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lundi 11 décembre 2017

Uchronie féministe : Mes vrais enfants, de Jo Walton

Depuis la publication en 2014 du très remarquée Morwenna, récompensé par les trois prix les plus prestigieux de la F&SF (Prix Hugo, Nebula et British fantasy award), l’écrivaine britannique Jo Walton fait désormais partie des auteures qui comptent dans le paysage des littératures de l’imaginaire. Mais plus intéressant encore, ses romans ont très rapidement dépassé les frontières de genres, s’adressant tout autant aux amateurs de fantasy et de SF qu’aux lecteurs de littérature générale. Cette porosité tout à fait bienvenue est liée bien évidemment à une politique éditoriale parfaitement bien pensée, mais aussi et surtout à la qualité et au caractère universel des thématiques qui traversent l’oeuvre de Jo Walton : l’enfance, la famille, l’évolution de la société et de ses moeurs….  sans compter que les éléments disruptifs de ses récits ne sont toujours que très faiblement mis en avant, à peine esquissés et toujours amenés par petites touches discrètes. On est très loin des récits de science fiction hard science ou d’heroic fantasy brutale, qui plongent immédiatement le lecteur dans un univers où il devra élaborer rapidement de nouveaux repères… quitte à en perdre en route un certain nombre. Et le fait est que la technique fonctionne à merveille, nombre de lecteurs de Morwenna n’ont sans doute   réalisé que très tardivement qu’il s’agissait d’un roman de fantasy, de même, Mes vrais enfants ne laisse pas entrevoir avant une bonne soixantaine de pages qu’il s’agit d’une uchronie, si bien que le lecteur néophyte a déjà eu le temps d’entrer dans l’histoire avant de devoir digérer les éléments les plus déstabilisants  du récit. Nous n’irons pas jusqu’à affirmer que la technique est parfaitement nouvelle, mais Jo Walton l’exploite ici avec beaucoup de talent.

Mes vrais enfants est donc à la fois une uchronie et le récit des vies parallèles de Patricia, alias Patsy, Pat ou même Tricia suivant le contexte. Deux destins donc pour un seul et même personnage. Née durant l’entre-deux guerres, Patricia est issue de la classe laborieuse, mais réussit à force de travail à intégrer l’un des prestigieux collèges d’Oxford. Hélas pour les femmes, l’égalité des sexes n’est pas encore à l’ordre du jour et au lieu de poursuivre une carrière universitaire prestigieuse, ce qu’elle aurait pu faire si elle avait été un garçon, elle doit se résoudre à devenir simple enseignante dans une école pour filles. Mais avant d’intégrer son nouvel établissement dans le nord de l’Angleterre, Patricia fait la rencontre de Mark, brillant étudiant au destin tout tracé avec qui elle noue une idylle purement platonique, mais qui les conduits tous deux sur le chemin du mariage. Après quelques années de séparation, à peine ponctuées de rares retrouvailles mais de multiples lettres d’amour, Mark, dont les résultats n’ont finalement pas été à la hauteur de ceux escomptés, se résout à demander Patricia en mariage. C’est cette demande qui fait office de point de bascule, durant une fraction de seconde la jeune femme hésite, suivra-t-elle le destin de Tricia, qui épousera Mark et découvrira la véritable nature de cet homme qui la rendra profondément malheureuse, ou bien suivra-t-elle le destin de Pat, qui renoncera à l’homme  qu’elle croit aimer par dessus tout, mais se construira une vie épanouie et émancipée, à l’avant-garde du combat des femmes pour leurs libertés.  Dans ces deux chemins de vie, les enfants joueront un rôle considérable, jusqu’à ce que ses deux destins se confondent.

Jo Walton nous raconte donc alternativement les deux vies de Patricia, selon deux lignes temporelles qui pourraient paraître similaires, mais qui en réalité divergent sur de nombreux points, mais reconnaissons tout de même que l’uchronie reste très légère et n’est en aucun cas le point central du roman. Ecrit d’une plume simple et élégante, qui rend la lecture très fluide, Mes vrais enfants vaut surtout pour la justesse de ses personnages tout en nuances et dont le double destin permet d’explorer toutes les facettes des possibles ; c’est bien là toute l’originalité et l’intérêt du roman que de mettre en exergue et en comparaison ces deux vies. Ainsi le roman nous questionne sur les choix que nous effectuons dans nos vies, ceux que l’on regrette, ceux que l’on aurait voulu différents pour donner un autre sens à notre existence. Mais ce sont surtout les thèmes évoqués tout au long du récit qui lui donnent toute sa profondeur : l’amour évidemment, la sexualité (le thème de l’homosexualité a rarement été aussi joliment évoqué, avec force et simplicité), les enfants, le féminisme et la lutte pour les droits des femmes, mais aussi la vieillesse et la maladie. A la fois touchant et universel, Mes vrais enfants fait partie de ces romans qui résonnent encore longuement dans l’esprit du lecteur une fois la dernière page tournée.

jeudi 23 novembre 2017

L'assassin qui venait du zen: Shibumi, de Trevanian

Il est des romans qui divisent les lecteurs en deux catégories, ceux qui adorent et les autres, Shibumi en fait indiscutablement partie, de même que la plupart des romans de Trevanian.  Il faut dire que l’objet est à classer dans les OLNI. Au premier degré, Shibumi peut se lire comme un bon roman d’espionnage plutôt efficace, bien qu’un poil verbeux, au second degré, il se présente comme une critique au vitriol de de l’Amérique et de la société occidentale de manière plus générale. Le problème c’est que Shibumi cache en réalité un troisième niveau de lecture, bien moins facile à appréhender et avec lequel le lecteur peut se sentir quelque peu mal à l’aise, au point d’avoir le sentiment que Trevanian prend ses lecteurs pour de parfaits imbéciles incapables de comprendre son génie (Trevanian, alias Rodney William Whitaker, n’a jamais caché sa misanthropie). De fait, Shibumi ne ressemble à rien de connu, tout au plus pourrait-on rapprocher le roman des écrits de Ian Fleming, pour le côté un peu outrancier (voire parodique) des personnages, mais le reste n’appartient qu’à Trevanian. Ne cherchez aucun réalisme  dans ce roman, car l’auteur américain n’a jamais eu la prétention ni l’envie d’être un nouveau John Le Carré. Ces balises étant posées, intéressons-nous au contenu.

Né à Shangaï, fils d’une aristocrate russe exilée, Nicholaï fait preuve dès son plus jeune âge de capacités étonnantes. Très doué pour les langues, il semble disposer également d’un don inné pour le raisonnement, l’abstraction mathématique et la rhétorique. Alors qu’il est tout juste âgé de 14 ans, un général japonais se prend d’affection pour lui et lui enseigne les rudiments du jeu de Go, pour lequel il semble développer d’incroyables facultés ; au point qu’à la mort de sa mère, le général envoie Nicholaï étudier au Japon, auprès d’un grand maître de Go. Grâce à ces années d’apprentissage, le jeune homme devient un excellent joueur de Go et intègre tous les codes et les usages de la culture japonaise. Mais la seconde guerre mondiale met à genoux le Japon. Son maître meurt d’une longue maladie et Nicholaï, désormais sans attaches et sans patrie, erre dans un Japon dévasté par la guerre et réduit à néant. Quarante ans plus tard, Nicholaï est devenu une légende, le tueur le plus doué de sa génération, capable de se servir du moindre objet comme d’une arme létale, un surhomme qui déjoue avec une facilité déconcertante les plans des plus grandes agences de renseignement du monde et de leurs forces de sécurité. Mais cette fois, la Mother compagnie, cette entité secrète qui contrôle la CIA et de nombreux gouvernements, a décidé de mettre le paquet pour l’éliminer une bonne fois pour toute. Pour cela, elle met tout en oeuvre pour l’atteindre chez lui, dans sa retraite du Pays Basque où il s’adonne au jardinage zen, à la spéléologie et aux joies simples de la contemplation et du Shibumi, cet art qui consiste à percevoir la beauté de toute chose et à en saisir en un seul regard toute l’harmonie.

Déstabilisant, voilà peut-être ce qui caractérise le mieux Shibumi, tant son auteur se plaît à brouiller les repères habituels du lecteur (surtout ceux qui aiment ranger les livres dans des cases). Faux roman d’espionnage empruntant allègrement aux codes du thriller et du roman historique, bourré par ailleurs de références culturelles et de réflexions amères sur la nature humaine, Shibumi est un roman à part, à la fois brillant, irritant et fascinant. Irritant parce que le lecteur ne peut pas se défaire de l’idée que le sieur Trevanian prend ses lecteurs pour des simples d’esprits incapables de détecter l’ironie de ses propos. Tout en affichant un certain mépris pour les littératures de genre, il use et abuse des codes propres au roman d’espionnage et au thriller, au point d’en devenir outrancier, mais sans pourtant sombrer complètement dans la parodie, ce serait trop simple (C’est sans doute très subtil, mais sincèrement un tantinet vexant). Shibumi demeure pourtant un roman fascinant sur bien des points, d’abord parce qu’il laisse apparaître la personnalité complexe de son auteur, mais aussi parce qu’il fait preuve de qualités littéraires remarquables. Ce mélange d’érudition, de critique acerbe, d’humour noir et de pur divertissement font de Shibumi un roman à part, à la fois drôle, intelligent et, en dépit de sa misanthropie, étonnamment attachant.

mardi 7 novembre 2017

Australian flow : Angelus, de Tim Winton

S’il est malvenu, voire franchement mal vu, d’afficher ouvertement ses préférences en matière d’éducation ou d’enseignement (ne le niez pas, chacun à ses petits préférés, le tout c’est de savoir dépasser ces affinités ou ces inclinations naturelles), en littérature il est de bon aloi de choyer ses auteurs favoris, voire même de mettre sur le devant de la scène ses chouchous. Bref, vous l’aurez sans doute remarqué, sur ce blog nous pratiquons ouvertement le favoritisme (voire parfois la mauvaise foi plus ou moins assumée) et nous défendons bec et ongles nos “préférés”. Parmi ces honteux privilégiés, vous aurez peut-être remarqué que Tim Winton, en toute discrétion l’écrivain australien le plus traduit à travers le monde, est savamment mis à l’honneur. Sans pour autant que cela ne devienne une obsession, nous explorons patiemment son oeuvre, émerveillés que nous sommes par ses talents d’écriture, la subtilité de sa description des relations humaines et sa sensibilité à fleur de peau. Alors certes, si Tim Winton est un bon styliste, il n’est à priori pas un architecte adepte des constructions narratives complexes et hyper ambitieuses, il est un artisan du quotidien, un écrivain attaché à la simplicité des choses de la vie, et c’est sans doute cette simplicité très authentique qui réussit à nous toucher immanquablement. Et si, faute d’avoir lu suffisamment l’auteur, nous nous étions légèrement trompés, et si finalement Tim Winton était lui aussi un architecte adepte des constructions complexes ? C’est ce que laisse entrevoir furtivement Angelus, roman choral ou recueil de nouvelles on ne sait trop, un peu des deux sans doute, qui se déroule comme de coutume chez cet auteur du côté de l’Australie occidentale.

Tenter de résumer ou même de condenser le contenu du roman, soyons honnête, relève purement et simplement de l’utopie tant les personnages, les situations et les époques sont différents. Seul point commun, Angelus, cette petite ville imaginaire située au Sud de la grande ville de Perth, dont la vie est rythmée par les activités de son petit port de pêche, l’abattoir local et la vie agricole. Autant dire que pour une grande majorité d’Australiens, Angelus est bien loin de vendre du rêve, tout au plus cette tranquillité infinie invite-t-elle quelques marginaux en quête de finitude et de bout du monde à venir s’installer dans la région ; on a vu mieux en matière de dynamisme démographique. Il se dégage pourtant de ce petit bout de terre une atmosphère étrange, à la fois apaisante et envoûtante, marquée par un spleen doux et coloré d’une lumière de fin d’après-midi hivernal. Il ne se passe pas grand chose à Angelus et suivre l’itinéraire d’un seul personnage aurait probablement quelque chose d’un tantinet ennuyeux, c’est la raison pour laquelle Tim Winton semble avoir choisi la voie du recueil de nouvelles ; chaque récit apporte sa petite pierre à l’édifice, formant au fil du texte une mosaïque qui prend tout son sens et permet d'avoir une vision globale de la vie à Angelus, de la croissance (modérée) de cette petite bourgade et de l’évolution de son microcosme. Mais pour entrer pleinement dans l’oeuvre de Tim Winton, le lecteur doit accepter de perdre un peu pied et d’être ballotté au gré des envie de l’écrivain australien, qui mêle les personnages et les époques avec une science qui ne laisse sans doute rien au hasard. Les personnages se croisent et s’entrecroisent, se répondent, parfois avec des années d'intervalle, les destins se tissent et parfois se perdent en douloureuses tragédies. Des personnages à peine esquissés dans un récit, deviennent centraux dans le suivant, voire plusieurs centaines de pages plus loin. Des thèmes puissants émergent de ce roman, la solitude, la mort, la violence, l’amour, le désir de partir et de voler de ses propres ailes, l’échec des relations familiales (fraternelles ou conjugales), qui marquent toute une vie de leur empreinte indélébile…. C’est beau, c’est poignant et comme souvent dans ce genre de projet, pour peu que la narration soit suffisamment maîtrisée, le tout est infiniment supérieur à la somme des parties.

vendredi 15 septembre 2017

Dans les pas de Salinger : Le fond des forêts, de David Mitchell

Troisième roman de David Mitchell, Le fond des forêts marque une rupture avec l’univers littéraire habituel de l’écrivain britannique, sur le plan thématique aussi bien que sur la forme. Alors que Ecrits fantômes et Cartographie des nuages  s’étaient fait remarquer par leurs constructions narratives complexes et élégantes, ce roman se veut plus simple dans sa narration, plus intimiste et plus proche de son personnage central.


Jason Taylor, âgé de 13 ans, mène une vie en apparence tout ce qu’il y a de plus paisible dans une petite bourgade du Worcestershire, un coin de campagne anglaise comme il y en a tant d’autres, un peu maussade et austère, bien loin de l’agitation de la capitale londonienne. Issu d’une famille aisée, qui loge dans la partie résidentielle la plus cossue du village, Jason est un garçon calme et posé, très légèrement introverti mais doté d’une grande sensibilité. C’est avec une certaine aversion qu’il observe les jeux stupides et inutilement violents de ses camarades, bien obligé d’y participer malgré lui afin d’éviter d’être mis au ban de sa propre classe. Autant dire que sa passion pour la poésie, Jason la cache avec le plus grand soin, publiant ses textes sous pseudonyme dans le petit journal de la commune. Si ses camarades de classe venaient à avoir vent de cette petite activité clandestine, il deviendrait assurément la risée du quartier et subirait quantité d’outrages et de quolibets. D’ailleurs Jason a déjà fort à faire avec ce petit défaut d’élocution qui lui pourrit la vie, ce n’est guère qu’un léger bégaiement, mais il lui cause bien des soucis, notamment en classe lorsqu’il lui faut prendre la parole devant tout le monde. Certains de ses professeurs se montrent compréhensifs, mais d’autres restent inflexibles, laissant même libre cours aux moqueries des autres élèves. La vie de Jason ressemble en réalité à un sport de combat, chaque jour est un nouveau round pour tenter de préserver les apparences et ne pas être l’objet de la vindicte dont font les frais les élèves les moins populaires du collège, l’outrage suprême consistant à être affublé d’un surnom aussi ridicule qu’humiliant. Et puis il y a cette fille très populaire et très jolie, à laquelle il jette des coups d’oeil à la dérobée, sans grand succès il faut bien l’avouer, laquelle semble s’amuser de son petit manège, jouant avec ses sentiments comme on agacerait un jeune chiot à l’aide d’une ficelle.
    A la maison, en dépit des apparences et du train de vie assez confortable de la famille, ses parents se livrent une guerre larvée dont Jason ne saisit pas tous les enjeux. Entre son père et sa mère la tension est palpable et Jason a le sentiment qu’un terrible secret est au coeur de leur animosité, sans jamais qu’aucun des deux n’ose aborder directement la question.


En réalité la vie de Jason Taylor n’est pas tellement différente de celle d’autres enfants de son âge, sans doute est-il un peu plus sensible que la moyenne, plus attentif à la place qu’il occupe au sein du microcosme adolescent, mais alors d’où provient la fascination totale qu’exerce ce roman sur le lecteur ? L’authenticité du récit, à travers lequel David Mitchell a très probablement instillé une grande part de vécu, n’est sans doute pas totalement étrangère à la réussite de ce roman, dont chaque chapitre est construit comme une petite nouvelle qui illustre un passage important d’une année de la vie de Jason (l’année de ses 13 ans pour ceux qui n’auraient pas suivi). Le récit pourrait donc paraître quelque peu elliptique, mais il n’en est rien, l’auteur se focalisant sur l’essentiel et remisant aux oubliettes l’accessoire. Ce vécu ne relève pas de l’anecdote ou de la mise en scène (comme le personnage de Crisin Hershey dans L’âme des horloges), il est au coeur même du projet de l’auteur. Sans égotisme et avec une certaine pudeur, Mitchell dévoile une part de son enfance, dont il sera bien difficile de distinguer dans quelle mesure elle a été romancée. Pour autant, il ne s’agit pas d’une autobiographie, mais bel et bien d’un roman. Cette authenticité, cette absence d’artifices littéraires donnent de la substance au personnage de Jason Taylor, tout autant que l’arrière plan politico-économique, celui de l’Angleterre de Thatcher et de ses découpes sociales à la serpe.  Un livre d’une grande intelligence et d’une grande finesse, dont on se plait à croire qu’il est également l’un des romans les plus intéressants sur l’adolescence, celle de Jason Taylor, que l’on observe au fil des pages grandir et construire sa personnalité avec un certain pincement au coeur tant de nombreux passages du récit entrent en résonance avec notre propre vécu. C’est beau, c’est brillant, c’est du David Mitchell, cet homme est un génie.

jeudi 7 septembre 2017

L'histoire autrement : les enquêtes de Louis Fronsac et de Nicolas le Floch

Le roman, c'est passionnant ! Grâce à lui, on s'envole pour des mondes lointains, on vit plusieurs vies, et, ce que j'aime le plus, on voyage dans le temps. Ainsi deux enquêteurs,  Louis Fronsac et Nicolas le Floch, nés des imaginations fertiles d'un professeur en économie et d'un diplomate, nous emmène dans les contrées lointaines du passé.

Voici donc Louis Fronsac, jeune notaire à Paris,  qui résout des énigmes avec son ami le bouillant Gaston du Tilly au début du 17e siècle. Doté d'un esprit d'analyse que lui envie le jeune Blaise Pascal en personne, anobli par Mazarin après une enquête particulièrement brillante et délicate, il évolue dans un Paris crotté et peuplé de coupeurs de bourses et de gorge. Plongé dès l'enfance dans les aventures (une histoire de ferrets, entre la jeune reine Anne et le bellâtre Buckingham...), Louis Fronsac risque sa vie et plonge dans tous les complots de la fin du règne de Louis XIII et de la régence d'Anne d'Autriche.Il doit également ménager les partis dans une époque où on est soit au cardinal, soit aux princes, et où l'amitié de l'un peut vous entrainer une haine mortelle de l'autre.
Jean d'Aillon brosse de cette période un tableau dur, et s'amuse à tous les clins d'œil. Il connait son nobiliaire par cœur, et vous pose une scène de la vie quotidienne sans anachronisme ni dans les détails matériels, ni dans la psychologie des personnages. On croise tous les protagonistes des frondes, les pires canailles des bas-fonds de Paris, et aussi Charles de Batz et le seigneur de Porteau, le duc d'Enghien, des cryptographes, des parlementaires, le prince de Conti, et tant d'autres. On s'y bat contre des détourneurs de fonds, des bandits de grand chemin, des faux-monnayeurs, et même des mères supérieures vindicatives. Si le style est parfois un peu descriptif et sec, il s'accorde bien avec la rudesse des temps.

Si le 17e siècle vous parait trop âpre, essayez le 18e siècle. Fin du règne de Louis XV : le jeune
Nicolas le Floch, enfant trouvé mais non dépourvu de protecteurs, est éloigné de sa Bretagne natale par son seigneur qui, bien que très attentif à son sort, refuse catégoriquement l'idée même d'un idylle entre son pupille et sa fille. Notre jeune provincial, élevé par les jésuites et clerc de notaire, ne manquant pas d'esprit et de logique, débarque au Châtelet afin d'y devenir lieutenant de police sous la houlette du lieutenant général de police Sartine. Entouré de ses amis, le marquis de Noblecourt, le médecin Secmagus, le premier valet de chambre du roi La Borde, le bourreau Sanson et l'indéfectible lieutenant Bourdeau qui lui apprend toutes les ficelles du métier, il résout sa première enquête avec succès et se voit récompensé par le roi en personne d'un office de commissaire au Châtelet.
Jean-François Parot, avec un style enlevé qui cadre bien avec le 18e siècle libertin, nous emmène dans son univers contrasté entre les bas-fonds et la cour, dans des enquêtes aux multiples rebondissements, où la vie du personnage principal est aussi mouvementée et intrigante que les énigmes qu'il résout au service du roi, et la table nettement mieux garnie que celle du notaire Fronsac ! Car un des plaisirs annexe aux enquêtes tortueuses de Nicolas, ce sont les descriptions des mets et victuailles dont se repaissent nos gentilshommes. Les recettes sont finement détaillées et mettent immanquablement l'eau à bouche ! Là encore l'auteur mêle les figures historiques à ses personnages de papier pour notre plus grand plaisir. Et nous emmène inexorablement au fil des enquêtes, des révélations sur le marquis de Ranreuil (alias Nicolas le Floch) et des scandales de la cour, vers la Révolution... Préférez les livres à l'adaptation télévisée. Cette dernière est bien agréable, mais n'est qu'un pâle reflet des richesses des romans.

Deux époques, deux héros, deux styles, mais un égal plaisir à se retrouver dans un ailleurs pendant la lecture de quelques centaines de pages menées au galop !

Illustrations : L'homme aux rubans noirs, de Sébastien Bourdon (1616-1671), musée Fabre (Montpellier), via Wilimedia Commons - Nicolas Le Floch, incarné par l'acteur Jérôme Robart dans la série télévisée adaptée des romans de J.-F. Parot.

mercredi 6 septembre 2017

La guerre selon Svetlana

Svetlana Alexievich est biélorusse, journaliste au très long cours, et prix Nobel de littérature. C'est une bonne carte de de visite pour entrer dans un livre qui s'intitule Œuvres et qui regroupent trois de ses grands récits.
 Sa méthode est simple et délicate : elle enquête longtemps, accumule les entretiens avec de nombreux témoins et nous restitue ensuite ces paroles comme autant de petits points sur un tableau impressionniste. Que ce soient les femmes vétérantes de l'URSS en guerre contre les Allemands, ou les souvenirs des enfances brisées pendant cette même guerre, Svetlana nous emmène dans l'intime des personnes, dans leurs traumatismes et leurs souvenirs terribles. Svetlana, on l'appelle par son prénom car elle sait créer cette confiance qu'on accorde à un proche à qui on va révéler ce dont on ne parle jamais car c'est trop triste, trop horrible, trop douloureux, trop intime, trop violent, mais que pourtant on a à cœur un jour de transmettre.
Dans "La guerre n'a pas un visage de femme", elle nous parle des vétérantes de la seconde guerre mondiale, des jeunes filles qui se sont engagées par patriotisme, qui sont devenues redoutables tireuses d'élite, infirmières au front, mécaniciennes, servantes de batterie, aviatrices, éclaireuses... qui ont été de tous les combats, même les plus durs. Elles ont une mémoire de la guerre différente de celles des hommes, derrière qui souvent elles s'effacent.
Car au lieu d'être accueillies en héroïnes après la victoire, elles ont dû faire face à une certaine hostilité, à une longue défiance. Beaucoup sont restées célibataires, ont enfouies leurs récits et leurs angoisses au fond d'elles-mêmes. Elles ont porté leurs blessures comme un calvaire et non comme les preuves de leur gloire combattante. Elles faisaient partie de cette race hybride entre hommes et femmes, supposées avoir perdue leur féminité au combat.
Les "Derniers témoins" sont ces hommes et ces femmes qui, quand la guerre a éclaté en 1941, avaient entre 3 et 13 ans, ont vu leur monde voler en éclats, le départ du père, la disparition soudaine de la mère, toutes les atrocités du front de l'Est où un massacre comme Ouradour-sur-Glane s'est perpétré dans des dizaines de villages.
Certains de ces enfants ont subi les bombardements, d'autres ont vu leur mère torturée, pendue, ont rejoint dès leur plus jeune âge les partisans, ont été recueillis dans les maisons d'enfants, ont crevé de faim ou ont été déportés dans les camps de concentration. Il leur a fallu se reconstruire sur des champs de ruines physiques et psychologiques, grandir très très vite. Plus encore que dans les récits des vétérantes, qui au moins gardaient la satisfaction du devoir accompli, toute l'atrocité de la guerre passe dans leurs yeux enfantins, incompréhensible.
Svetlana Alexievich à l'université de Kiev en 2016 - CC BY-SA Sergento

Svetlana Alexievich arrive même à rendre palpable l'invisible, en recueillant les témoignages d'une tragédie qui n'est pas une guerre comme les autres, car elle se déroule contre un ennemi insaisissable : les radiations de la catastrophe de Tchernobyl. "La supplication" s'ouvre sur l'histoire d'un jeune pompier de Tchernobyl, dont l'agonie est racontée par sa jeune épouse. On y trouve tous les ingrédients de la catastrophe : soudaineté imprévisible de l'événement, déni des autorités, secret, incompréhension de ceux qu'on va bientôt évacuer, et puis le terrible mal des rayons qui vous tue de l'intérieur et qui contamine l'entourage. 
Et c'est la litanie des habitants de Pripiat déracinés, des babouchkas des villages environnants arrachées à leur terre, des liquidateurs et des soldats appelés à la rescousse sans connaître les dangers, des mères d'enfants malformés, des chasseurs, des pilotes d'hélicoptère... C'est le chant de la rumeur d'autant plus forte et plus folle qu'on ne voit rien, qu'on ne comprend pas, qu'aucune autorité n'explique la réalité de cette mort invisible.

Svetlana Alexievich nous donne à voir un réel sensible à travers le factuel, qui nous emporte dans une déferlante d'empathie. Avertissement aux âmes sensibles : les témoignages sont bouleversants, car c'est au cœur de la douleur que nous emmène la journaliste.

dimanche 2 juillet 2017

Polar rural : Seules les bêtes, de Colin Niel

Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas lu de roman policier francophone, je pense que le dernier en date devait être Le boucher des Hurlus de Jean Amila, que j’aurais dû chroniquer si j’avais été un peu moins dilettante. A la réflexion, il ne s’agissait d’ailleurs pas à proprement parler d’un polar, bien qu’il fut publié en son  temps dans la collection Série Noire, pas plus que Seules les bêtes n’est lui-même un roman policier stricto sensu. J’en vois déjà au fond de la classe qui s’agitent et se demandent s’il vont pouvoir s’éclipser avant la fin car, c’est bien connu, nous n’écrivons que des bêtises sur ce blog. D’ailleurs c’est marqué sur l’étiquette qu’il s’agit d’un roman policier et même que Colin Niel a été à de multiples reprises récompensé pour cet ouvrage (le roman a reçu le prix Quais du polar et le prix Landerneau). Na ! Oui bon, ben il va falloir par conséquent se montrer un tantinet moins lapidaire pour que vous puissiez saisir mon point de vue. Donc restez, j’explique, ça ne durera que 5000 signes et c’est sans douleur.

Contrairement à ses romans précédents, qui se déroulaient en Guyane où l’auteur a longtemps séjourné, il faut se diriger vers le Causse pour situer l’action de Seules les bêtes (pour ceux qui ne sauraient pas, c’est une région qui se situe à cheval entre la Corrèze, le Lot, la Lozère et l’Aveyron. Si vous visualisez le plateau du Larzac, vous y êtes), une région donc agraire tournée essentiellement vers l’élevage et dont la population est vieillissante. En temps normal, le coin est plutôt calme et, nonobstant les révoltes d’éleveurs de brebis durant les années 70, on y envoie rarement des cars de CRS. Sauf que la disparition de la femme d’un riche homme d’affaire local met la police en émois, d’autant plus qu’en dépit des recherches intensives, le cadavre n’a toujours pas été retrouvé. Autant dire que les enquêteurs n’ont pas l’ombre d’une piste. D’ailleurs, de l’enquête officielle nous ne saurons rien puisque les flics sont les grands absents de ce roman ; tout au plus croise-t-on un gendarme au détour d’un chapitre. Seules les bêtes est en réalité un roman à cinq voix, si on était dans le coup on parlerait de roman choral ou polyphonique, enfin bref, vous voyez de quoi il s’agit sans faire d’effort démesuré. Chaque chapitre est donc consacré à un personnage dont le destin, cela va de soi, est intimement lié à celui de ses coreligionnaires. Pour préserver le suspense, on évitera donc d’en révéler davantage sous peine d’éventer ce qui fait, en grande partie, l’intérêt de ce roman. Le procédé aurait pu paraître artificiel, mais il se justifie parfaitement dans la mesure où le roman ne s’intéresse en aucune manière à l’enquête et encore moins aux procédures policières. Il permet donc de faire progresser l’intrigue par empilement d’indices, sous l’éclairage du vécu de chaque personnage. Colin Niel pousse même l’exercice plus loin en usant du récit à la première personne, adoptant pour chaque personnage un style (très oral) différent suivant son origine sociale ; et le moins que l’on puisse dire c’est que le procédé est d’une efficacité redoutable.

    Plus qu’un polar au sens classique du terme, Seules les bêtes est donc un roman sur la ruralité, sur la solitude et la détresse paysannes dans une région qui se dépeuple inexorablement. La solitude de ces hommes ou de ces femmes qui se retrouvent de plus en plus isolés dans leur campagne, vivent sans conjoint pour partager leur quotidien ou bien encore croulent sous le poids des dettes et de la charge de travail. La tonalité du roman reste donc assez sombre et un brin pessimiste dans sa première partie avant que le récit ne bascule dans un registre un peu différent afin de révéler dans un chapitre final assez étonnant les clés de l’intrigue.

dimanche 25 juin 2017

Retour au pays : Les désorientés, d'Amin Maalouf

Est-il bien nécessaire de présenter ici l’écrivain et académicien d’origine Libanaise Amin Maalouf ? Question purement rhétorique à laquelle nous ne répondrons que ceci : si vous n’avez jamais lu la prose de cet immense écrivain, dépêchez-vous de vous procurer Les jardins de lumière, Léon l’Africain ou bien encore Samarcande. C’est un ordre !  Publié en 2012, Les désorientés est le dernier roman en date d’Amin Maalouf, mais aussi et surtout son oeuvre la plus personnelle. L’auteur s’éloigne donc du roman historique, qui a en grande partie contribué à son succès, pour nous offrir une oeuvre plus intime, une déclaration d’amour au pays qui l’a vu naître et qu’il a dû quitter lors du conflit qui embrasa le Liban au milieu des années soixante-dix.

    L’amitié et l’exil (ou plutôt le déracinement) sont au coeur de ce roman alimenté par une profonde nostalgie et dont on se demande dans quelle mesure il est autobiographique. Adam, âgé d’une cinquantaine d’années, historien reconnu, vit depuis vingt cinq ans à Paris. Depuis, il n’est jamais revenu dans son pays natal, le Liban. Jusqu’au jour où il reçoit l’appel d’un de ses amis de jeunesse, Mourad, sur le point de mourir d’un cancer et avec lequel il s’était croyait-il définitivement brouillé. Mais face à l’insistance de son ami, Adam décide de faire le voyage jusqu’au Liban afin de l’accompagner dans les derniers moments de sa vie. A son arrivée au Liban, Adam apprend que Mourad est déjà mort. Pris par la nostalgie du retour, il décide néanmoins de rester sur place, histoire de profiter de cette parenthèse pour se ressourcer. Alors, désormais envahi par les souvenirs, que les odeurs, les paysages et la langue font remonter à la surface, Adam prend la décision de renouer le contact avec ses amis et d’organiser une réunion de vieux camarades. Certains sont restés au pays, d’autres ont choisi l’exil et se sont dispersés au quatre coins du monde, quelques-uns sont morts, laissant un grand vide dans le coeur de leurs amis.

    Les désorientés n’est pas à proprement parler un roman polyphonique, car il est bien trop centré sur le personnage d’Adam, mais la construction narrative choisie par Amin Maalouf, qui alterne successivement le récit à la troisième personne, des extraits de son journal intime, ainsi que sa correspondance avec ses amis, permet de multiplier les points de vue et de donner davantage de force à un récit qui aurait pu se montrer trop linéaire. Mais si Les désorientés joue allègrement la carte de la  fibre nostalgique, ce n’est pas uniquement pour le plaisir de tirer quelques larmes au lecteur, mais pour évoquer de manière indirecte l’histoire récente du Liban, de cette guerre qui a mis à terre un pays qui demeurait jusqu’à lors la perle du Levant. Des souvenirs d’enfance aux soirées entre amis sur la terrasse de la maison de Mourad, en passant par les amours perdus ou l’histoire familiale, c’est tout le passé de ce Liban perdu qui ressurgit alors qu’on le croyait profondément enfoui. On découvre sa géopolitique complexe, liée notamment à la mixité confessionnelle d’un pays que l’on pensait plus tolérant et ouvert qu’il ne l’était en réalité (ou qu’il aurait pu être s’il n’avait pas été cerné par la Syrie et Israël), sa culture riche et sophistiquée, mais également ses démons, à l’origine d’un conflit dont plus de trente ans après les secousses continuent de faire trembler la société libanaise. Plus que l’histoire personnelle de ces vieux amis qui retrouvent leurs origines (et donc leur intégrité culturelle), Les désorientés pose des questions essentielles sur l’exil et le déracinement ; et à ceux qui seraient tentés de croire que l’on peut du jour au lendemain tirer un trait sur son passé, oublier sa famille, ses amis et ses racines, Amin Maalouf répond par la négative, infusant dans son récit une nostalgie et une mélancolie qui agissent, aussi surprenant que cela puisse paraître, comme un baume. Oui, vous pourrez vous construire une nouvelle vie n’importe où dans le monde, mais jamais vous ne vous sentirez chez vous comme dans votre pays natal, entouré par vos amis, les yeux posés sur les paysages dans lesquels vous avez grandi et assailli par les odeurs et les saveurs qui ont marqué votre enfance. La leçon pourrait apparaître comme une évidence, mais ce sont souvent les choses les plus simples qui renferment le plus de force.

jeudi 1 juin 2017

Fantaisie britannique : L'âme des horloges, de David Mitchell

Quatre ans que les fans de David Mitchell attendaient une nouvelle traduction d’un roman de l’écrivain britannique le plus en vue de sa génération, depuis la publication des Mille automnes de Jacob de Zoet, formidable roman historique qui lorgnait très légèrement sur le fantastique. Depuis, c’était silence radio aux éditions de L’Olivier, alors que l’auteur avait publié outre-manche The bone clocks (2014) et Slade House (2015). On était donc en droit de s’inquiéter tout en élaborant des théories défaitistes sur le manque d’abnégation et l’absence de courage des éditeurs français face aux ventes trop timides de leur poulain (point de vue typique du lecteur totalement déconnecté des réalités économiques du secteur éditorial). Le cheval de course se serait-il transformé en vieux poney Shetland asthmatique ? Mystère, toujours est-il que L’Olivier semble à nouveau croire en la bonne étoile de David Mitchell, tout en essayant de se raccrocher aux branches les plus solides, en témoigne le bandeau promotionnel qui accompagne le livre et surfe allégrement sur le succès (littéraire et cinématographique) de Cartographie des nuages. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas d’une critique, il faut bien rafraîchir la mémoire des lecteurs, qu’ils ont parfois fort courte, en utilisant les techniques commerciales les plus évidentes. Non, ce qui est fort dommage c’est que le public se montre aussi inconstant et volage, au risque de voir certains auteurs étrangers disparaître du paysage littéraire francophone, faute de lecteurs suffisants pour assurer le coût d’une traduction. Phénomène bien connu des amateurs de science-fiction, qui attendent désespérément la traduction d’oeuvres importantes (au hasard The baroque Cycle de Neal Stephenson), mais devront nécessairement se faire une raison : pas assez de lecteurs potentiels pour justifier le risque économique que représente une traduction. Observez également l’ouverture de la collection Lunes d’encre aux auteurs francophones, certes l’arrivée de manuscrits de langue française de qualité a certainement oeuvré en ce sens, mais ne nous voilons pas la face, les impératifs économiques y ont également largement contribué. Dont acte !

Mais revenons à l’essentiel, à savoir l’arrivée de ce nouveau roman de David Mitchel sur les étals des libraires, un pavé comme il se doit, auréolé du prestigieux World Fantasy Award, qui fleure bon le mélange des genres à la manière de Ecrits fantômes ou Cartographie des nuages. Après avoir exploré des narrations plus linéaires, Mitchell revient donc aux constructions sophistiquées de ses premiers romans, multipliant les arcs narratifs, les personnages et les époques, mais sans pour autant sombrer dans le piège de la répétition (même si l’on retrouve quelques traits caractéristiques de son oeuvre).

    Commençons tout d’abord par évacuer une question fondamentale, L’âme des horloges est un roman relevant du fantastique, même si comme à son habitude, et en bon marionnettiste, Mitchell brouille les pistes et n'hésite pas à utiliser d’autres codes à loisir (thriller, science-fiction, chronique familiale). Cet épineuse question étant réglée (je suis ironique si je veux), intéressons-nous au contenu, qui se présente sous la forme d’un récit choral dont le personnage central n’est autre qu’une certaine Holly Sykes, jeune fille d’une quinzaine d’années vivant dans une petite ville non loin de Londres. Expliquons-nous avant que certains ne prennent la fuite, L’âme des horloges est bien un roman choral, mais Holly Sykes tient une importance capitale dans chacun des récits qui le composent, à la manière des poupées gigogne, les récits s'emboîtent et s’entremêlent. Holly est le fil directeur autour duquel l’auteur compose la savante architecture de son oeuvre, il n’est donc guère étonnant qu’il s’agisse du personnage qui débute et qui clôt le roman. Donc Holly est une jeune fille un peu rebelle, fille d’un couple de tenanciers de pub, qui, à la suite d’un chagrin d’amour et d’une discussion un peu houleuse avec sa mère, décide de fuguer plus ou moins temporairement. Durant son errance, la jeune fille fait d’étranges rencontres qui semblent résonner avec les voix qu’elle entend depuis sa petite enfance et cet étrange don qui lui permet de deviner beaucoup de choses à l’avance. Et puis il y a son étrange petit frère, étonnamment sage et mature pour son âge, un adulte en miniature, coincé dans un corps d’enfant et qui semble évoluer hors du temps. Alors cette mystérieuse femme au bord de la rivière, qui semble tout connaître d’elle et lui pose d’étrange questions, est-ce à nouveau un tour de son esprit tourmenté ou bien un être doté de pouvoirs surnaturels ? Changement de décor dans le second récit, avec Hugo Lamb, jeune loup issu des classes supérieures de la société britannique. Etudiant à Cambridge, Hugo a les dents qui rayent le parquet, un sens moral plus que douteux, mais un physique de jeune premier qui lui permettent largement de compenser auprès de la gent féminine. En vacances dans une
station de ski Suisse, Hugo fait la rencontre de Holly Sykes, désormais âgée d’une vingtaine d’années et qu’il trouve fort à son goût, quoiqu’un peu déplumée. Mais la jeune femme résiste à son charme ravageur, se refusant à lui, se dérobant à la moindre occasion. Marquée par la disparition subite de son jeune frère, Holly se méfie des énergumènes du calibre du jeune britannique… jusqu’à un certain point. Pourtant, malgré une nuit d’amour partagé, Hugo cède aux sirènes d’un certain A. Pfenninger, un homme à la prestance imposante, chef d’une société secrète, les Anachorètes, dont les membres semblent échapper aux outrages du temps et possèdent d’étonnants pouvoirs psychiques.
Acte trois avec Ed Brubeck, ancien ami d’enfance, devenu désormais le compagnon de Holly. Ed est reporter de guerre, un défoncé du boulot et un accro à l’adrénaline, la guerre c’est sa vie et Holly l’accepte mal, surtout depuis qu’ensemble ils ont eu cette merveilleuse petite fille nommée Aoife (prénom irlandais issu du gaélique qui signifie Eve). Le couple connaît sa pire crise au moment où l’enfant de cinq ans, disparaît en plein milieu d’un mariage, rappelant la triste disparition du jeune frère de Holly de longues années auparavant. Aoife sera finalement retrouvée (grâce aux fameuses intuition de Holly), non sans avoir au passage fait la rencontre de Désirée Constantin, qui n’est autre que le bras droit d’un certain A. Pfenninger.
Acte quatre. Crispin Hershey, écrivain sur le déclin, longtemps surnommé “l’enfant terrible” des lettres britanniques (tiens tiens, un peu comme un certain David Mitchell), aura lui aussi une incidence sur la vie de Holly Sykes, entre temps devenue auteur d’un livre à succès. Crispin et Holly (désormais veuve) se croiseront à de multiples reprises sur des salons littéraires et finiront par forger une amitié solide, malgré le caractère entier, voire franchement désagréable, d’un Crispin Hershey qui peine à encaisser sa baisse de popularité.

"Le plan A consistait à alerter la Terre entière par la poésie. Mais c'est un échec. Il va donc falloir passer au plan B."

L’essentiel de l’intrigue étant désormais dévoilée, le lecteur aura compris que Holly, personnage central du roman, se retrouve bien malgré elle au coeur d’une bataille séculaire, qui oppose depuis plus de deux siècles les Horlogers et les Anachorètes, des immortels aux pouvoirs psychiques considérables, qui se livrent une guerre fratricide. Les premiers tentant par tous les moyens de protéger l’humanité du comportement prédateur des Anachorètes, qui se livrent à une forme de vampirisme psychique pour préserver leur immortalité. Cet enchevêtrement de destins pourrait paraître complexe, mais il est en réalité assez fluide, le roman étant, en dépit de sa taille imposante, facile à lire et véritablement prenant. Le talent de conteur de David Mitchell n’étant évidemment pas étranger à ce plaisir de lecture, on notera que si l’écriture reste d’une certaine élégance, le style est dans ce roman moins travaillé que dans les précédents, plus moderne et plus accessible que par le passé. L’âme des horloges aurait pu être un roman prétentieux, voire même ridicule, si David Mitchell s’était pris au sérieux, mais l’auteur fait preuve d’un recul salutaire, d’une distanciation empreinte de second degré qui évitent au roman de sombrer, ne serait-ce que d’un poil de micron, dans la farce pompeuse. Le personnage de Crispin Hershey, à travers lequel l’auteur se met en scène, en est l’exemple le plus évident, mais avouez qu’il est difficile de prendre au sérieux les membres d’une société secrète appelés Anachorètes de la chapelle du cathare aveugle. Un mot tout de même sur la fin du roman, qui rompt totalement avec le ton initial du récit et se veut plus sombre et plus réflexive, dans une ambiance crépusculaire annonciatrice d’âges difficiles. Cette rupture peut paraître abrupte pour les non initiés, mais les lecteurs de David Mitchell ne seront pas surpris par ce changement de braquet en fin d’ouvrage.

Si L’âme des horloges n’est probablement pas le roman le plus impressionnant de David Mitchell, il n’en demeure pas moins un ouvrage prenant, bien écrit et admirablement construit, auquel il manque toutefois de ce petit supplément d’âme et d’ambition, qui faisait de Cartographie des nuages un véritable petit chef d’œuvre.

jeudi 11 mai 2017

Space Opera basique : L'éveil du Leviathan, de James S.A. Corey

Arghhhh, un roman de space opera grand public écrit par un illustre inconnu (deux en fait puisqu’il s’agit d’un pseudonyme commun), voilà qui devrait faire frémir d’horreur les quelques survivants du cafardcosmique qui traînent de temps à autre leurs guêtres sur ce blog (j’en profite pour vous saluer, ça fait une paye les gars). Oui mais bon voilà, parfois lire un roman grand public, qui ne nécessite aucun effort, un page-turner calibré aux petits oignons par des années d’apprentissage dans des ateliers d’écriture anglo-saxons, ben ça détend le soir lorsque les batteries sont à plat. Bon très honnêtement, l’arrivée d’Actes Sud dans le domaine de la SF m’avait également quelque peu intrigué et j’avais tout simplement envie de découvrir ce qu’un éditeur aussi prestigieux et exigeant avait à nous proposer après avoir eu le nez creux (commercialement) concernant la publication de Silo, énorme succès public s’il en est. Mais soyons honnêtes, avant d’en dire davantage concernant The expanse, ce n’est pas chez l’éditeur arlésien qu’il faudra aller chercher le frisson de la nouveauté, zéro prise de risque et des incursions dans le domaine de la SF que l’on aurait plutôt vu du côté de Bragelonne tant Silo et The expanse font figure d’oeuvres génériques et consensuelles (ouille, je vais encore me faire traiter de connard élitiste). Bref, les éditeurs spécialisés dans la SF n’ont pas d’inquiétude à avoir, ce n’est pas Actes Sud qui viendra leur tailler des croupières dans leur pré carré, même si je conçois que le succès de romans, somme toute assez peu ambitieux littérairement parlant, puisse exaspérer ceux qui tentent depuis des décennies de construire un catalogue de qualité et oeuvrent pour sortir la SF de la niche culturelle dont elle souffre encore aujourd’hui. Mais ne soyons pas aigris et essayons de sortir du schéma élitiste classique consistant à mépriser cordialement le space opera (sauf quand c’est du Iain M. Banks, faut quand même pas pousser) et voyons ce que nous réserve ce The expanse, succès considérable outre-atlantique désormais décliné en série TV (très cheap soyons honnêtes, c’est pas une production HBO).


Doté d’un background qui, à défaut d’être foncièrement original, paraît solide, The Expanse mise sur trois éléments pour constituer le coeur de son récit : l’arrière-plan politique, l’action et ….. et euh c’est tout en fait, bon ok, ça ne fait que deux. On vous avait prévenu, le scénario n’est pas d’une originalité folle, mais il a le mérite d’être efficace. Dans un futur plus ou moins éloigné, l’humanité a réussi à coloniser une grande partie du système solaire, la Terre est désormais surpeuplée (32 milliards d’habitants), sa population est rigoureusement contrôlée et ses ressources sont grandement dépendantes de l’exploitation des matières premières qui se situent sur d’autres planètes et dans la ceinture d’astéroïdes. Mais les relations entre la planète-mère et ses colonies sont très tendues et le système solaire repose sur un équilibre bien précaire entre d’une part les planètes intérieures (Terre, Mars, Vénus et Mercure) et d’autre part les planètes extérieures (principalement la ceinture d’astéroïdes), qui supportent de plus en plus difficilement la pression économique et sociale exercée par les grandes compagnies interplanétaires. Cette guerre froide tient à peu de choses, en réalité une seule, l’interdépendance des uns et des autres vis à vis des ressources exclusives de chaque zone. Mais au sein même des planètes intérieures, les relations entre Mars et la Terre sont loin d’être idylliques et il en faudrait peu pour qu’un conflit éclate au grand jour, juste une petite étincelle. Quelque part du côté de la ceinture, le Canterburry, un transport commercial chargé de ramener d’immense blocs de glace destinés à alimenter en eau les planètes extérieures, capte un signal de détresse en provenance du Scopuli. Mais alors qu’il tente de lui porter secours, le Canterburry est littéralement pulvérisé par un bâtiment de combat furtif d’origine inconnue. Seul, James Holden, le second, et quatre membres d’équipage survivent et prennent la fuite à bord d’une navette, rapidement interceptée par un destroyer martien. Le Donnager aurait dû être en mesure d’assurer leur sécurité, mais ce dernier est lui aussi attaqué par le vaisseau militaire furtif et succombe à l’assaut. Exfiltrés du Donnager en feu, James Holden et ses compagnons se retrouvent donc au coeur d’un conflit qui menace d’embraser le système solaire, les uns accusant les autres d’actes de piraterie ou de provocations caractérisées. Cet arc narratif n’est en réalité pas le seul de The Expanse, puisque le lecteur est invité à suivre l’enquête d’un flic, Miller, basé sur Cérès (principal port spatial de la ceinture), à qui l’on confie la mission de retrouver une jeune femme mystérieusement disparue. Son enquête le mènera étrangement sur les pas de James Holden et d’un mystérieux agent pathogène d’origine extraterrestre.


Une pincée de Philip K. Dick (pour l’aspect conglomérat surpuissant), un poil Kim Stanley Robinson (pour les intrigues politiques), un soupçon de Ken MacLeod (pour l’aspect conflit entre colonies et mère patrie), The Expanse lorgne par son ambiance du côté de Universal War One de Bajram. Mais il y a une référence moins évidente qui transparaît également à travers ce roman, l’enquête de Miller n’est pas sans rappeler Sylvia, le roman d’Howard Fast dans lequel un enquêteur, chargé d’élucider le meurtre d’une jeune-femme, tombe amoureux  d’elle après avoir reconstitué et idéalisé sa personnalité. Contre toute attente, c’est un élément qui fonctionne parfaitement et confère une peu d’humanité à un roman qui se montre relativement peu subtil dans ses développements psychologiques et dans la caractérisation des personnages. En dehors de cet élément, inattendu dans ce type d’ouvrage, The Expanse est un roman plutôt convenu mais pas déplaisant. C’est bien construit (malgré une qualité d’écriture très quelconque), efficace, parfois même intriguant… mais au final on n’en retient pas grand chose. Juste une lecture récréative, loin d’être honteuse, mais que l’on s’empressera d’oublier rapidement. Bref, vous feriez mieux d’aller jeter un oeil sur Sylvia d’Howard Fast, je m’engage à rembourser les déçus éventuels.