs liés à l’emploi de drogues (d’où le raccourci entre haschisch et assassin), de poisons divers et variés et de l’hypnose. Si tout ceci est encore matière à discussion pour les historiens, il est vrai que les adeptes de cette secte pratiquaient la dissimulation et cachaient leur foi pour avancer masqués, une manière habile de développer et de diffuser leur foi alors qu’ils étaient minoritaires et persécutés. A la disparition de la secte, certains préceptes mystiques nizarites survécurent notamment à travers le soufisme.

“Rien n’est vrai, tout est permis”

Il n’est évidemment pas question ici de débattre de la véracité du roman de Vladimir Bartol, dont l’imagination largement empreinte d’orientalisme s’est très certainement enflammée à la lecture des récits légendaires. Le propos du roman n’est d’ailleurs absolument pas là. Publié en 1938, alors que l’Europe connaît une montée en puissance des régimes fascistes et que la guerre n’est plus qu’une question de mois, Alamut se veut avant tout une puissante critique du pouvoir et de la manipulation des masses (ici exercé par l’intermédiaire de la religion). A ce stade on notera par ailleurs des similitudes étonnantes avec Dune de Frank Herbert, qui fonctionne très exactement sur les mêmes ressorts intellectuels et romanesques (tromperie et manipulation des masses par l’intermédiaire de la religion en vue d’asseoir un pouvoir) et utilise également un vocabulaire et une mythologie religieuse fortement inspirée de l’Islam. Les nombreux dialogues qui émaillent le roman de Bartol, le plus souvent entre ibn Sabbâh et ses lieutenants, sont au coeur de cette réflexion et de cette virulente critique. Ce culte du chef, leader charismatique et autoritaire, bien évidemment incarné par Seiduna, cette analyse fine et implacable des mécanismes de manipulation des masses ignorantes sous couvert de religion, est une brillante démonstration des mécanismes et des forces qui parcourent nos sociétés profondément empreintes de religiosité depuis des milliers d’années. Il y a une sombre ironie et une grande dose de cynisme dans les propos de Bartol, mais le personnage de Seiduna est à plusieurs titres assez fascinant. Son intelligence séduit autant que sa cruauté implacable glace le sang, son humour pétillant fait contrepoint à sa froideur calculatrice et sa vision nihiliste du monde s’oppose à sa soif de connaissance et à son désir de comprendre la nature de l’univers qui nous entoure. Il incarne à la fois le sage et le fou, les lumières et l’obscurantisme. Et c’est là toute la réussite de Vladimir Bartol, que d’avoir fait d’Hassan ibn Sabbâh un personnage aussi riche de contradictions, pour qui le pouvoir n’est définitivement pas une fin, mais simplement un moyen comme un autre d’atteindre un objectif.

Malgré quelques longueurs, Alamut est un bon roman et une grande oeuvre politique, qui, hélas n’a pas pris une ride. A lire impérativement et à méditer soigneusement.

jeudi 19 mars 2020

L'amour à la turque : Le musée de l'innocence, d'Orhan Pamuk

Il existe à mon sens deux manières d’aborder Le musée de l’innocence de l’écrivain turc Orhan Pamuk (prix Nobel de littérature pour les distraits qui baillent près du radiateur). Il y a ceux qui d’emblée détesteront cette oeuvre nombriliste et indigeste de plus de 800 pages, fatigués par l’obsession maladive du narrateur et lassés par les descriptions interminables de ses états d’âme, et puis il y a ceux qui entreront en résonance avec l’esprit de cet homme obnubilé par une femme, au point d’en perdre quasiment la raison. C’est sans doute le propre des oeuvres clivantes et donc forcément intéressantes, que de susciter à ce point l’admiration ou le rejet. Et je dois moi-même avouer qu’au cours de cette lecture, j’ai oscillé entre intérêt sincère et fascination, en passant également par des phases d’ennui contenu voire de crispation. 

Istanbul, milieu des années 70. Kemal, jeune héritier d’une riche famille turque est sur le point de se fiancer avec la délicieuse Sibel, elle aussi issue d’une vieille famille de notables stambouliotes. Ils sont jeunes, beaux, riches et un avenir radieux leur tend les bras. Mais alors qu’il s’apprête à acheter un cadeau pour Sibel, Kemal tombe sous le charme de Füsun, une parente éloignée et pauvre qu’il n’avait plus revue depuis l’enfance. Sous prétexte de lui donner des cours de maths pour ses futurs examens, Kemal l’invite dans la garçonnière qu’il vient d’improviser et les deux jeunes gens tombent éperdument amoureux l’un de l’autre. Aveuglés par leur passion commune, ils ne réalisent pas que leur amour est voué à l’échec. Mais quarante quatre jours plus tard, Kemal se fiance en grande pompe avec Sibel avant de réaliser qu’il ne peut en aimer une autre que Füsun. Mais il est trop tard, blessée au plus profond de sa chair, la jeune femme s’est enfuie loin des yeux de son amant, qui, désespéré, entreprend de la retrouver, au point d’en perdre le goût de vivre. Inlassablement il parcourt les rues de leur quartier, les lieux qu’ils ont fréquentés, puis étend sa quête à d’autres secteurs de la ville, en vain. Füsun semble avoir disparu pour toujours. Fou de douleur, il se réfugie régulièrement dans l’appartement où ils ont vécu ces moments de bonheur si brefs, ressasse ses souvenirs heureux en compagnie de la jeune femme, dont il collectionne désormais le moindre objet lui rappelant un geste, une odeur ou une attitude. Un mégot à moitié consumé évoque pour Kemal sa main délicate tenant une cigarette d’une manière détachée et incroyablement élégante, une règle en bois lui rappelle ces sourires complices pendant que Füsun travaillait ses équations mathématiques, un verre vide et il se souvient de ces tendres lèvres ourlées de rouge carmin qu’il embrassait avec passion. Réfugié dans sa douleur, Kemal perd la mesure des choses, délaisse son travail et se montre de plus en plus distant avec Sibel, à qui il finit par tout avouer. L’épreuve est trop lourde à surmonter et le couple se sépare. Désormais Kémal n’a d’autre obsession que de retrouver Füsun, quel qu’en soit le prix, il veut la revoir et la reconquérir. 


Porté par le projet de son roman, Orhan Pamuk a poussé la logique jusqu’à créer véritablement un musée à la gloire de cette femme parfaitement imaginaire qu’est Füsun. Durant plus de dix ans, l’auteur turc a collecté de nombreux objets symptomatiques de la vie des riches familles stambouliotes de l’époque, afin d’illustrer l’histoire d’amour entre Kémal et Füsun de manière concrète et inédite. On reste admiratif face à l’ampleur et à l’audace d’un tel projet, mais le roman peut parfaitement se lire sans ce support, de même que le musée peut se visiter sans avoir jamais lu le roman et la fascination qu’exerce cette histoire sur le lecteur gardera assurément toute sa force. Que l’on aime ou pas le personnage de Kémal ou bien même celui de Füsun, la puissance de cet amour tragique et désespéré ne peut laisser indifférent. Le musée de l’innocence c’est avant tout l’histoire d’une obsession partagée, même si l’auteur choisit indiscutablement d’illustrer le point de vue de Kémal, il faut bien garder à l’esprit que Füsun éprouve un amour tout aussi puissant et ravageur, mais il faudra cependant atteindre la fin du roman pour en mesurer toutes les dimensions. Aimer au-delà du raisonnable et ne pas réussir à vivre cet amour commun, cette passion dévorante et destructrice, voilà toute la tragédie du roman d’Orhan Pamuk. C’est ce caractère résolument universel qui touche le lecteur au plus profond de son être et le bouleverse irrémédiablement. Reste que le récit est loin de n’être qu’une partie de plaisir au cours des 800 pages qui le composent. C’est lent, très lent, parfois même vaguement ennuyeux, les descriptions sont interminables et les scènes s’allongent démesurément. Les chapitres consacrés aux fiançailles en sont une excellente démonstration. Les personnages eux-mêmes, sans cesse dans la démesure émotionnelle peuvent irriter par leur nombrilisme misérabiliste et leurs réactions irrationnelles. Mais curieusement ces défauts de structure et de construction du récit en font toute la richesse et toute la force. Le roman est long, tout comme l’est la quête sans fin de Kémal pour retrouver Füsun, les descriptions sont excessivement détaillées, comme le regard que porte Kémal sur ce qui l’entoure et qu’il prend soin d’enregistrer attentivement dans sa mémoire. Sa nostalgie à fleur de peau émeut tout autant qu’elle irrite, Kémal agace par son comportement, sa propension au mensonge et son manque de fiabilité. Et pourtant l’homme est touchant et sa pugnacité tout autant que la candeur de son amour ne peuvent laisser indifférent.
Mais au-delà de la relation passionnée et obsessionnelle qui lie Kémal et Füsun, Orhan Pamuk dresse un portrait saisissant de la grande société stambouliote des années soixante-dix. Cette plongée au coeur de la cité millénaire est fascinante, riche, étonnante par nombre d’aspects et l’on perçoit bien les différences culturelles qui existent dans cette ville passerelle entre l’Orient et l’Occident.

 C’est sans doute cette richesse empreinte d’une grande nostalgie, qui irrigue littéralement le roman et en fait toute la saveur et la réussite. On vit, on vibre au rythme d’Istanbul tout au long du récit, comme une pulsation qui ne semble jamais avoir quitté l’auteur et qu’il transmet avec brio et sincérité.

jeudi 12 mars 2020

Loufoquerie : L'ours est un écrivain comme les autres, de William Kotzwinkle

William Kotzwinkle, vieux briscard de la littérature américaine, fait partie de ces écrivains difficiles à cataloguer. Maniant la farce décalée avec une ironie mordante qui frôle le génie, il sait aussi, à travers cet exercice humoristique loin d’être évident, déployer une forme de critique sociale singulièrement pertinente et juste. Au-delà de la bouffonnerie bon enfant, Kotzwinkle est ainsi un observateur aguerri de la société américaine et de ses petites tares. Une marque de fabrique que l’on retrouve chez par exemple un certain Tim Dorsey, bien que ce dernier soit à mon sens encore plus mordant et féroce, mais avec une fantaisie que nul ne peut lui disputer. 

Autant vous prévenir, il va falloir sérieusement faire appel à vos facultés de suspension de l’incrédulité avec ce roman, mais en dehors du fait que dans cette histoire un ours originaire du Maine parle, mange et se comporte à peu près comme un humain lambda, tout est parfaitement normal, enfin presque. Le récit débute par les péripéties un brin rocambolesques d’un certain Arthur Bramhall, universitaire raté et écrivain malchanceux, déjà victime de la disparition d’un premier manuscrit dans l’incendie de sa maison. Cette fois le bougre est encore moins vernis, puisque qu’il se fait voler le manuscrit de son nouveau roman par un ours. Il faut dire, qu’échaudé par le sinistre dont il avait été victime, Arthur avait pris soin d’enfermer son roman dans une mallette, qu’il avait ensuite cachée sous un vieil arbre proche de la forêt. Pas de bol, un ours affamé et prêt à boulotter à peu près n’importe quoi, s’empare de la mallette. Déçu de ne pas y trouver de quoi satisfaire son insatiable appétit, il fait néanmoins feu de tout bois et se voit bien endosser le rôle d’écrivain. Après tout, ce roman a l’air d’être fort bien écrit et il n’y a pas de raison qu’il ne puisse profiter du succès qui semble lui tendre les bras. Le voilà donc qui raye le nom d’Arthur Bramhall et le remplace par un pseudonyme de son cru, ainsi notre ours devient Dan Flakes (n’allez pas croire que notre ours soit allé chercher l’inspiration plus loin qu’un paquet de céréales) et s’apprête à devenir la future coqueluche du monde de l’édition, un véritable phénomène dont le maintien bestial et les manières un peu rustres ne semblent guère susciter l’étonnement parmi les requins et autres loups du milieu de l’édition. 

Intelligent et drôle, sans être forcément désopilant, L’ours est un écrivain comme les autres est une véritable diatribe, qui se moque ouvertement de l’intelligentsia américaine et en particulier du milieu de l’édition (dont Kotzwinkle est sans doute bien placé pour se gausser). Écrit avec une ironie mordante et un sens du burlesque déroutant, ce roman est une petite bouffée d’air frais et une lecture incontournable pour ceux qui auraient déjà apprécié Fan man ou bien encore le fabuleux Midnight Examiner, probablement le meilleur roman de Kotzwinkle à ce jour. Il est simplement dommage que l’humour employé par l’auteur repose uniquement sur le quiproquo, une technique qui fonctionne parfaitement sur un texte court (au hasard une nouvelle), mais qui montre néanmoins ses limites au-delà d’une centaine de pages. L’ensemble est néanmoins rattrapé par une galerie de personnages truculents et extrêmement bien campés (comme quoi, les stéréotypes ont parfois du bon), qui font tout le sel de ce déroutant roman.

dimanche 1 mars 2020

Big Jim en mode mineur : Une Odyssée Américaine, de Jim Harrison


Il y a deux types de lecteurs de roadbooks, ceux qui adulent Sur la route de Jack Kerouac et puis ceux qui n’ont jamais réussi à rentrer dans ce récit ou qui n’en ont jamais compris l’intérêt. Etant donné que je me situe dans la première catégorie, vous êtes prévenu. Une odyssée américaine est l’un des derniers romans de feu Jim Harrison et se veut un hommage plus ou moins revendiqué à l’oeuvre majeure de Jack Kerouac, mais les similitudes restent relativement limitées puisque Sur la route était une oeuvre contestataire, en rupture avec la société de l’époque, symptomatique d’une jeunesse en manque d’émancipation et de liberté. Le roman de Big Jim se veut plus modeste et propose un contrepoint à la vitalité séminale de Kerouac, une sorte de roadbook désabusé et fatigué, dans lequel un fermier à la retraite, plaqué par sa femme en manque de nouveauté, décide de partir à l’aventure et de redessiner la carte du grand ouest américain. 



A 62 ans, Cliff se retrouve du jour au lendemain à la rue. Après une courte carrière d’enseignant, puis un travail harassant de fermier, sa femme lui réclame le divorce pour vivre une aventure avec un sémillant quinquagénaire. Lui qui avait passé plus de quarante ans à s’occuper de ses vergers de cerisiers et à élever quelques bêtes, n’a plus qu’à plier bagages dans sa vieille Ford Taurus affichant ses 300 000 km, avec quelques fringues défraîchies et ses fidèles cannes à pêche. De toute façon sa femme a vendu leur ferme et sa vieille chienne est morte, qu’est-ce qui pourrait bien le retenir dans le Michigan ? Cliff décide donc de partir à San Francisco (tiens, Kerouac a dû passer par là) rendre visite à son fils, mais comme il souffre d’une peur-panique de l’avion, il lui faudra traverser les trois quarts des Etats-Unis en voiture, ce qui ne semble guère le déranger car sur son trajet il a prévu de traverser des états réputés pour leurs contrées sauvages et leurs rivières poissonneuses, de quoi satisfaire sa passion pour la pêche à la mouche. Au passage il en profitera pour rendre une petite visite à un vieil ami dans l’Arizona. Mais c’était sans compter sur une ancienne élèves de terminale, désormais quadragénaire sexy et délaissée, qui, apprenant son périple, décide de l’accompagner durant une partie de son voyage. Commence alors une errance à travers le grand ouest américain, qui permet à Cliff de rattraper des années de fantasmes sexuels et de s’adonner à une oisive insouciance. 



Ceux qui connaissent Jim Harrison savent bien évidemment que dans ce roman ils trouveront nombre d’ingrédients qui ont fait le succès de l’écrivain américain : évocation des grands espaces sauvages, personnages perdus et solitaires, récit souvent introspectif et en décalage par rapport aux aspirations du commun des mortels, mais aussi un certain refus de la société moderne, de son rythme infernal et de sa bêtise crasse. Jim Harrison c’est l’anti american way of life ; rien dans ce que l’Amérique construit et prône depuis des décennies ne semble l’intéresser. On pourrait à tort prêter à l’auteur des aspirations misanthropes, et il y aurait sans doute un petit fond de vérité, mais en réalité Big Jim se fiche tout simplement de ce qui fait tourner le monde moderne et il n’est pas étonnant que ses personnages les plus réussis soient souvent des marginaux, des écorchés de la vie en rupture plus ou moins volontaire avec le reste du monde. Et Cliff ne déroge pas à la règle, il se fout éperdument des conventions sociales, se moque de l’économie et de l’argent de manière générale et n’aspire qu’à un peu de tranquillité. Une bonne bière après une rude journée de travail manuel, une partie de pêche à la truite, un repas préparé avec amour et partagé en bonne compagnie, une partie de jambes en l’air… voilà en apparence ses seules aspirations. On pourrait trouver le bonhomme un brin austère, sauf que l’on a affaire un homme cultivé, admirateur de Thoreau, Emerson et Whitman, un homme empreint de poésie, qui porte un regard à la fois naïf et décalé sur le monde qui l’entoure, comme si le comportement de ses congénères ne cessait chaque jour de l’étonner. Oui, le regard de Cliff est à la fois totalement désabusé et complètement neuf et c’est sans doute ce décalage qui fait tout le charme du personnage. 



Le roman est par ailleurs servi par un style très oral (à la manière de Jack Kerouac), même si on est loin de la puissance et de l’énergie séminale de Sur la route. Le rythme est ici plus tranquille, plus nostalgique et donc nettement plus en phase avec le récit d’un homme qui s’apprête à entamer la dernière partie de sa vie. Une odyssée américaine n’est sans doute pas le roman le plus réussi de Big Jim, mais il est empreint d’une philosophie épicurienne pleine de générosité et de volupté, qui ne laisse pas indifférent pour peu que l’on arrive à dépasser sa crudité et son cynisme de façade, pour se laisser gagner par sa douce mélancolie.

mercredi 26 février 2020

3000 façons de dire je t'aime, de Marie-Aude Murail

Quand on prend en main un livre de Marie-Aude Murail, on a peu de chance d'être déçue. J'ai fait l'expérience plusieurs fois avec bonheur, la dernière n'échappe pas à la règle.

C'est l'histoire de trois collégiens qui, après une sortie pour aller voir Dom Juan au théâtre, ressortent éblouis par la scène, vont s'inscrire l'année d'après au club de théâtre du collège, animée par une professeure de français accro aux histoires tragiques, qui leur fait jouer Roméo et Juliette, et dont la première représentation leur laissa comme un goût d'inachevé.
Fin du premier acte.

C'est l'histoire de trois jeunes gens qui se retrouvent au cours du conservatoire d'art dramatique d'Orléans. Deux garçons et une jeune fille qui veulent aller au bout de leur rêve malgré la dèche, les parents, la classe prépa, qui apprennent à vivre leurs émotions et à les partager, maladroitement, mais ensemble, dans un drôle de trio : Chloé la timide, Bastien le paresseux, Neville le taiseux. Face à eux, le vieux Janseon décèle rapidement le talent de Neville, et s'acharne à le faire éclore, vite, avec l'aide des deux autres compères. Chacun petit à petit se dévoile, se met à nu, pour mieux endosser les costumes des grands rôles du répertoire.
Tout y est : l'amour sans mièvrerie, la vie sans pathos, le quotidien sans grisaille, mais aussi le théâtre avec ses lumières, la splendeur des sentiments déchaînés mais petit à petit contrôlés.
Les actes s'enchaînent...
 
Et nous, lecteurs, je devrais dire spectateurs, que nous reste-t-il ? Une folle envie de continuer jusqu'au bout, de ne pas arrêter pourtant, de retenir les dernières pages, parce qu'on sait qu'on a plongé dans la littérature de jeunesse et que tout ça finira, hélas, et bien en plus, que cette histoire manque un peu de tragique à la fin, mais enfin on est bien contente quand même pour nos héros, de les laisser entre de bonnes mains, les leurs, pour construire leur vie...
Rideau !

Voilà, c'est à peine plus long qu'une pièce de théâtre, avec l'ombre de Gérard Philippe en dieu tutélaire et distant dans ses meilleurs rôles. C'est si court. Heureusement, Marie-Aude Murail nous laisse bien d'autres trésors à découvrir ! et puis...

Pas besoin de trois mille façons pour le dire
Madame Murail, j'adore entre tout vous lire

lundi 24 février 2020

La suite de trop : Les testaments, de Margaret Atwood

Plus de trente ans après sa parution initiale, et sans doute portée par le succès de la série télévisée, La servante écarlate revient par l’intermédiaire d’une suite que personne n’attendait, mis à part quelques fans persuadés qu’il y avait encore quelque chose à dire après le dernier chapitre du roman initial.  Nulle aigreur dans mon propos liminaire puisque l’auteure l’avoue elle-même dans sa postface. Mais chacun sait bien que l’équation, posée en ces termes n’est jamais la garante d’une oeuvre de très grande qualité. Que l’on se rassure néanmoins, Margaret Atwood n’est pas née de la dernière pluie et plutôt que de suivre les demandes insistantes des fans, l’auteure canadienne a choisi un voie médiane en s’intéressant à d’autres destins et en nous narrant par le menu la chute inévitable et attendue du régime de Gilead, car comme chacun le sait les errances d’un système ne peuvent le mener qu’à terme à sa perte.

Ceux qui espéraient retrouver Defred, la servante dont le lecteur était amené à découvrir le destin tragique (tout du moins, avant qu’elle ne réussisse à s’enfuir), en seront donc pour leurs frais et devront laisser partiellement libre cours à leur imagination concernant son avenir, mais ils retrouveront, avec plaisir ou non, le personnage de tante Lydia, l’une des figures féminines marquantes du régime autoritaire de Gilead (autrefois les Etats-Unis pour ceux qui auraient raté un épisode).  Cette suite se situe quelques années après les événement de La Servante écarlate, tante Lydia a donc vieilli, mais dirige toujours d’une main de fer l’ordre des Tantes. Rappelons que dans cette fausse république éminemment machiste et rétrograde, le christianisme, dont les fondements ont été dévoyés et détournés, fait force de loi et les femmes sont cantonnées à des rôles subalternes de quatre ordre : celles qui ont le droit de se marier (les Epouses), celles qui travaillent au service des autres (les Marthas), celles qui enfantent (les Servantes) et celles qui ont fait voeu d’entrer dans les ordres (les Tantes, à qui échoient de nombreuses missions d’éducation / propagande). On découvre donc dans ce récit, le passé de tante Lydia, ancienne juge aux affaires familiales, et les raisons qui l’ont menée à entrer au service du régime. Mais alors que l’on croyait cette femme, incroyablement autoritaire, manipulatrice et mauvaise, irrémédiablement acquise à la cause de Gilead, on apprend progressivement qu’elle fomente en secret un complot qui sabotera les bases du régime, gangrené par la corruption et la violence. Surprise, tante Lydia entretient des relations avec les résistants réfugiés au Canada, ceux qui permettent grâce à un soutien logistique et économique à certains de pouvoir s’échapper de Gilead. Mystères et contradictions d’un des personnages néanmoins les plus intéressants de l’oeuvre de Margaret Atwood. En parallèle, l’auteure nous invite à suivre deux autres parcours croisés, ceux d’Agnès et de Daisy. La première apprend au sortir de son adolescence qu’elle a en réalité été adoptée et que la nouvelle épouse de son père la destine à être mariée au commandant Judd, dont on connaît le penchant pour les jeunes femmes à peine sortie de l’enfance et dont les épouses successives ont connu un destin tragiquement suspect. La seconde vit au canada et son enfance semble entourée de mystères et de secrets, la mort de ses parents dans un attentat que l’on attribue à Gilead, changera irrémédiablement le cours de sa vie (oui, vous la voyez arriver la grosse révélation). 

Habilement construit et impeccablement écrit, Les testaments est un roman honnête, mais hélas parfaitement dispensable. D’une part, trois saisons de la série télévisée sont passées par là, et le roman, bien que s’écartant parfois de cette trame narrative, s’appuie en très grande partie dessus. Donc si vous avez déjà vu The Handmaid’s tales, le livre ne devrait pas vous apporter beaucoup de grain à moudre. Mais peut-être êtes-vous passé à côté de ce phénomène télévisuel. Dans ce cas, à mon sens, le roman reste tout aussi dispensable pour un raison évidente : il n’y avait plus grand chose à dire à la fin de La servante écarlate. Margaret Atwood avait écrit là un petit chef d’oeuvre, qui tenait la dragée haute aux ténors de la littérature dystopique et que l’on pouvait classer aux côtés d’oeuvres aussi prestigieuses que 1984 ou Le meilleur des mondes. Tout avait été dit, tout avait été écrit, cette suite n’apporte pas grand chose, ou très peu, même si elle devrait satisfaire la curiosité de ceux qui ont du mal à s’échapper d’un univers accrocheur. Donc si vous êtes avides de connaître le destin de bébé Nicole ou de comprendre les motivations qui pourraient pousser une ancienne juge à devenir un parangon de vertu, de despotisme et de cruauté, puis ensuite à retourner sa veste, Les testaments devrait répondre au moins à ce questionnement. Le reste est à mon avis, tout en étant très bien fait, parfaitement accessoire car la chute du régime de Gilead était inscrite dans ses gènes et les mécanismes qui expliquent l’implosion du système ne pouvaient tenir au destin d’un seul personnage. On reste donc quelque peu sur sa faim et on aurait aimé avoir une vision plus globale encore de Gilead, de sentir davantage la vibration du peuple, de ceux qui ont subi le changement de régime à leur corps défendant. La force de La servante écarlate était d’aborder l’avènement du régime autoritaire de Gilead à travers les yeux d’une femme, d’adopter son point de vue. L’auteure nous amenait par petites touches, par des allers-retours entre le passé et le présent à assister progressivement à la chute d’une démocratie et à l’instauration d’un régime théocratique délirant et totalitaire. Sauf que la même démarche en sens inverse fonctionne cette fois beaucoup moins bien, l’angle n’est à mon sens plus le bon. Ou tout du moins est-il trop parcellaire. Que le roman ait reçu le booker prize 2019 ne change d’ailleurs rien à l’affaire.

jeudi 16 janvier 2020

Littérature romantique : Une femme simple et honnête, de Robert Goolrick

Paru en 2009, Une femme simple et honnête est le premier roman de Robert Goolrick, écrivain américain originaire de Virginie, désormais bien implanté dans le paysage littéraire français. Si j’ai un conseil à vous donner au sujet de ce livre, c’est de ne pas porter trop d’attention au résumé de quatrième de couverture, non pas qu’il soit malhonnête ou mensonger, mais il ne recouvre qu’une très mince partie des enjeux de ce roman et n’en donne qu’une vision très parcellaire… sans doute par peur de trop en dévoiler. 


L’histoire se déroule à la fin du XIXème siècle, dans la région du Wisconsin. Ralph Truitt, riche magnat local, âgé d’une cinquantaine d’années, décide de mettre fin à son célibat forcé en passant une annonce dans un journal de Chicago. L’homme, désabusé par un passé amoureux difficile, ne cherche pas exactement l’amour, mais la compagnie d’une femme “simple et honnête”, qui acceptera de devenir son épouse et sera disposée à prendre soin de lui lorsque ses vieux jours seront arrivés. En échange, il lui apportera tout le confort matériel et la sécurité financière que son immense fortune lui confèrent. Aussi la choisit-il, jeune certes, mais sans grâce excessive, de peur que l’attrait d’une femme plus belle ne ravive les vieux démons d’une sensualité profondément réprimée. Une époque de débauche et de violence dont il préfèrerait ne plus jamais se souvenir. Aussi est-il surpris lorsque Catherine Land dépose sur le quai de la gare ses maigres effets personnels, car la jeune femme ne ressemble en aucune manière à la photographie qu’elle lui avait envoyée dans une de ses lettres. Certes, sa mise est simple, voire austère, et sa petite valise ne semble presque rien contenir, mais celle qui lui fait face est d’une beauté à couper le souffle. Sa petite robe de laine grise ne peut cacher sa taille gracile et laisse deviner des formes d’une grande sensualité. La finesse de ses traits, rehaussés par l’intensité de son regard, l’élégance de son port de tête et le raffinement de ses gestes cadrent mal avec la silhouette un peu lourde et les traits sans charme de la femme de la photographie, qu’il avait eu tout le loisir de contempler au cours des jours précédents. Aussi Ralph Truitt est-il contrarié et le sentiment d’avoir été trahi et manipulé le taraude profondément, au point de lui faire perdre le contrôle de son attelage sur le chemin du retour à la maison. Cette femme assise à ses côtés lui a menti, cette femme à la beauté époustouflante l’agace autant qu’elle l’attire. Rendus nerveux par la colère de leur maître, les chevaux s’emballent à la suite d’un petit incident avec un cerf qui n’en demandait pas tant. L’attelage sort de la route et termine à quelques mètres de la rivière gelée. Ralph Truitt a chuté et reçu un profonde blessure à la tête, l’un des chevaux s’est cassé une patte, il faudra l’abattre. Catherine réussit néanmoins à calmer les bêtes et à ramener Ralph dans sa demeure, où attendent avec impatience sa gouvernante et son mari. Avec leur aide, Catherine parvient à soigner Ralph, à recoudre sa plaie, à le veiller durant des nuits entière, alors que la fièvre le fait délirer et que les spasmes agitent son corps de soubresauts. Les soins qu’elle lui apporte le sauvent de l’infection et de la mort… et Ralph n’est pas un homme aigri ni ingrat. Il décide donc de l’épouser, mais quel mariage peut-il commencer par un mensonge, comment deux être rongés par de lourds secrets peuvent-ils construire une relation saine et équilibrée et, surtout, pour quelles raisons semblent-ils fuir l’amour et se retrancher derrière une froideur de façade ?


Mensonges et secrets sont donc au coeur d’une intrigue que le lecteur aura sans doute rapidement devinée, mais qu’il serait pour autant dommage d’évacuer trop rapidement. Il est évident que le thème de la manipulation et de la veuve noire ont été exploités à l’envi en matière de littérature et que toutes leurs variations sonneront de manière familière au lecteur. Mais l’auteur a suffisamment d’intelligence pour le savoir et pour connaître les limites de l’exercice de l’hommage. Certes, le roman rappelle par certains aspects les grands auteurs romantiques du XIXème siècle et le rapprochement avec l’oeuvre des soeurs Brontë n’est en rien usurpé, mais le style (admirablement retranscrit par la traduction) se veut évidemment plus moderne et le sentimentalisme exacerbé est ici quelque peu contenu. Ce qui n’empêche en rien ce roman de déployer à travers le récit passé des personnages, une très grande sensibilité. Le désir est également au coeur de ce roman à la sensualité puissante et imagée, sans pour autant sombrer dans le graveleux ou l’érotisme débridé. Le désir est ici ausculté à travers le prisme du passé, pour mieux éclairer le présent. Nous sommes certes bien plus que la somme de nos désirs et de nos souvenirs, mais l’auteur s’attache à expliquer les réactions de ses personnages à travers leur histoire, en évoquant les traumatismes de leur enfance, le poids de leur éducation ou des valeurs morales et religieuses. D’une certaine manière le personnage de Catherine fait parfaitement écho à celui de Ralph. Tous deux sont en souffrance, tous deux sont hantés par leur passé, tous deux répriment leurs émotions, terrifiés à l’idée de laisser parler leur désir et leurs sentiments. Et pourtant ces deux êtres qui se cherchent finissent par se trouver et par laisser leur sensualité s’exprimer et parler le langage du corps, celui qui se passe de mots et exprime une pure vérité. Cet amour qui naît n’a rien d’une bluette gnan gnan, sa puissance renverse tout sur son passage, il est pétri d’humanité, il ouvre les coeurs et soigne les maux du passé, il fait oublier les mensonges et les demi-vérités, il n’est que pardon. Nous ne sommes pas monolithiques semble nous dire à juste titre Robert Goolrick, chaque être humain doit composer avec son héritage, ses démons intérieurs, ses angoisses, mais aussi avec ses désirs et ses aspirations. Le mal n’est pas inscrit dans nos gênes et, sans pour autant faire abstraction de notre passé, il est possible de pardonner et de se pardonner. Une évidence ? Peut-être, mais si c’était réellement le cas, le monde tournerait sans doute bien mieux. 


Une femme simple et honnête, n’est pas un roman parfait, certes, mais porté par deux personnages puissants et émouvants, il est traversé par un profond humanisme et une grande sincérité. Ses qualités d’écriture sont par ailleurs évidentes, servies par une traduction impeccable et élégante. A défaut d’atteindre la perfection supposée du modèle revendiqué, cela suffit à faire de ce roman une lecture plus que recommandable.