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lundi 12 février 2018

Les gens de Holt county, de Kent Haruf

Décédé en 2014, l’auteur américain Kent Haruf est longtemps resté confidentiel, mais l’adaptation de son dernier roman au cinéma (Nos âmes la nuit, 2017) lui a cependant donné un petit regain de notoriété. Originaire de l’état du Colorado et très attaché à sa terre natale, Kent Haruf est un écrivain du terroir, qui aime raconter la vie pas toujours simple des petites gens de son pays, leurs peines et de leurs tracas, avec une sensibilité et une justesse qui ne sont pas sans rappeler un certain Larry McMurtry. J’ai très honnêtement déjà beaucoup évoqué cet auteur sur ce blog, mais une petite piqûre de rappel me semble appropriée tant cet écrivain mérite d’être découvert et apprécié à sa juste valeur.

    Troisième roman de l’auteur à être traduit en français, Les gens de Holt county fait suite à l’excellent Le chant des plaines, chef d’oeuvre de délicatesse et de retenue dans lequel le lecteur découvrait la petite ville de Holt et de ses habitants. Parmi cette galerie de personnages foncièrement attachants : les deux frères McPheron et leur ranch perdu au milieu des plaines, Guthrie et ses deux garçons, Ike et Bobby, mais aussi et surtout la jeune Victoria Roubideaux, tout juste 19 ans, sur le point d’accoucher de son premier enfant. Tous sont à nouveau au coeur des Gens de Holt County, mais viennent s’y ajouter de nouveaux protagonistes, qui permettent à ce roman d’être autre chose qu’une simple suite, une vision enrichie de l’histoire et de la vie à Holt.  Victoria et sa petite fille ont donc quitté le ranch des frères McPheron, la jeune fille pourra  désormais poursuivre ses études à l’université tout en élevant la petite Katie dans des conditions acceptables. Raymond et Harold se retrouvent donc à nouveau seuls au ranch, mais gardent le contact avec Victoria pour qui les deux frères font littéralement offices de soutien familial. Guthrie et ses deux garçons viennent de temps en temps leur donner un coup de main, pour leur soulager la tâche et leur tenir compagnie. A Holt, Rose, l’assistante sociale du comté, tente d’aider une famille démunie. Luther et Betty, élèvent leurs deux enfants dans un vieux mobil-home défraîchi, sans travail ils vivent de bons alimentaires et des soins de l’assistance publique. Ils tentent d’appliquer les recettes simples et pleines de bon sens de Rose pour joindre les deux bouts, mais l’arrivée de l’oncle de Betty, un homme violent, alcoolique et peu respectueux des femmes met en péril ce fragile équilibre ; les parents se révélant incapables de protéger leur deux progénitures des accès de violence de cet homme malsain et dangereux. A quelques encablures de là, le jeune DJ vit avec son grand-père à la suite du décès de sa mère. Taciturne mais sérieux et travailleur, il tente de concilier ses obligations scolaires tout en prenant soin de son grand-père vieillissant, assumant des responsabilités qui ne sont pas celles qui devraient échoir à un garçon de son âge. Pris en affection par sa jeune voisine, qui élève seule ses deux filles à la suite du départ de son mari pour l’Alaska,  tous les quatre vont se soutenir mutuellement le jour où le mari en question décide de ne plus jamais revenir à Holt.

A la suite de ce bref résumé, sombre et en apparence désespéré, j’en vois déjà certain qui filent dans la direction opposée à brides rabattues, persuadés que Kent Haruf n’est autre que la réincarnation américaine d’Emile Zola et de Charles Dickens confondus (Oliver Twist, sors de ce corps). Mais c’est bien mal connaître le travail de l’écrivain américain, Les gens de Holt county n’a rien du récit larmoyant auquel on aurait pu s’attendre, Kent Haruf ne cherche pas à faire pleurer dans les chaumières mais décrit sans concessions les conditions de vie au coeur des hautes plaines, loin des grands villes affairées et des centres de décisions politiques et économiques. La vie y est rude, voire rustique, avec son lot de détresse et son cortège de galères. En plus d’une misère économique réelle, on perçoit en écho une certaine misère affective, liée à la solitude et à l’isolement. Celle des deux frères McPheron est profondément touchante alors que leur attitude respire la bonté et la bienveillance, leur solitude atteint le lecteur au plus profond de son être. Et alors même qu’elle résonne comme une fatalité, un peu d’espoir vient illuminer ce tableau magnifique et c’est là le grand talent de Kent Haruf, que de nous faire espérer en un avenir meilleur et plus lumineux. Simplicité de l’écriture, à la fois belle et sans fioritures, narration claire et limpide, personnages extrêmement bien définis,  touchants d’humanité et de sensibilité (oui oui, même les salauds comme Hoyt sont des personnages bien campés et extrêmement bien écrits).... le tout avec une économie de mots et de moyens qui frôle le génie, du grand art tout simplement.

samedi 27 janvier 2018

Black America : Une colère noire de Ta-Nehisi Coates

J'ai commencé à écrire dans ce blog sur une colère italienne, une rage impuissante mais qui devait s'exprimer. En voici une autre, américaine.

Un jeune homme noir est abattu par un policier, et peu après ce dernier est acquitté. Un garçon de 15 ans, noir aussi, mais qui a grandi dans un environnement assez préservé, est bouleversé. Son père, qui a grandi à Baltimore, qui a connu la culture du ghetto, puis l'épanouissement intellectuel, décide alors de lui expliquer ce que ce que signifie être Noir aux États-Unis, à défaut de pourvoir trouver les mots de consolation. Viennent ensuite plus de 150 pages denses d'une colère froide, qui vous envoie toute la violence ordinaire de l'Amérique au visage, qui décortique le racisme ordinaire, la ségrégation invisible et pourtant omniprésente, le fossé infranchissable entre Noirs et Blancs, ceux qui vivent dans la peur et ceux qui vivent dans le Rêve de ceux qui se disent Blancs, inaccessible à ceux à qui on assigne la couleur noire, en fin de compte.
Le grand mérite à mes yeux de Ta-Nehisi Coates est de rapporter le racisme au corps, à la chair humaine, de rendre palpable le déni d'humanité dont la communauté afro-américaine souffre, et de la peur littéralement viscérale qui habite tous les Noirs de l'Amérique du Nord, cette évidence tragique de ne pas pouvoir non seulement se défendre, mais également défendre ceux qu'ils aiment.
Très personnelle, son analyse n'en est pas moins emblématique d'un état d'esprit qu'il nous est difficile de comprendre, car il nous manque une expérience essentielle et incontournable. Cette expérience est celle de l'esclavage, de la négation de l'humanité de l'autre. Et la blessure est entièrement, complètement, totalement ouverte. Elle imprègne partout aujourd'hui la société américaine, conditionne les réactions, alimente les innombrables non-dits, les tabous. Elle a fait naître des peurs dont nous n'avons aucune idée de l'ampleur.
Ce livre est effrayant à bien des égards, non par les faits qu'ils relatent et que connaissent tous ceux qui s'intéressent un peu à l'autre côté de l'Atlantique, mais par les angoisses profondes et les peurs inextinguibles qu'il révèle, et qui nous explique pourquoi la société étasunienne ne sera jamais une société de métissage, et qu'elle porte en elle une violence que nous avons du mal à imaginer en Europe, une violence entre races mais aussi au sein de la communauté noire elle-même. Car un autre mérite de ce livre est de montrer toute la complexité de cette communauté qui n'est une et unie qu'aux yeux des autres et dans des moments tragiques, Une communauté d'individus aux aspirations très diverses et parfois contradictoires, traversée de violences à la hauteur de celles qu'elle subit.
Ta-Nehisi Coates ne livre pas ici un essai fouillé, une étude sophistiquée, ni même une démonstration claire, mais un témoignage dont on sent qu'il vient d'une réflexion longuement mûrie, une colère peut-être noire, mais surtout froide, analytique.Une colère devant le racisme, mais aussi devant cette peur envahissante et paralysante. Une colère en forme de long et profond cri d'amour pour son fils. Une colère qui porte au combat. Une colère qui revendique la dignité humaine.