Rechercher dans ce blog

jeudi 26 mars 2020

Guerre de religion : Alamut, de Vladimir Bartol

Publié en 1938, alors que l’Europe est sur le point de sombrer dans la barbarie, Alamut est considéré comme un grand classique de la littérature mondiale du XXème siècle. Peu à peu oublié, le roman a cependant connu un relatif regain d’intérêt à la suite d’une déclaration de la productrice du jeu vidéo Assassin’s creed, Jade Raymond, qui affirma dans une interview de 2013 que l’équipe du jeu s’était inspiré du roman de Vladimir Bartol. En réalité, il est peu probable que les joueurs aient lu en masse Alamut, en raison de la complexité de sa construction et de son propos, mais l’histoire de la secte des Haschichins a suffisamment enflammé l’imagination de certains gamers, pour que les plus assidus partent en quête des origines d’un univers qui, il faut bien l’avouer, demeure assez fascinant (oui bon, on ne parle pas de Jean Kevin, 13 ans, fan de FIFA et CoD, à qui il faudra sans doute expliquer que non, le roman ne s’est pas inspiré du jeu vidéo). Les similitudes s’arrêtent là puisque les développeurs d’Assassin’s creed s’éloignèrent dans les itérations suivantes de leur jeu du substrat historique développé par l’écrivain slovène. Cerise sur le gâteau, Alamut a bénéficié en 2012 d’une nouvelle traduction, dont nous ne dirons hélas pas grand chose, faute d’avoir pu comparer avec la précédente version.

Le roman de Vladimir Bartol se déroule au XIème siècle dans le nord de l’Iran et s'inspire donc de faits historiques, évidemment amplement romancés. Il met en scène l’ascension patiente et inexorable d’un certain Hassan ibn Sabbâh (dit Seïduna), chef de la secte chiite des Ismaéliens (Nizarites), qui depuis la forteresse imprenable d’Alamut, mène une guerre sainte contre les sunnites et contre le pouvoir de la dynastie turque Seldjoukide. Le sultan est alors Malik Shah et c’est sous son règne que l’empire connaît son apogée, ses frontières s’étendant de la mer Egée jusqu’à l’Hindu Kuch. Pour simplifier à l’extrême, les Chiites et en particulier les Nizarites/Ismaéliens, prônent une lecture moins littérale du Coran, qui selon eux révèle un sens caché à ceux qui sont initiés. Cette lecture plus ésotérique des textes fondamentaux de l’Islam n’est pas le seul point qui les oppose aux Sunnites, puisqu’ils se réclament de l’héritage d’Ali (cousin et gendre de Mahomet) et contestent le pouvoir des califes héritiers d’une autre branche de la famille du prophète. Cet antagonisme vieux de 1400 ans divise toujours profondément l’Islam et le grand mérite du roman de Vladimir Bartol, c’est qu’il permet de manière assez pédagogique, de comprendre les origines de ce conflit.

Donc Hassan ibn Sabbâh, du haut de la plus haute tour d’Alamut, dirige la petite secte des Ismaéliens. Il se montre peu, préférant étudier les mathématiques et l’astronomie au calme, mais d’une main de fer il a su constituer une petite force militaire grâce à laquelle il tient fermement la région du Daylam par l’intermédiaire d’autres forteresses bien défendues. Ses soldats sont peu nombreux, mais bien entraînés et fidèles à sa cause. Depuis quarante ans, “le vieux de la montagne” comme on l’appelle parfois, imagine et peaufine un plan retors qui lui permettra, en dépit de ses moyens limités, d’assurer l’expansion de l’ismaélisme et de vaincre la dynastie des Seldjoukides, qui règne sur l’Iran de manière abusive. Son plan repose en grande partie sur l’endoctrinement de jeunes hommes dont il fera, à l’issue d’un enseignement à la fois militaire et religieux, ses fedayins ; ou autrement dit, des combattants fanatiques prêts à mourir pour la cause. Pour s’assurer leur complète et entière dévotion, Hassan ibn Sabbâh leur fait miroiter les bonheurs indicibles qui attendent ceux qui combattent pour la foi (un paradis peuplé de houris, vierges éternelles à la beauté voluptueuse, où le vin, le miel et les mets les plus fins seront à portée de main). De la promesse à la récompense il y a néanmoins un gouffre, que celui qui se targue d’être un nouveau prophète a bien compris. Dans le plus grand secret, il a donc fait aménager des jardins splendides derrière la forteresse, un lieu paradisiaque où il a enfermé et éduqué quelques-unes des plus belles esclaves d’Iran. A charge pour elles de faire croire à quelques heureux élus parmi les fedayins, qu’ils ont grâce à ibn Sabbâh l’immense honneur d’accéder temporairement au paradis tant convoité. Le plan fonctionne au-delà des espérances, gavés de haschisch, les trois premiers fedayins croient avoir eu accès au paradis promis par le prophète et, privés de drogue, durablement et définitivement imprégnés par les splendides houris des jardins, ils ne désirent plus qu’une chose, s’illustrer de gloire et mourir en martyrs pour rejoindre définitivement le paradis. Hassan a désormais à sa disposition des assassins parfaitement entraînés et prêts obéir aux ordres les plus fous et les plus dangereux. Des fanatiques qui donneront leur vie le sourire aux lèvres.

On l’aura compris, le roman de Vladimir Bartol repose autant sur des faits historiques (l’existence de Hassan ibn Sabbâh est avérée) que sur la réappropriation de légendes et de fantasmes tout droit hérités de sources discutables remontant au Moyen-Age. Tout d’abord les sources ismaéliennes sont très rares et l’histoire de cette secte a été écrite essentiellement par des historiens sunnites, qui rappelons le détestaient cordialement les chiites, quelle que fut leur obédience. Certaines légendes sont également liées au retour des Croisés en Europe, parmi lesquels plusieurs chefs périrent sous le poignard affuté de ces fameux assassins. Ce fut sans doute par leur intermédiaire, que le mot Haschaschin (puis assassino en italien et assassin en français) fut introduit en Europe. Les légendes prêtent également aux Nizarites des pratiques profondément mystiques (vrai), voire ésotérique, ainsi que des rites obscurs liés à l’emploi de drogues (d’où le raccourci entre haschisch et assassin), de poisons divers et variés et de l’hypnose. Si tout ceci est encore matière à discussion pour les historiens, il est vrai que les adeptes de cette secte pratiquaient la dissimulation et cachaient leur foi pour avancer masqués, une manière habile de développer et de diffuser leur foi alors qu’ils étaient minoritaires et persécutés. A la disparition de la secte, certains préceptes mystiques nizarites survécurent notamment à travers le soufisme.

“Rien n’est vrai, tout est permis”

Il n’est évidemment pas question ici de débattre de la véracité du roman de Vladimir Bartol, dont l’imagination largement empreinte d’orientalisme s’est très certainement enflammée à la lecture des récits légendaires. Le propos du roman n’est d’ailleurs absolument pas là. Publié en 1938, alors que l’Europe connaît une montée en puissance des régimes fascistes et que la guerre n’est plus qu’une question de mois, Alamut se veut avant tout une puissante critique du pouvoir et de la manipulation des masses (ici exercé par l’intermédiaire de la religion). A ce stade on notera par ailleurs des similitudes étonnantes avec Dune de Frank Herbert, qui fonctionne très exactement sur les mêmes ressorts intellectuels et romanesques (tromperie et manipulation des masses par l’intermédiaire de la religion en vue d’asseoir un pouvoir) et utilise également un vocabulaire et une mythologie religieuse fortement inspirée de l’Islam. Les nombreux dialogues qui émaillent le roman de Bartol, le plus souvent entre ibn Sabbâh et ses lieutenants, sont au coeur de cette réflexion et de cette virulente critique. Ce culte du chef, leader charismatique et autoritaire, bien évidemment incarné par Seiduna, cette analyse fine et implacable des mécanismes de manipulation des masses ignorantes sous couvert de religion, est une brillante démonstration des mécanismes et des forces qui parcourent nos sociétés profondément empreintes de religiosité depuis des milliers d’années. Il y a une sombre ironie et une grande dose de cynisme dans les propos de Bartol, mais le personnage de Seiduna est à plusieurs titres assez fascinant. Son intelligence séduit autant que sa cruauté implacable glace le sang, son humour pétillant fait contrepoint à sa froideur calculatrice et sa vision nihiliste du monde s’oppose à sa soif de connaissance et à son désir de comprendre la nature de l’univers qui nous entoure. Il incarne à la fois le sage et le fou, les lumières et l’obscurantisme. Et c’est là toute la réussite de Vladimir Bartol, que d’avoir fait d’Hassan ibn Sabbâh un personnage aussi riche de contradictions, pour qui le pouvoir n’est définitivement pas une fin, mais simplement un moyen comme un autre d’atteindre un objectif.

Malgré quelques longueurs, Alamut est un bon roman et une grande oeuvre politique, qui, hélas n’a pas pris une ride. A lire impérativement et à méditer soigneusement.

jeudi 19 mars 2020

L'amour à la turque : Le musée de l'innocence, d'Orhan Pamuk

Il existe à mon sens deux manières d’aborder Le musée de l’innocence de l’écrivain turc Orhan Pamuk (prix Nobel de littérature pour les distraits qui baillent près du radiateur). Il y a ceux qui d’emblée détesteront cette oeuvre nombriliste et indigeste de plus de 800 pages, fatigués par l’obsession maladive du narrateur et lassés par les descriptions interminables de ses états d’âme, et puis il y a ceux qui entreront en résonance avec l’esprit de cet homme obnubilé par une femme, au point d’en perdre quasiment la raison. C’est sans doute le propre des oeuvres clivantes et donc forcément intéressantes, que de susciter à ce point l’admiration ou le rejet. Et je dois moi-même avouer qu’au cours de cette lecture, j’ai oscillé entre intérêt sincère et fascination, en passant également par des phases d’ennui contenu voire de crispation. 

Istanbul, milieu des années 70. Kemal, jeune héritier d’une riche famille turque est sur le point de se fiancer avec la délicieuse Sibel, elle aussi issue d’une vieille famille de notables stambouliotes. Ils sont jeunes, beaux, riches et un avenir radieux leur tend les bras. Mais alors qu’il s’apprête à acheter un cadeau pour Sibel, Kemal tombe sous le charme de Füsun, une parente éloignée et pauvre qu’il n’avait plus revue depuis l’enfance. Sous prétexte de lui donner des cours de maths pour ses futurs examens, Kemal l’invite dans la garçonnière qu’il vient d’improviser et les deux jeunes gens tombent éperdument amoureux l’un de l’autre. Aveuglés par leur passion commune, ils ne réalisent pas que leur amour est voué à l’échec. Mais quarante quatre jours plus tard, Kemal se fiance en grande pompe avec Sibel avant de réaliser qu’il ne peut en aimer une autre que Füsun. Mais il est trop tard, blessée au plus profond de sa chair, la jeune femme s’est enfuie loin des yeux de son amant, qui, désespéré, entreprend de la retrouver, au point d’en perdre le goût de vivre. Inlassablement il parcourt les rues de leur quartier, les lieux qu’ils ont fréquentés, puis étend sa quête à d’autres secteurs de la ville, en vain. Füsun semble avoir disparu pour toujours. Fou de douleur, il se réfugie régulièrement dans l’appartement où ils ont vécu ces moments de bonheur si brefs, ressasse ses souvenirs heureux en compagnie de la jeune femme, dont il collectionne désormais le moindre objet lui rappelant un geste, une odeur ou une attitude. Un mégot à moitié consumé évoque pour Kemal sa main délicate tenant une cigarette d’une manière détachée et incroyablement élégante, une règle en bois lui rappelle ces sourires complices pendant que Füsun travaillait ses équations mathématiques, un verre vide et il se souvient de ces tendres lèvres ourlées de rouge carmin qu’il embrassait avec passion. Réfugié dans sa douleur, Kemal perd la mesure des choses, délaisse son travail et se montre de plus en plus distant avec Sibel, à qui il finit par tout avouer. L’épreuve est trop lourde à surmonter et le couple se sépare. Désormais Kémal n’a d’autre obsession que de retrouver Füsun, quel qu’en soit le prix, il veut la revoir et la reconquérir. 


Porté par le projet de son roman, Orhan Pamuk a poussé la logique jusqu’à créer véritablement un musée à la gloire de cette femme parfaitement imaginaire qu’est Füsun. Durant plus de dix ans, l’auteur turc a collecté de nombreux objets symptomatiques de la vie des riches familles stambouliotes de l’époque, afin d’illustrer l’histoire d’amour entre Kémal et Füsun de manière concrète et inédite. On reste admiratif face à l’ampleur et à l’audace d’un tel projet, mais le roman peut parfaitement se lire sans ce support, de même que le musée peut se visiter sans avoir jamais lu le roman et la fascination qu’exerce cette histoire sur le lecteur gardera assurément toute sa force. Que l’on aime ou pas le personnage de Kémal ou bien même celui de Füsun, la puissance de cet amour tragique et désespéré ne peut laisser indifférent. Le musée de l’innocence c’est avant tout l’histoire d’une obsession partagée, même si l’auteur choisit indiscutablement d’illustrer le point de vue de Kémal, il faut bien garder à l’esprit que Füsun éprouve un amour tout aussi puissant et ravageur, mais il faudra cependant atteindre la fin du roman pour en mesurer toutes les dimensions. Aimer au-delà du raisonnable et ne pas réussir à vivre cet amour commun, cette passion dévorante et destructrice, voilà toute la tragédie du roman d’Orhan Pamuk. C’est ce caractère résolument universel qui touche le lecteur au plus profond de son être et le bouleverse irrémédiablement. Reste que le récit est loin de n’être qu’une partie de plaisir au cours des 800 pages qui le composent. C’est lent, très lent, parfois même vaguement ennuyeux, les descriptions sont interminables et les scènes s’allongent démesurément. Les chapitres consacrés aux fiançailles en sont une excellente démonstration. Les personnages eux-mêmes, sans cesse dans la démesure émotionnelle peuvent irriter par leur nombrilisme misérabiliste et leurs réactions irrationnelles. Mais curieusement ces défauts de structure et de construction du récit en font toute la richesse et toute la force. Le roman est long, tout comme l’est la quête sans fin de Kémal pour retrouver Füsun, les descriptions sont excessivement détaillées, comme le regard que porte Kémal sur ce qui l’entoure et qu’il prend soin d’enregistrer attentivement dans sa mémoire. Sa nostalgie à fleur de peau émeut tout autant qu’elle irrite, Kémal agace par son comportement, sa propension au mensonge et son manque de fiabilité. Et pourtant l’homme est touchant et sa pugnacité tout autant que la candeur de son amour ne peuvent laisser indifférent.
Mais au-delà de la relation passionnée et obsessionnelle qui lie Kémal et Füsun, Orhan Pamuk dresse un portrait saisissant de la grande société stambouliote des années soixante-dix. Cette plongée au coeur de la cité millénaire est fascinante, riche, étonnante par nombre d’aspects et l’on perçoit bien les différences culturelles qui existent dans cette ville passerelle entre l’Orient et l’Occident.

 C’est sans doute cette richesse empreinte d’une grande nostalgie, qui irrigue littéralement le roman et en fait toute la saveur et la réussite. On vit, on vibre au rythme d’Istanbul tout au long du récit, comme une pulsation qui ne semble jamais avoir quitté l’auteur et qu’il transmet avec brio et sincérité.

jeudi 12 mars 2020

Loufoquerie : L'ours est un écrivain comme les autres, de William Kotzwinkle

William Kotzwinkle, vieux briscard de la littérature américaine, fait partie de ces écrivains difficiles à cataloguer. Maniant la farce décalée avec une ironie mordante qui frôle le génie, il sait aussi, à travers cet exercice humoristique loin d’être évident, déployer une forme de critique sociale singulièrement pertinente et juste. Au-delà de la bouffonnerie bon enfant, Kotzwinkle est ainsi un observateur aguerri de la société américaine et de ses petites tares. Une marque de fabrique que l’on retrouve chez par exemple un certain Tim Dorsey, bien que ce dernier soit à mon sens encore plus mordant et féroce, mais avec une fantaisie que nul ne peut lui disputer. 

Autant vous prévenir, il va falloir sérieusement faire appel à vos facultés de suspension de l’incrédulité avec ce roman, mais en dehors du fait que dans cette histoire un ours originaire du Maine parle, mange et se comporte à peu près comme un humain lambda, tout est parfaitement normal, enfin presque. Le récit débute par les péripéties un brin rocambolesques d’un certain Arthur Bramhall, universitaire raté et écrivain malchanceux, déjà victime de la disparition d’un premier manuscrit dans l’incendie de sa maison. Cette fois le bougre est encore moins vernis, puisque qu’il se fait voler le manuscrit de son nouveau roman par un ours. Il faut dire, qu’échaudé par le sinistre dont il avait été victime, Arthur avait pris soin d’enfermer son roman dans une mallette, qu’il avait ensuite cachée sous un vieil arbre proche de la forêt. Pas de bol, un ours affamé et prêt à boulotter à peu près n’importe quoi, s’empare de la mallette. Déçu de ne pas y trouver de quoi satisfaire son insatiable appétit, il fait néanmoins feu de tout bois et se voit bien endosser le rôle d’écrivain. Après tout, ce roman a l’air d’être fort bien écrit et il n’y a pas de raison qu’il ne puisse profiter du succès qui semble lui tendre les bras. Le voilà donc qui raye le nom d’Arthur Bramhall et le remplace par un pseudonyme de son cru, ainsi notre ours devient Dan Flakes (n’allez pas croire que notre ours soit allé chercher l’inspiration plus loin qu’un paquet de céréales) et s’apprête à devenir la future coqueluche du monde de l’édition, un véritable phénomène dont le maintien bestial et les manières un peu rustres ne semblent guère susciter l’étonnement parmi les requins et autres loups du milieu de l’édition. 

Intelligent et drôle, sans être forcément désopilant, L’ours est un écrivain comme les autres est une véritable diatribe, qui se moque ouvertement de l’intelligentsia américaine et en particulier du milieu de l’édition (dont Kotzwinkle est sans doute bien placé pour se gausser). Écrit avec une ironie mordante et un sens du burlesque déroutant, ce roman est une petite bouffée d’air frais et une lecture incontournable pour ceux qui auraient déjà apprécié Fan man ou bien encore le fabuleux Midnight Examiner, probablement le meilleur roman de Kotzwinkle à ce jour. Il est simplement dommage que l’humour employé par l’auteur repose uniquement sur le quiproquo, une technique qui fonctionne parfaitement sur un texte court (au hasard une nouvelle), mais qui montre néanmoins ses limites au-delà d’une centaine de pages. L’ensemble est néanmoins rattrapé par une galerie de personnages truculents et extrêmement bien campés (comme quoi, les stéréotypes ont parfois du bon), qui font tout le sel de ce déroutant roman.

dimanche 1 mars 2020

Big Jim en mode mineur : Une Odyssée Américaine, de Jim Harrison


Il y a deux types de lecteurs de roadbooks, ceux qui adulent Sur la route de Jack Kerouac et puis ceux qui n’ont jamais réussi à rentrer dans ce récit ou qui n’en ont jamais compris l’intérêt. Etant donné que je me situe dans la première catégorie, vous êtes prévenu. Une odyssée américaine est l’un des derniers romans de feu Jim Harrison et se veut un hommage plus ou moins revendiqué à l’oeuvre majeure de Jack Kerouac, mais les similitudes restent relativement limitées puisque Sur la route était une oeuvre contestataire, en rupture avec la société de l’époque, symptomatique d’une jeunesse en manque d’émancipation et de liberté. Le roman de Big Jim se veut plus modeste et propose un contrepoint à la vitalité séminale de Kerouac, une sorte de roadbook désabusé et fatigué, dans lequel un fermier à la retraite, plaqué par sa femme en manque de nouveauté, décide de partir à l’aventure et de redessiner la carte du grand ouest américain. 



A 62 ans, Cliff se retrouve du jour au lendemain à la rue. Après une courte carrière d’enseignant, puis un travail harassant de fermier, sa femme lui réclame le divorce pour vivre une aventure avec un sémillant quinquagénaire. Lui qui avait passé plus de quarante ans à s’occuper de ses vergers de cerisiers et à élever quelques bêtes, n’a plus qu’à plier bagages dans sa vieille Ford Taurus affichant ses 300 000 km, avec quelques fringues défraîchies et ses fidèles cannes à pêche. De toute façon sa femme a vendu leur ferme et sa vieille chienne est morte, qu’est-ce qui pourrait bien le retenir dans le Michigan ? Cliff décide donc de partir à San Francisco (tiens, Kerouac a dû passer par là) rendre visite à son fils, mais comme il souffre d’une peur-panique de l’avion, il lui faudra traverser les trois quarts des Etats-Unis en voiture, ce qui ne semble guère le déranger car sur son trajet il a prévu de traverser des états réputés pour leurs contrées sauvages et leurs rivières poissonneuses, de quoi satisfaire sa passion pour la pêche à la mouche. Au passage il en profitera pour rendre une petite visite à un vieil ami dans l’Arizona. Mais c’était sans compter sur une ancienne élèves de terminale, désormais quadragénaire sexy et délaissée, qui, apprenant son périple, décide de l’accompagner durant une partie de son voyage. Commence alors une errance à travers le grand ouest américain, qui permet à Cliff de rattraper des années de fantasmes sexuels et de s’adonner à une oisive insouciance. 



Ceux qui connaissent Jim Harrison savent bien évidemment que dans ce roman ils trouveront nombre d’ingrédients qui ont fait le succès de l’écrivain américain : évocation des grands espaces sauvages, personnages perdus et solitaires, récit souvent introspectif et en décalage par rapport aux aspirations du commun des mortels, mais aussi un certain refus de la société moderne, de son rythme infernal et de sa bêtise crasse. Jim Harrison c’est l’anti american way of life ; rien dans ce que l’Amérique construit et prône depuis des décennies ne semble l’intéresser. On pourrait à tort prêter à l’auteur des aspirations misanthropes, et il y aurait sans doute un petit fond de vérité, mais en réalité Big Jim se fiche tout simplement de ce qui fait tourner le monde moderne et il n’est pas étonnant que ses personnages les plus réussis soient souvent des marginaux, des écorchés de la vie en rupture plus ou moins volontaire avec le reste du monde. Et Cliff ne déroge pas à la règle, il se fout éperdument des conventions sociales, se moque de l’économie et de l’argent de manière générale et n’aspire qu’à un peu de tranquillité. Une bonne bière après une rude journée de travail manuel, une partie de pêche à la truite, un repas préparé avec amour et partagé en bonne compagnie, une partie de jambes en l’air… voilà en apparence ses seules aspirations. On pourrait trouver le bonhomme un brin austère, sauf que l’on a affaire un homme cultivé, admirateur de Thoreau, Emerson et Whitman, un homme empreint de poésie, qui porte un regard à la fois naïf et décalé sur le monde qui l’entoure, comme si le comportement de ses congénères ne cessait chaque jour de l’étonner. Oui, le regard de Cliff est à la fois totalement désabusé et complètement neuf et c’est sans doute ce décalage qui fait tout le charme du personnage. 



Le roman est par ailleurs servi par un style très oral (à la manière de Jack Kerouac), même si on est loin de la puissance et de l’énergie séminale de Sur la route. Le rythme est ici plus tranquille, plus nostalgique et donc nettement plus en phase avec le récit d’un homme qui s’apprête à entamer la dernière partie de sa vie. Une odyssée américaine n’est sans doute pas le roman le plus réussi de Big Jim, mais il est empreint d’une philosophie épicurienne pleine de générosité et de volupté, qui ne laisse pas indifférent pour peu que l’on arrive à dépasser sa crudité et son cynisme de façade, pour se laisser gagner par sa douce mélancolie.

mercredi 26 février 2020

3000 façons de dire je t'aime, de Marie-Aude Murail

Quand on prend en main un livre de Marie-Aude Murail, on a peu de chance d'être déçue. J'ai fait l'expérience plusieurs fois avec bonheur, la dernière n'échappe pas à la règle.

C'est l'histoire de trois collégiens qui, après une sortie pour aller voir Dom Juan au théâtre, ressortent éblouis par la scène, vont s'inscrire l'année d'après au club de théâtre du collège, animée par une professeure de français accro aux histoires tragiques, qui leur fait jouer Roméo et Juliette, et dont la première représentation leur laissa comme un goût d'inachevé.
Fin du premier acte.

C'est l'histoire de trois jeunes gens qui se retrouvent au cours du conservatoire d'art dramatique d'Orléans. Deux garçons et une jeune fille qui veulent aller au bout de leur rêve malgré la dèche, les parents, la classe prépa, qui apprennent à vivre leurs émotions et à les partager, maladroitement, mais ensemble, dans un drôle de trio : Chloé la timide, Bastien le paresseux, Neville le taiseux. Face à eux, le vieux Janseon décèle rapidement le talent de Neville, et s'acharne à le faire éclore, vite, avec l'aide des deux autres compères. Chacun petit à petit se dévoile, se met à nu, pour mieux endosser les costumes des grands rôles du répertoire.
Tout y est : l'amour sans mièvrerie, la vie sans pathos, le quotidien sans grisaille, mais aussi le théâtre avec ses lumières, la splendeur des sentiments déchaînés mais petit à petit contrôlés.
Les actes s'enchaînent...
 
Et nous, lecteurs, je devrais dire spectateurs, que nous reste-t-il ? Une folle envie de continuer jusqu'au bout, de ne pas arrêter pourtant, de retenir les dernières pages, parce qu'on sait qu'on a plongé dans la littérature de jeunesse et que tout ça finira, hélas, et bien en plus, que cette histoire manque un peu de tragique à la fin, mais enfin on est bien contente quand même pour nos héros, de les laisser entre de bonnes mains, les leurs, pour construire leur vie...
Rideau !

Voilà, c'est à peine plus long qu'une pièce de théâtre, avec l'ombre de Gérard Philippe en dieu tutélaire et distant dans ses meilleurs rôles. C'est si court. Heureusement, Marie-Aude Murail nous laisse bien d'autres trésors à découvrir ! et puis...

Pas besoin de trois mille façons pour le dire
Madame Murail, j'adore entre tout vous lire

lundi 24 février 2020

La suite de trop : Les testaments, de Margaret Atwood

Plus de trente ans après sa parution initiale, et sans doute portée par le succès de la série télévisée, La servante écarlate revient par l’intermédiaire d’une suite que personne n’attendait, mis à part quelques fans persuadés qu’il y avait encore quelque chose à dire après le dernier chapitre du roman initial.  Nulle aigreur dans mon propos liminaire puisque l’auteure l’avoue elle-même dans sa postface. Mais chacun sait bien que l’équation, posée en ces termes n’est jamais la garante d’une oeuvre de très grande qualité. Que l’on se rassure néanmoins, Margaret Atwood n’est pas née de la dernière pluie et plutôt que de suivre les demandes insistantes des fans, l’auteure canadienne a choisi un voie médiane en s’intéressant à d’autres destins et en nous narrant par le menu la chute inévitable et attendue du régime de Gilead, car comme chacun le sait les errances d’un système ne peuvent le mener qu’à terme à sa perte.

Ceux qui espéraient retrouver Defred, la servante dont le lecteur était amené à découvrir le destin tragique (tout du moins, avant qu’elle ne réussisse à s’enfuir), en seront donc pour leurs frais et devront laisser partiellement libre cours à leur imagination concernant son avenir, mais ils retrouveront, avec plaisir ou non, le personnage de tante Lydia, l’une des figures féminines marquantes du régime autoritaire de Gilead (autrefois les Etats-Unis pour ceux qui auraient raté un épisode).  Cette suite se situe quelques années après les événement de La Servante écarlate, tante Lydia a donc vieilli, mais dirige toujours d’une main de fer l’ordre des Tantes. Rappelons que dans cette fausse république éminemment machiste et rétrograde, le christianisme, dont les fondements ont été dévoyés et détournés, fait force de loi et les femmes sont cantonnées à des rôles subalternes de quatre ordre : celles qui ont le droit de se marier (les Epouses), celles qui travaillent au service des autres (les Marthas), celles qui enfantent (les Servantes) et celles qui ont fait voeu d’entrer dans les ordres (les Tantes, à qui échoient de nombreuses missions d’éducation / propagande). On découvre donc dans ce récit, le passé de tante Lydia, ancienne juge aux affaires familiales, et les raisons qui l’ont menée à entrer au service du régime. Mais alors que l’on croyait cette femme, incroyablement autoritaire, manipulatrice et mauvaise, irrémédiablement acquise à la cause de Gilead, on apprend progressivement qu’elle fomente en secret un complot qui sabotera les bases du régime, gangrené par la corruption et la violence. Surprise, tante Lydia entretient des relations avec les résistants réfugiés au Canada, ceux qui permettent grâce à un soutien logistique et économique à certains de pouvoir s’échapper de Gilead. Mystères et contradictions d’un des personnages néanmoins les plus intéressants de l’oeuvre de Margaret Atwood. En parallèle, l’auteure nous invite à suivre deux autres parcours croisés, ceux d’Agnès et de Daisy. La première apprend au sortir de son adolescence qu’elle a en réalité été adoptée et que la nouvelle épouse de son père la destine à être mariée au commandant Judd, dont on connaît le penchant pour les jeunes femmes à peine sortie de l’enfance et dont les épouses successives ont connu un destin tragiquement suspect. La seconde vit au canada et son enfance semble entourée de mystères et de secrets, la mort de ses parents dans un attentat que l’on attribue à Gilead, changera irrémédiablement le cours de sa vie (oui, vous la voyez arriver la grosse révélation). 

Habilement construit et impeccablement écrit, Les testaments est un roman honnête, mais hélas parfaitement dispensable. D’une part, trois saisons de la série télévisée sont passées par là, et le roman, bien que s’écartant parfois de cette trame narrative, s’appuie en très grande partie dessus. Donc si vous avez déjà vu The Handmaid’s tales, le livre ne devrait pas vous apporter beaucoup de grain à moudre. Mais peut-être êtes-vous passé à côté de ce phénomène télévisuel. Dans ce cas, à mon sens, le roman reste tout aussi dispensable pour un raison évidente : il n’y avait plus grand chose à dire à la fin de La servante écarlate. Margaret Atwood avait écrit là un petit chef d’oeuvre, qui tenait la dragée haute aux ténors de la littérature dystopique et que l’on pouvait classer aux côtés d’oeuvres aussi prestigieuses que 1984 ou Le meilleur des mondes. Tout avait été dit, tout avait été écrit, cette suite n’apporte pas grand chose, ou très peu, même si elle devrait satisfaire la curiosité de ceux qui ont du mal à s’échapper d’un univers accrocheur. Donc si vous êtes avides de connaître le destin de bébé Nicole ou de comprendre les motivations qui pourraient pousser une ancienne juge à devenir un parangon de vertu, de despotisme et de cruauté, puis ensuite à retourner sa veste, Les testaments devrait répondre au moins à ce questionnement. Le reste est à mon avis, tout en étant très bien fait, parfaitement accessoire car la chute du régime de Gilead était inscrite dans ses gènes et les mécanismes qui expliquent l’implosion du système ne pouvaient tenir au destin d’un seul personnage. On reste donc quelque peu sur sa faim et on aurait aimé avoir une vision plus globale encore de Gilead, de sentir davantage la vibration du peuple, de ceux qui ont subi le changement de régime à leur corps défendant. La force de La servante écarlate était d’aborder l’avènement du régime autoritaire de Gilead à travers les yeux d’une femme, d’adopter son point de vue. L’auteure nous amenait par petites touches, par des allers-retours entre le passé et le présent à assister progressivement à la chute d’une démocratie et à l’instauration d’un régime théocratique délirant et totalitaire. Sauf que la même démarche en sens inverse fonctionne cette fois beaucoup moins bien, l’angle n’est à mon sens plus le bon. Ou tout du moins est-il trop parcellaire. Que le roman ait reçu le booker prize 2019 ne change d’ailleurs rien à l’affaire.

jeudi 16 janvier 2020

Littérature romantique : Une femme simple et honnête, de Robert Goolrick

Paru en 2009, Une femme simple et honnête est le premier roman de Robert Goolrick, écrivain américain originaire de Virginie, désormais bien implanté dans le paysage littéraire français. Si j’ai un conseil à vous donner au sujet de ce livre, c’est de ne pas porter trop d’attention au résumé de quatrième de couverture, non pas qu’il soit malhonnête ou mensonger, mais il ne recouvre qu’une très mince partie des enjeux de ce roman et n’en donne qu’une vision très parcellaire… sans doute par peur de trop en dévoiler. 


L’histoire se déroule à la fin du XIXème siècle, dans la région du Wisconsin. Ralph Truitt, riche magnat local, âgé d’une cinquantaine d’années, décide de mettre fin à son célibat forcé en passant une annonce dans un journal de Chicago. L’homme, désabusé par un passé amoureux difficile, ne cherche pas exactement l’amour, mais la compagnie d’une femme “simple et honnête”, qui acceptera de devenir son épouse et sera disposée à prendre soin de lui lorsque ses vieux jours seront arrivés. En échange, il lui apportera tout le confort matériel et la sécurité financière que son immense fortune lui confèrent. Aussi la choisit-il, jeune certes, mais sans grâce excessive, de peur que l’attrait d’une femme plus belle ne ravive les vieux démons d’une sensualité profondément réprimée. Une époque de débauche et de violence dont il préfèrerait ne plus jamais se souvenir. Aussi est-il surpris lorsque Catherine Land dépose sur le quai de la gare ses maigres effets personnels, car la jeune femme ne ressemble en aucune manière à la photographie qu’elle lui avait envoyée dans une de ses lettres. Certes, sa mise est simple, voire austère, et sa petite valise ne semble presque rien contenir, mais celle qui lui fait face est d’une beauté à couper le souffle. Sa petite robe de laine grise ne peut cacher sa taille gracile et laisse deviner des formes d’une grande sensualité. La finesse de ses traits, rehaussés par l’intensité de son regard, l’élégance de son port de tête et le raffinement de ses gestes cadrent mal avec la silhouette un peu lourde et les traits sans charme de la femme de la photographie, qu’il avait eu tout le loisir de contempler au cours des jours précédents. Aussi Ralph Truitt est-il contrarié et le sentiment d’avoir été trahi et manipulé le taraude profondément, au point de lui faire perdre le contrôle de son attelage sur le chemin du retour à la maison. Cette femme assise à ses côtés lui a menti, cette femme à la beauté époustouflante l’agace autant qu’elle l’attire. Rendus nerveux par la colère de leur maître, les chevaux s’emballent à la suite d’un petit incident avec un cerf qui n’en demandait pas tant. L’attelage sort de la route et termine à quelques mètres de la rivière gelée. Ralph Truitt a chuté et reçu un profonde blessure à la tête, l’un des chevaux s’est cassé une patte, il faudra l’abattre. Catherine réussit néanmoins à calmer les bêtes et à ramener Ralph dans sa demeure, où attendent avec impatience sa gouvernante et son mari. Avec leur aide, Catherine parvient à soigner Ralph, à recoudre sa plaie, à le veiller durant des nuits entière, alors que la fièvre le fait délirer et que les spasmes agitent son corps de soubresauts. Les soins qu’elle lui apporte le sauvent de l’infection et de la mort… et Ralph n’est pas un homme aigri ni ingrat. Il décide donc de l’épouser, mais quel mariage peut-il commencer par un mensonge, comment deux être rongés par de lourds secrets peuvent-ils construire une relation saine et équilibrée et, surtout, pour quelles raisons semblent-ils fuir l’amour et se retrancher derrière une froideur de façade ?


Mensonges et secrets sont donc au coeur d’une intrigue que le lecteur aura sans doute rapidement devinée, mais qu’il serait pour autant dommage d’évacuer trop rapidement. Il est évident que le thème de la manipulation et de la veuve noire ont été exploités à l’envi en matière de littérature et que toutes leurs variations sonneront de manière familière au lecteur. Mais l’auteur a suffisamment d’intelligence pour le savoir et pour connaître les limites de l’exercice de l’hommage. Certes, le roman rappelle par certains aspects les grands auteurs romantiques du XIXème siècle et le rapprochement avec l’oeuvre des soeurs Brontë n’est en rien usurpé, mais le style (admirablement retranscrit par la traduction) se veut évidemment plus moderne et le sentimentalisme exacerbé est ici quelque peu contenu. Ce qui n’empêche en rien ce roman de déployer à travers le récit passé des personnages, une très grande sensibilité. Le désir est également au coeur de ce roman à la sensualité puissante et imagée, sans pour autant sombrer dans le graveleux ou l’érotisme débridé. Le désir est ici ausculté à travers le prisme du passé, pour mieux éclairer le présent. Nous sommes certes bien plus que la somme de nos désirs et de nos souvenirs, mais l’auteur s’attache à expliquer les réactions de ses personnages à travers leur histoire, en évoquant les traumatismes de leur enfance, le poids de leur éducation ou des valeurs morales et religieuses. D’une certaine manière le personnage de Catherine fait parfaitement écho à celui de Ralph. Tous deux sont en souffrance, tous deux sont hantés par leur passé, tous deux répriment leurs émotions, terrifiés à l’idée de laisser parler leur désir et leurs sentiments. Et pourtant ces deux êtres qui se cherchent finissent par se trouver et par laisser leur sensualité s’exprimer et parler le langage du corps, celui qui se passe de mots et exprime une pure vérité. Cet amour qui naît n’a rien d’une bluette gnan gnan, sa puissance renverse tout sur son passage, il est pétri d’humanité, il ouvre les coeurs et soigne les maux du passé, il fait oublier les mensonges et les demi-vérités, il n’est que pardon. Nous ne sommes pas monolithiques semble nous dire à juste titre Robert Goolrick, chaque être humain doit composer avec son héritage, ses démons intérieurs, ses angoisses, mais aussi avec ses désirs et ses aspirations. Le mal n’est pas inscrit dans nos gênes et, sans pour autant faire abstraction de notre passé, il est possible de pardonner et de se pardonner. Une évidence ? Peut-être, mais si c’était réellement le cas, le monde tournerait sans doute bien mieux. 


Une femme simple et honnête, n’est pas un roman parfait, certes, mais porté par deux personnages puissants et émouvants, il est traversé par un profond humanisme et une grande sincérité. Ses qualités d’écriture sont par ailleurs évidentes, servies par une traduction impeccable et élégante. A défaut d’atteindre la perfection supposée du modèle revendiqué, cela suffit à faire de ce roman une lecture plus que recommandable.

samedi 11 janvier 2020

Aussi loin que possible, d'Éric Pessan

Quand on est professeure-documentaliste, pour recommander des livres à nos chers élèves et qu'ils nous les empruntent à la fin, pas de mystère : ils faut les avoir lus avant. J'ai bien tenté le coup avec les quatrièmes de couverture et les résumés de Babelio (merci à la communauté des lecteurs en passant...), ils le savent, ils le sentent, je n'ai pas lu le bouquin... et il me reste sur les bras.
Donc, je me suis mise à la littérature jeunesse, moi qui aime depuis toujours les documentaires d'histoire en mode pavé, les romans historiques de haute tenue (et Jaworski qui ne sort toujours pas son dernier tome des Rois du monde...) ou encore la science-fiction casse-tête (à qui la faute, hein ?). Bref, il faut savoir se sacrifier pour son métier.

Mais en fait, la littérature de jeunesse est pleine de magnifiques livres, quand les auteurs prennent leur public et leur art au sérieux !
C'est le cas d'Éric Pessan.
J'ai commencé par un OVNI difficile à classer dans une catégorie. Aussi loin que possible raconte l'histoire de deux collégiens qui, un matin, trainent les pieds pour entrer au collège, se lancent un défi du genre "le premier qui arrive à la grille", et puis passent devant sans s'arrêter, et puis continuent, continuent...
Dans le road movie qui s'ensuit, toujours à petite foulée, sans faiblir, on découvre leur vie à tous les deux, un peu merdique, il faut bien le dire, leur rage de vivre, leurs désirs irréalistes de bonheur simple.
C'est un récit à la fois très simple et très complexe, une belle écriture qui nous emporte loin, aussi loin que possible.


Et Éric Pessan peut nous emmener très, très loin, car dans un autre roman, Dans la forêt de Hokkaïdo, il nous fait partager les rêves ou plutôt les cauchemars d'une adolescente qui rêve qu'elle est un petit enfant japonais perdu dans la forêt de Hokkaïdo, et qui se rend compte que ce petit garçon existe, et que ses cauchemars à elle sont sa réalité à lui. Entre thriller et fantastique, voilà un roman qui nous tient en haleine et fait monter l'angoisse, tout en finesse et avec une économie de moyens remarquable.



Le seul problème de ces petits bijoux, c'est justement qu'ils sont petits, tout courts, et qu'on n'en a jamais assez. Mais si vous n'avez pas peur de la frustration, alors n'hésitez pas, lisez et faites lire !



jeudi 9 janvier 2020

Album poétique : Soie, d'Alessandro Baricco

Je connaissais déjà le beau roman d’Alessandro Baricco paru en 1997, mais c’est un peu par hasard que j’ai découvert cette version illustrée par Rebecca Dautremer en flânant chez mon libraire habituel. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’association de ces deux talents est tout simplement remarquable et donne naissance à une œuvre autre, encore plus belle, touchante et poétique. Une merveille, tout simplement.



Pour ceux, mais en existe-t-il encore, qui ignoreraient tout de ce très court roman d’Alessandro Baricco, son troisième très exactement, sachez qu’il existe une version poche au tarif imbattable disponible dans toutes les bonnes crèmeries, mais la version illustrée mérite amplement que vous cassiez votre tirelire pour en faire l’acquisition car c’est un livre-objet absolument splendide, que vous prendrez plaisir à manipuler et à feuilleter et davantage encore à prêter à vos proches. Sachez par ailleurs, qu’une fois terminé ce livre ne se range pas dans votre bibliothèque comme un vulgaire livre de poche, car ainsi relégué il serait condamné à ne dévoiler que son modeste dos. Non, ce livre est invité à être exposé, à trôner sur un joli petit chevalet (ou un lutrin, je ne suis pas sectaire), afin que chaque jour ses ravissantes illustrations flattent votre rétine.  Bon d’accord, je fais légèrement dans l’emphase, mais vous aurez compris que je suis tombé amoureux de l’objet autant que de la merveilleuse histoire qu’il contient. J’en vois déjà qui s’agitent sur leur chaise et tentent de me glisser subrepticement que Soie n’a rien d’une histoire merveilleuse, qu’il s’agit d’un roman, certes d’une grande délicatesse et d’une grande élégance, mais profondément triste et mélancolique. Oui, c’est vrai, mais je maintiens le terme qui à mon sens définit le mieux ce roman. Merveilleux sur le plan de l’écriture, incroyablement maîtrisée et si bien travaillée qu’elle confine à l’épure, c’est fluide, chaque mot est admirablement choisi et sonne parfaitement juste. C’est simple, il n’y a absolument rien à retrancher ni à ajouter. Merveilleux sur le plan de la narration, qui s’inspire d’une certaine manière des contes et des histoires de notre enfance, mais avec un ton résolument adulte, c’est très bien fait et la répétition à quelque chose d’hypnotique et de rassurant ; Alessandro Baricco y intègre juste quelques petites variations qui font évidemment toute la différence et la subtilité du procédé. Merveilleux sur le fond, car si l’histoire est finalement triste et traversée par un spleen infini, la manière dont elle est racontée, tout en douceur et en implicite, en font un très beau moment de lecture car ce qui est triste est parfois aussi très beau. 



Vous aurez sans doute remarqué que, contrairement à mon habitude, je ne vous ai guère dévoilé les éléments du récit. J’avoue qu’il s’agit moins de ménager le suspens que de préserver une histoire qui, étant donnée la brièveté du roman, ne doit être que très délicatement dévoilée. Mais levons tout de même quelque mystère. Soie se déroule dans la seconde moitié du XIXème siècle et raconte l’histoire d’un certain Hervé Joncour, éleveur français de vers à soie, qui, en raison d’une maladie qui ravage les élevages européens, doit se rendre à plusieurs reprises au Japon pour ramener des larves destinées aux filatures de son village. Ces voyages feront sa fortune aussi bien que son malheur. Soie est évidemment une histoire d’amour contrariée, rien de nouveau sous le soleil, mais sa réussite réside moins sur le fond que sur la forme. Est-ce une faiblesse ? A mon sens non tant la manière de le faire est en parfaite adéquation avec le récit  mais c’est parfois ce qui a été reproché au roman d’Alessandro Baricco.  



Quelques mots enfin sur les magnifiques illustrations de Rebecca Dautremer, qui ajoutent une dimension contemplative au récit, de manière fort circonstanciée et poétique. Son travail, très photographique dans le choix des cadrages et des compositions, mais également très inspiré dans les tons employés par la peinture japonaise, colle parfaitement à l’histoire et à l’ambiance du roman. L’alchimie est tout simplement parfaite. L’alliance des deux est une merveille que je vous invite à découvrir, avec l’innocence et la naïveté des premières fois si jamais vous connaissez déjà le roman d’Alessandro Baricco.

dimanche 5 janvier 2020

Leçon de vie : Wisconsin de Mary Ellis

Originaire du Minnesota, Mary Ellis est bien connue des lecteurs nord-américains, en raison de ses nombreuses nouvelles publiées dans la presse américaine (tradition bien ancrée aux Etats-Unis et toujours vivace), mais ne se fit connaître du public francophone qu’à partir de la publication de Wisconsin, qui lui valut un succès fulgurant en 2007.

Chronique familiale sur fond de guerre du Vietnam, Wisconsin est aussi un roman de terroir, celui de cette région sauvage bordée par le Michigan à l’Est, le Minnesota à l’Ouest et les grands lacs au nord. Sa littérature se rapproche, toutes proportions gardées, de cette mouvance très américaine appelée, faute de mieux, “nature writing”. Mais point de considérations philosophico-politiques dans Wisconsin, qui se rapproche davantage des romans de Jim Harrison (écrivain voisin sur le plan géographique) que des essais d’Henri David  Thoreau. 

Récit polyphonique se déroulant sur trois époques différentes, Wisconsin raconte l’histoire conjointe de deux familles. Les Lucas, issus d’immigrants allemands venus s’installer tardivement dans le nord de l’état, et les Morisseaux, dont le mari Ernie est d’origine indienne par ses parents. Les deux familles vivent dans des fermes voisines, mais n’ont que peu en commun. Ce sont les enfants des Lucas, Bill et Jimmie, qui finiront par briser la glace et par tisser des relations étroites avec les Morisseaux. Il faut dire qu’Ernie et son épouse, Rosemary, n’ont jamais eu d’enfants et que les deux garçons souffrent du comportement autoritaire de leur père, alcoolique notoire, qui n’a jamais réussi à faire décoller son exploitation agricole. Emporté, violent, menteur et veule, John Lucas maltraite sa femme et ses garçons, se glorifie d’un passé d’ancien combattant purement imaginaire et méprise ses voisins au-delà du raisonnable. Tous ceux qui font d’ailleurs preuve de plus de réussite, de courage ou d’intelligence provoquent son ire, un courroux que John ne sait exprimer que par des insultes et des coups, surtout envers les plus faibles. Claire sa femme, autrefois jolie jeune-femme enjouée et dynamique, bien plus éduquée et instruite que son mari, a vu son éclat se ternir sous les violences de son époux, sa beauté s’est fanée, son corps s’est émacié et ses mains sont devenues sèches et calleuses. Malgré l’amour qu’elle porte à ses enfants, Claire se montre distante et parfois absente, elle se replie au fond de son être, puisant sa force dans une certaine forme de déni. Quelques arpents de terre plus loin, la ferme des Morisseaux semble être un havre de paix. Sans pour autant être aisés, Ernie et Rosemary, travaillent avec ardeur et intelligence pour exploiter une terre hélas ingrate sous un climat souvent rude. Leur amour solide rassure les deux garçons, qui trouvent auprès du couple un foyer de substitution, au grand dam de John Lucas, qui vit comme un affront l’intérêt que les Morisseaux portent à ses enfants. Jimmie l'aîné, part souvent chasser avec Ernie dans les forêts et les marécages qui bordent leur propriété, il fait preuve d’un talent certain à la carabine et montre tout autant d’enthousiasme à pêcher. Bill, bien plus jeune, se réfugie souvent dans la cuisine de Rosemary. Désormais plus grand et plus fort que son père, Jimmie n’a plus grand chose à craindre de ses coups, mais en grandissant, l’ado rebelle devient lui aussi plus dur et finit par s’enrôler pour partir au Vietnam, sans doute pour échapper à l’atmosphère familiale délétère. Hélas, il y laissera la vie, soufflé par un jet brûlant de napalm destiné pourtant à l'ennemi. Bill et sa mère se retrouvent désormais seuls face à John, Jimmie ne pourra plus jamais prendre soin d’eux et les protéger. Mais pour Bill, son frère n’a pas complètement disparu, son esprit rôde dans la forêt où il aimait chasser, son image hante encore ses rêves de manière tellement prégnante et la nuit venue, alors que la faible lumière du réverbère de la cour peine à déchirer l’obscurité, il lui semble entendre sa voix l’appeler depuis les ténèbres. 

    Roman délicat par la fine description de ses personnages et par son écriture d’une grande sobriété, Wisconsin se révèle sur le fond moins aisé à appréhender en raison de sa brutalité et de sa violence psychologique. Loin de toute forme de misérabilisme, le récit, bien au-delà de se dureté, relève d’une certaine manière de la leçon de philosophie. Sans jamais  se complaire dans le déterminisme social, il en mesure les effets, décrivant sa mécanique implacable, notamment la propension des êtres humains à reproduire les erreurs et les schémas familiaux… pour mieux s’en extraire par la suite. Wisconsin est une leçon de vie à lui tout seul, il nous enseigne que l’on peut puiser une certaine force dans la douleur, mais qu’il est bien difficile de surmonter ses difficultés sans l’aide des autres. Aussi antipathique soit-il, John Lucas ne fait que reproduire le schéma paternel auquel il a été confronté durant son enfance, le seul qu’il ait connu et qui soit pour lui un repère. Sa capacité à enfiler des oeillères ne le distingue ni plus ni moins du commun des mortels et sa veulerie ne fait que masquer son propre désespoir face à l’échec patent de sa vie. Mais la plus grande erreur de John Lucas c’est de ne pas avoir eu le courage d’accepter l’aide des autres. Ainsi, ce roman, sombre par bien des aspects, est une leçon de vie à la fois douce et amère, qui transpire d’une humanité sincère et qui, sans jamais se montrer moralisateur ou impudique, trace un chemin qui se conclut par une note lumineuse. Voilà un roman profondément humain et empathique, d’une sobriété exemplaire et d’une profondeur rarement atteinte.