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vendredi 30 septembre 2011

SF anarchiste (de droite) : Révolte sur la Lune de Robert Heinlein

Auteur déroutant et controversé, Robert Heinlein est un écrivain dont les contours politiques restent difficiles à cerner. C’est que le personnage ne peut être défini comme un bloc monolithique et chacun de ses romans explore l’une de ses personnalités. Comment expliquer en effet que En terre étrangère ait pu exercer une certaine influence dans les milieux hippies des années soixante alors que Etoiles, garde à vous ! valut à Heinlein les foudres de l’intelligentsia de gauche, qui n’y voyait qu’un roman militariste tendance fasciste. Heinlein était-il schizophrène, adepte du grand écart idéologique ou bien un simple auteur de science-fiction à l’imagination fertile et décomplexée ? Certes, il est toujours délicat d’analyser la pensée d’un auteur à travers le prisme de son oeuvre, mais on a peine à retenir la seconde proposition tant ses romans ressemblent à des essais de politique dans lequel l’auteur déroule sa rhétorique avec parfois la subtilité d’un Maccarthy au meilleur de sa forme (Certains passages de Marionnettes humaines font preuve d’un anti-communisme qui fleure bon la paranoïa aigüe). Dans ses mémoires, Isaac Asimov évoque le cas de son ancien ami et souligne l’influence des épouses successives de Robert Heinlein dans l’évolution de sa pensée politique, notamment celle de sa dernière femme issue d’une famille ultra-conservatrice. L’explication a le mérite d’exister, mais elle paraît hautement insuffisante, je ne saurais trop conseiller aux lecteurs avides d’une théorie plus étayée, de lire l’excellent essai de Hugo Bellagamba et Eric Picholles, Solutions non satisfaisantes : une anatomie de Robert Heinlein, nulle doute qu’ils y trouvent une réponse plus solide.

Durant plus de six cents pages, le lecteur suit le parcours plutôt mouvementé de Manuel Garcia O’Kelly (alias Mannie), un informaticien freelance originaire de Luna city, principale ville de la colonie pénitentiaire de la Lune. Un personnage étrange, un peu falot par certains côtés mais parfois traversé par de brefs éclairs de lucidité. Raisonnablement compétent, il a le privilège d’assurer la maintenance de “Mike” l’ordinateur central qui contrôle l’ensemble des fonctions vitales de la colonie. Doté de capacités de calcul sans égal, Mike n’est pas sans évoquer HAL9000, dans le sens où l’on assiste à l’émergence d’une véritable intelligence artificielle, capable de mener une conversation, d’apprendre, voire de penser de manière indépendante de sa programmation ; tout du moins est-il capable de l’interpréter à sa manière. Au cours de ses échanges avec Mike, Mannie réalise donc que l’ordinateur central développe progressivement une véritable personnalité et qu’ils nouent ensemble une relation d’amitié durable. Cette amitié aura d’ailleurs une influence considérable sur le cours des événements et conditionnera le contournement (voire la trahison) des instructions initiales de l’ordinateur en faveur de ses amis. La colonie lunaire connaît en réalité une grave crise structurelle, le déséquilibre entre hommes et femmes est important, ce qui explique l’établissement d’une société polyandrique, mais surtout les ressources du satellite sont surexploitées car les colons ont des quotas de production agricole à respecter ; chaque jour un catapultage de nourriture est supervisé par l’Autorité lunaire (l’administration imposée par la Terre). A ce rythme, les ressources seront épuisées en un quart de siècle menaçant le fragile équilibre acquis par les pionniers. La contestation gronde plus ou moins chez les colons, ici et là quelques réunions clandestines sont organisées, au grand dam de l’Autorité lunaire, dont les forces sont finalement assez réduites, mais c’est la répression d’un de ses mettings qui déclenchera le processus révolutionnaire. A la suite d’un l’affrontement avec les policiers de l’Autorité, Mannie et deux de ses amis (Wyoming Knot et le Pr de la Paz) se réfugient dans une chambre d’hôtel qui devient l’embryon de leur quartier général. Avec l’aide de Mike, ils imaginent la structure même de la rébellion, les stratégies à mettre en place et les ruses qu’ils pourront employer pour remporter en dépit de leurs faiblesses la bataille contre la Terre. Mike devient en réalité le coordonnateur de la rébellion, il est le seul à en connaître la hiérarchie et l’organisation. L’objectif des rebelles est d’obtenir l’indépendance de la Lune et une redéfinition des relations commerciales entre la colonie et la planète mère.

Révoltes sur la Lune est tout à fait représentatif des lignes de fracture qui traversent l’oeuvre de Robert Heinlein. Soutenu par un discours très fortement influencé par la pensée libertarienne, la première partie du roman est rien moins qu’un condensé du manuel du bon petit révolutionnaire, agrémenté de quelques techniques de guérilla spatiale ; de quoi entretenir la confusion et faire passer Heinlein pour un anarchiste. On pourrait toujours rétorquer que les adeptes de la pensée libertarienne représentent une forme d’anarchisme de droite, d’ailleurs Heinlein lui-même n’est pas dupe et son professeur de La Paz se revendique de “l’anarchisme rationnel”. En réalité, le discours d’Heinlein se tient parfaitement et répond à une doctrine finalement simple : ériger la liberté individuelle en principe absolu. L’organisation de la société sélénite, son combat contre la domination terrienne, les stratégies mises en place, répondent toutes à ce principe qu’en France on qualifierait tout simplement d’ultra-libéral. Ce qui est amusant c’est de constater que la Terre concentre pour Heinlein tous les défauts traditionnellement pointés par les libéraux ; elle est surpeuplée (Malthus a encore frappé), autoritaire, minée par l’intertie d’une bureaucratie kafkaienne, rétrograde et incapable d’évoluer. A contrario, la colonie lunaire est présentée comme un modèle d’adaptation à un environnement hostile, c’est une société ouverte, tolérante, travailleuse, capable d’initiative, l’action étatique est réduite à son strict minimum (pas d’école gratuite, pas de police, pas de justice organisée... bref pas de services publics et donc en conséquence pas d’impôt). Heinlein considère que toute forme d’organisation étatique est contre-productive et que l’impôt n’est pas une nécessité car l’argent dépensé pour soi est forcément mieux utilisé que s’il avait été collecté puis dépensé de manière discrétionnaire par les politiques (c’est le principe du There is no free lunch cher à Milton Friedman). La démocratie parlementaire est d’ailleurs vivement critiquée, elle est perçue comme un course pour le pouvoir, comme un système lourd et inefficace, propice aux discussions sans fin plus qu’aux prises de décision rapides et efficaces. Et si l’on y regarde de plus près cette révolution a pour but d’obtenir l’indépendance, mais d’instaurer également un système commercial reposant intégralement sur le libre-échange. Les analogies avec la révolution américaine paraissent assez évidentes tout au long du roman et on saisit rapidement qu’aux yeux de Robert Heinlein, la colonie lunaire représente une Amérique idéalisée, débarrassée de ses imperfections keynésiennes, pour ne pas dire socialistes. D’ailleurs, la déclaration d’indépendance de la Lune est anti-datée au 4 juillet, tout un symbole.

Si le fond est relativement riche (quoique discutable), la forme est hélas largement perfectible et plane sur ce roman comme une étrange sensation d’essai politique avorté. Sur le plan stylistique ou bien encore sur le plan de la technique narrative, l’ensemble est assez pauvre, voire franchement indigne. Tout est bien trop classique, didactique et l’ensemble manque singulièrement de naturel, notamment dans les dialogues, qui par ailleurs sont abondants et traînent souvent en longueur. Les personnages ont un profil et une psychologie à peu près aussi épais qu’une feuille de papier à rouler, c’est dire si leurs relations sont complexes. Il n’y a guère que le professeur de La Paz qui sorte un tant soit peu du lot. L’ensemble serait donc difficilement digeste si le récit n’était émaillé d’idées finalement assez brillantes. Des qualités qui ne font certes pas de Révolte sur la Lune un chef d’oeuvre de la littérature moderne, mais assurément un roman de science-fiction assez intriguant et non dénué d’intérêt sur le fond.

vendredi 23 septembre 2011

Dans la chambre verte : Surf City de Kem Nunn

Voici un livre qui a tout du roman de plage, le titre évidemment, la couverture, le décor sauf qu’il s’agit probablement d’une des plus sombres histoires qu’il m’ait été donné de lire ces dernières années. Du surf, Kem Nunn est assurément un bon connaisseur, il en maîtrise le vocabulaire, la technique, mais aussi et surtout l’esprit, ce qui est déjà moins évident. D’ailleurs le titre anglais Tapping the source est beaucoup plus en phase avec son univers que les deux titres choisis successivement par les éditeurs français (Surf city a d’abord été publié sous le titre Comme frère et soeur). Mais plus important encore, Kem Nunn est un bon écrivain et un excellent auteur de polars. Que son histoire se déroule sur la plage n’enlève rien à la force de son récit, le choc n’en est d’ailleurs que plus violent.

A 18 ans, Ike ne connaît pas grand chose de Los Angeles. Tout droit venu de son désert natal, où il trompait l’ennui en réparant des motos, il se retrouve seul au milieu de cette cité tentaculaire avec l’espoir un peu vain d’y retrouver sa soeur disparue. Pas vraiment du genre armoire à glace, un brin naïf et sans aucun contact, il possède uniquement trois noms de personnes qui auraient fréquenté sa soeur au cours des derniers mois ; trois surfeurs qui font la loi du côté d’Huntington beach (la fameuse Surf City) et qui trempent dans le trafic de drogue. Ike n’est pas de taille pour les affronter de face, même séparément, alors il tente l’approche par le surf. Il s’achète une planche et une combinaison (en oubliant le leash, ce qui est plutôt pénible) et se jette à l’eau au milieu des surfeurs locaux et des requins. Hélas, les requins ne sont pas les plus dangereux du côté d’Huntington, ce qui lui vaut quelque coup de poing bien senti d’un surfeur à qui Ike a coupé la priorité. Sonné, Ike récupère sa planche sur la plage et réalise que l’approche par la mer n’est pas aussi facile qu’il l’espérait, car s’il ne maîtrise pas la technique il maîtrise encore moins les règles et les codes en vigueur dans le milieu du surf. Mais si le bonhomme n’a pas la carrure d’un lutteur japonais, il a en revanche pas mal de chance. Il fait ainsi la rencontre de Preston Marsh, un motard au passé un peu trouble, ancien surfeur de renom et accessoirement ex-ami d’un certain Hound Adams, l’un des trois noms figurant sur sa liste. Preston devient rapidement le mentor d’Ike, en l’initiant au surf et en le protégeant de la faune qui règne du côté d’Hungtington. Il faut croire que le jeune homme a le bon feeling avec les vagues car il se fait rapidement remarquer par Hound Adams, qui tente de le prendre sous son aile. Une brèche dans laquelle Ike s’engouffre immédiatement, au risque d’y perdre une partie de son âme.

Les romans sur le surf sont suffisamment rares pour intriguer (Je ne saurais trop conseiller à ce sujet Surfer la nuit, l’excellent roman de l’australienne Fiona Capp), mais un roman sur le surf doublé d’un excellent polar se déroulant dans les milieux de la drogue et des snuff-movies on n’avait encore jamais vu ; le moins que l’on puisse dire c’est que le mélange des genres a quelque chose de décapant et d’incroyablement efficace. C’est d’ailleurs dans cette alliance improbable, ce hiatus entre deux univers que tout semble opposer, que repose le principal levier de Surf City. En soi, cela n’a rien de foncièrement original et le postulat de départ évoque immanquablement le Point Break de Kathryn Bigelow, mais là où le film manquait de profondeur (l’image du surfeur shooté à l’adrénaline a quelque chose éminemment réducteur) Surf City réalise le sans faute. Rarement un roman aura aussi bien réussi à transmettre l’émotion qui saisit le surfeur lorsqu’il est dans l’eau, ce sentiment de puissance et de plénitude, cette sensation de glisse et de communion avec l’océan. Cliché pourrait-on rétorquer ? Pas nécessairement, mais encore faut-il avoir les mots pour traduire cet état d’esprit et Kem Nunn a clairement évité le piège de la philosophie de pacotille grâce à une plume d’une sobriété exemplaire. Un plaisir simple et pur auquel aspire totalement Ike et dans lequel le lecteur plonge avec un bonheur infini. Jusqu’à ce que l’auteur enclenche la vitesse supérieure, le roman bascule alors dans l’horreur et Kem Nunn joue cette fois sur le registre plus classique du thriller. Sous les pavés, la plage ? Pas vraiment semble nous dire Kem Nunn, car sous le sable d’Huntington Beach on trouverait plutôt des cadavres.

Roman initiatique par excellence, Surf City nous plonge dans cette période incertaine de la fin de l’adolescence, quand on cesse brusquement d’être un enfant pour entrer définitivement dans l’âge adulte. Une transition violente qui résonne parfaitement avec l’intrigue du roman, lorsque Ike plonge au coeur de l’indicible. Alors le voile de perfection se déchire pour révéler les entrailles de la bête. Le dernier quart du roman joue constamment sur cette déconstruction des représentations, l’image d’Epinal d’une Californie enchanteresse inondée de soleil, aux rues bordées de palmier, aux longues plages de sable fin sur lesquelles les vagues parfaites du Pacifique viennent s’écraser, toute cette quincaillerie californienne vole constamment en éclat sous le regard d’un Ike désormais beaucoup moins candide. De critique, le roman aurait pu devenir foncièrement pessimiste, voire nihiliste, mais Kem Nunn sauve son personnage, lui offre une seconde chance grâce à une histoire d’amour qui aurait pu passer pour une bluette, mais qu’il traite tout en finesse et en retenue. Un nouveau tour de force dans un roman qui n’a pas fini d’être surprenant et qui ne se contente pas d’égratigner l’image d’une Californie stéréotypée et pourrie jusqu’à son coeur.

mardi 30 août 2011

SF post-apo : Quinzinzinzili, de Régis Messac

Roman au titre improbable, voire carrément bizarre, Quinzinzinzili cache en réalité une novella d’une rare noirceur publiée par Régis Messac en ….. 1935. Ecrivain oublié, sous-estimé, voire totalement ignoré, Régis Messac était un auteur versatile, touche à tout, pourfendeur de la littérature de salon boursouflée ; à ce sujet, son pamphlet “A bas le latin” contribua certainement à le marginaliser dans le milieu littéraire. Sa mort probable dans un camp de concentration allemand aurait pu en faire un de ces intellectuels martyrs élevés à la postérité, mais il faut croire qu’on préféra l’oublier et l’enterrer définitivement. Il fallut attendre Pierre Versins pour entendre à nouveau parler de Messac et trouver enfin le chaînon manquant entre Jules Verne et Barjavel. En 2006, dans son excellente anthologie consacrée à l’âge d’or de la science-fiction française, Chasseurs de chimères, Serge Lehman avait à nouveau exhumé Messac de son tombeau sans que cela ne fasse pourtant trembler l’establishment littéraire français. Pour tout dire, c’est surtout grâce au travail de la société des amis de Régis Messac et aux éditions Ex Nihilo que l’on peut à nouveau lire la prose cynique mais particulièrement lucide de cet écrivain. Cette fois ce sont pourtant les éditions de l’arbre vengeur qui s’y collent, en nous proposant un ouvrage de très belle facture. Le roman compte à peine plus de 150 pages, mais il est agrémenté d’une préface fort intéressante signée Eric Dussert, d’un avant-propos issu de l’édition originale, d’une lettre de Théo Vallet adressée à Régis Messac (au sujet de Quinzinzinzili) et d’une bibliographie complète. C’est ce qu’on appelle du travail soigné.

Le roman en lui-même est l’un des premiers représentants de la science-fiction post-apolyptique et fait figure de précurseur à Ravage ou Malévil, dans lesquels on retrouve de furieux accents de Quinzinzinzili. Le point de départ de ces trois romans est sensiblement identique, un conflit mondial a exterminé l’ensemble de la race humaine, seul un petit groupe d’humains a survécu et tente de reconstruire un embryon de société. Le début du roman est assez édifiant et montre à quel point Messac a une juste vision de la géopolitique de son époque, cette acuité est assez troublante, au point que l’on a du mal à croire que Quinzinzinzilli ait été publié en 1935, tant ses pages sont prémonitoires. Chez Messac, l’apocalypse n’est pas nucléaire (il faudra attendre Hiroshima pour voir fleurir ce type de catastrophes), mais chimique. Une peur probablement issue de l’expérience de l’auteur sur les champs de bataille de la première guerre mondiale. De ce désastre toxique, un adulte (Gérard Dumaurier), une fillette et une poignée de jeunes garçons échappent par miracles puisqu’ils se trouvaient sous terre, occupés à explorer une grotte. Cette grotte est d’ailleurs leur seul refuge pendant plusieurs semaines, les substances toxiques imprègnent l’air, le sol et l’eau, rendant toute sortie impossible. Ce n’est que progressivement qu’ils peuvent accéder à leur environnement proche, survivant tant bien que mal grâce à l’eau d’une rivière souterraine et chassant taupes et serpents, rares animaux à avoir survécu au cataclysme, pour se nourrir. Mais contre toute attente, Gérard ne prend jamais les choses en main, n’impose rien aux enfants, surtout pas l’autorité, et se contente d’observer d’un oeil cynique et dégoûté leur évolution ou plutôt leur lent retour à l’état sauvage. Son regard sur ces enfants n’a rien de tendre ou de protecteur, il se détache de leur communauté, qui évolue dans une bulle dont il est intellectuellement exclu, à défaut de l’être physiquement. Leur langage évolue, se dégradant, lui devenant presque incompréhensible, des croyances s’érigent sur des bribes de souvenirs d’un passé pas toujours bien compris. Ainsi Quinzinzinzili est une déformation lexicale issue du latin “Qui es in coelis”, que l’on retrouve dans le pater noster ; un Dieu omnipotent et incompréhensible, qui guide chaque geste et chaque coutume adoptée par cette étrange communauté un brin stupide. Mais le plus édifiant, c’est que ces quelques enfants attardés finissent par redécouvrir la violence et à réinventer la guerre. On comprend dès lors aisément que le narrateur n’éprouve qu’une tendresse limitée à l’égard de cette nouvelle humanité dont l’existence risque d’être encore plus brève que la précédente.

Cynique, pathétique, froidement pessimiste, le roman de Régis Messac frôlerait allègrement le nihilisme le plus forcené s’il ne fallait plutôt y voir une mise en garde empreinte d’un profond humanisme. Oui, l’humanité est stupide, oui elle court à sa perte, mais elle pourrait être sauvée si elle prenait la peine d’ouvrir les yeux et de corriger ses dérives. Hélas la voix de Régis Messac était bien trop faible face au fracas assourdissant des usines d’armement fonctionnant à plein régime de l’autre côté du Rhin, le monde était bien trop occupé à préparer la guerre pour songer à lire un roman d’à peine 150 pages. Que peuvent les lettres face aux impératifs politiques, que peuvent quelques pages d’une écriture sèche et dépouillée de tout artifice face à la volonté de toute une nation d’en découdre ; probablement rien et l’Histoire s’en mord certainement les doigts.

lundi 8 août 2011

Eloge du carburateur, de Matthew B. Crawford

Comment peut-on préférer la saleté et les aléas économiques d'un atelier de réparation de motos à un emploi confortable et un salaire encore meilleur dans un think tank à Washington ? C'est ce que cherche à nous expliquer l'auteur de cet ouvrage rafraichissant. Passant en revue sa propre expérience et regardant son entourage de l’œil critique de l'universitaire qu'il ne cesse jamais d'être vraiment, il nous explique en quoi réside, non pas la noblesse, terme qu'il rejette, mais l'intérêt du travail artisanal. Il se refuse à mythifier le travail manuel, et d'ailleurs se propose d'appliquer sa grille de lecture à tous les travaux, même et surtout ceux dits de service.
 Pour lui en effet, l'artisanat n'est pas seulement une manière de travailler, c'est un état d'esprit qui rend bien évidemment l'artisan acteur de son travail, mais aussi responsable d'un tâche de A à Z. Il va à l'encontre de toute la politique managériale actuelle, qui utilise beaucoup l'image du travailleur acteur, mais en réalité l'enferme dans des procédures, et qui déresponsabilise du plus bas au plus haut niveau. Il donne au passage une explication de l'ampleur de la crise immobilière aux États-Unis du plus grand intérêt.

Dans son voyage au pays du management, je retiendrai un exemple qui me touche de près : son incursion dans le monde du résumé d'articles. Alors qu'il s'attendait à faire un travail qui lui permettrait de se tenir au courant des dernières avancées scientifiques, il se retrouve à faire du (mauvais) résumé au kilomètre, sans réellement comprendre ce qu'il résume faute de temps, avec interdiction de reprendre le résumé fait par les auteurs, pourtant bien meilleur (car eux savent de quoi ils parlent), car alors, lui explique-t-on, où serait la plus-value ? On vous laisse imaginer la qualité du travail final, et le désenchantement parfait du jeune homme chargé de la tâche, se rendant compte qu'on lui demande un travail superficiel et mal fichu. On l'imagine d'autant mieux qu'on fait ce genre de travail et qu'on lutte de toutes ses forces pour qu'il soit bien fait...
La satisfaction du travail bien fait a laissé la place aux objectifs chiffrés et au rendement, ce qui ne peut en aucun cas satisfaire le travailleur, et ce qu'explique M. Crawford de façon magistrale. C'est un sentiment largement partagé, qui s'étale dans tous les journaux dès qu'un employé se suicide, qui ressort dans des documentaires tels que la mise à mort du travail. Mais c'est aussi un tel poids, une telle évidence dans notre société que rares sont ceux qui peuvent s'en extirper, tant en tant que consommateur qu'en tant que travailleur, même ceux qui ont une légère marge de manœuvre.
Alors quoi, faut-il tous devenir réparateurs de moto ou plombier ? Peut-être pas. Ce n'est pas le but de l'auteur que de magnifier le travail manuel. Il en dit toute la dureté, dans l'apprentissage, dans le langage, dans la pratique quotidienne. Il en montre l'usage élitiste, les carences aussi. Mais il en montre aussi toute la valeur, dans la relation non seulement à l'humain, mais aussi aux choses, et c'est dans ce dernier point que sa réflexion va plus loin que les autres analyses. Son éloge va au carburateur. Certes, le client est un paramètre important, mais dans l'affaire, l'important c'est de faire repartir la bécane (ou de faire briller l'ampoule, ou de colmater la fuite).
On peut tous s'interroger sur sa manière de travailler et jeter un regard d'artisan sur son travail. C'est d'autant intéressant qu'on travaille avec des enfants ou des adolescents. C'est aussi et surtout d'autant plus urgent pour conserver cette marge de manœuvre qui, dans l’Éducation nationale, nous est grignotée à chaque réforme, et non réclamer, toujours un peu plus, des petites cases dans lesquelles nous enfermer...

jeudi 28 juillet 2011

Le projet Mars, de Andreas Eschbach


A propos des grands auteurs qui écrivent pour la jeunesse, voici Andreas Eschbach, l'auteur de Des milliards de tapis de cheveux. Sa dernière série de romans se déroule sur Mars, en compagnie des quatre premiers enfants nés dans la première colonie. On y retrouve une écriture des plus agréable, une intrigue bien ficelée, mais aux ramifications moins complexes que pour Des milliards de tapis de cheveux.
La colonie terrienne de Mars se porte bien, mais végète faute de crédits suffisants pour continuer les navettes entre la Terre et la planète rouge et surtout faute de volonté politique. Dans cet univers un peu confiné, une décision venue de la Terre fait l'effet d'une bombe : la colonie va être abandonnée par ordre du gouvernement mondial. Une décision qui ravit l'administrateur de la colonie, envoyé sur Mars contre son gré, mais plonge les autres colons dans le désespoir, et en premier lieu ses quatre enfants. Tandis que les adultes se résignent à retourner sur Terre, les enfants, eux cherchent tous les moyens pour rester dans ce qu'ils considèrent comme leur maison, la seule qu'ils connaissent. C'est le cas en particulier d'Elinn, la plus jeune, qui est persuadée que les Martiens cherchent à communiquer avec elle par le biais de mystérieuses pierres. Mais même son frère Carl, et leurs amis Ronny et Ariana doutent fortement de l'existence de ces Martiens dont on n'a jamais trouvé aucune trace et qui ne se sont jamais manifestés auprès des colons.
Voici la situation qui se met lentement en place. Andreas Eschbach prend comme à son habitude le temps de planter le décors, et explique habilement sans jamais pontifier les tenants et les aboutissants de son univers, cette fois-ci du point de vue de jeunes adolescents, qui s'intéressent au monde qui les entoure tout en laissant de côté des points qui paraissent cruciaux aux adultes. Aucune faute de goût dans ces trois tomes de la saga martienne, le tempo est bien défini, entre une vie routinière et les événements exceptionnels qui viennent la bousculer. Les enfants grandissent aussi, apprennent la vie, s'interrogent sur leur avenir sans manichéisme. Les personnages secondaires sont complexes, chacun développe une personnalité particulière. Et à la fin de chaque tome, une révélation vient nous tenir en haleine pour la suite des aventures. Ainsi se construit sans hâte la saga martienne d'Andrea Eschbach, pour notre plus grand plaisir. Seul défaut : pas de quatrième tome en vue...

mardi 19 juillet 2011

Jasper Fforde, le délire aux commandes

Comme Jasper Fforde a décidé de s'attaquer à la jeunesse en publiant une petite aventure dragonnesque, il est temps de dénoncer ce pas triste personnage, échappé des plateaux de tournages cinématographiques pour coucher sur papier des délires teintés de science littéraire. Comment résumer ses livres ? A vrai dire, personne n'en a envie. Chacun d'eux est un empilement de trouvailles loufoques et décousues qui prennent lentement place dans un canevas tout au long du déroulement de l'histoire pour aboutir à un déchainement de forces sans précédents laissant pantois le lecteur moyen, déjà souvent entièrement secoué de spasmes de rires. Il y a du James Ellroy dans la manière de mener son histoire à multiples fils pour aboutir à une corde, mais nulle trace de la paranoïa de l'auteur américain. Ici, c'est le délire qui est aux commandes, tant dans les inventions de l'oncle Mycroft que pour la mise en scènes des héros de la littérature anglaise. Déjà, s'appeler Thursday Next, affectée à la brigade de sureté littéraire d'un royaume d'Angleterre qui est toujours en guerre contre la Russie en Crimée, et avoir pour père un voyageur dans le temps recherché par la police temporelle pour un forfait qui n'a pas encore eu lieu (ou bien si, avec les décalages horaires, on ne sait plus très bien...), voilà qui peut se révéler périlleux.

Et on ne vous dira rien des autres tomes de la série, sauf qu'on y découvre le chat du Cheshire en bibliothécaire, la manière de voyager dans les livres, un puits sans fonds, Mamie Next, le Minotaure, sans compter Picwick le dodo régénéré et la fin du monde en mousse rose.
Pour son incursion dans le roman jeunesse, Jasper Fforde reprend les mêmes ficelles, mais elles sont moins échevelées. J'ai beaucoup aimé son dragon, plein d'humour et d'intelligence, le dernier de son espèce, mais c'est tout de même un peu plus sage et moins truffé de références littéraires.
C'est toujours un excellent moyen de passer un moment léger, mais plein de suspence, dans des Angleterres revisitées.

PS : par le plus grand des hasards, je viens de lire un article sur la place des femmes dans la Scandinavie médiévale (on a les vices qu'on peut...), et j'y ai trouvé au détour d'une phrase l'explication d'un concept Ffordien. Moi qui trouvais que son dernier roman manquait de références littéraires, je n'ai plus qu'à me mettre aux sagas scandinaves, et dans le texte encore...

vendredi 8 juillet 2011

Lost in space : Destination ténèbres, de Frank M. Robinson

"La seule chose dont je me souviens, c'est que j'ai vu quelque chose d'extraordinaire le matin du jour où je suis mort."

Ainsi commence The dark beyond the stars (le titre VO est quand même nettement plus subtil) de Frank M. Robinson, devenu aujourd’hui un classique de la science-fiction outre-Atlantique et dont on attendait la traduction depuis près de vingt ans. Journaliste, éditeur, scénariste (on lui doit le scénario de La tour infernale), militant de la cause gay, Frank M. Robinson est un écrivain plutôt méconnu en France, même si les lecteurs les plus avertis s’étaient probablement procuré l’un de ses premiers romans, Le Pouvoir, publié il y a quelques années chez Folio SF.

En mission de reconnaissance sur une planète inhospitalière, Sethi IV, le jeune Moineau fait une chute vertigineuse à laquelle il ne réchappe que par miracle. Rapatrié en urgence à bord de l’Astron, il se réveille dans un environnement qui lui est totalement étranger car Moineau a perdu l’ensemble de ses souvenirs dans l’accident. Le jeune-homme, âgé seulement de 17 ans, découvre alors qu’il se trouve à bord d’un vaisseau interstellaire dont la mission est d’explorer la galaxie à la recherche d’une forme de vie (intelligente ou non). Mais depuis 2000 ans qu’il s’enfonce au plus profond de l’espace, l’Astron n’a rien découvert, sinon des centaines de planètes désolées, inhospitalières et dépourvues de la moindre parcelle de vie. Alors au fil des siècles l’Astron s’est transformé en vaisseau générationnel, l’équipage se renouvelant au gré d’un système de contrôle des naissances très sctrict. Depuis 2000 ans il est dirigé par le même homme, le capitaine Kusaka, un personnage inflexible, obnubilé par sa mission et déterminé à mener son vaisseau à travers les étoiles jusqu’à ce qu’il remplisse enfin ses objectifs. Mais au sein de l’équipage la révolte gronde car Kusaka semble avoir perdu la raison, il veut désormais traverser la nuit, une partie de la galaxie totalement dépourvue d’étoiles, pour explorer une région qu’il espère plus riche en découverte. Mais il faudra à l’Astron plusieurs siècles pour traverser la nuit, sans pouvoir faire une seule halte, autant dire que le voyage confine au suicide pour un vaisseau déjà usé par plus de deux millénaires d’errance à travers le vide.

D’un premier abord, Destination ténèbres apparaît comme un roman de facture assez classique, usant avec talent des codes du space opera et de la hard science. En réalité il n’en est rien, car Robinson prend le contre-pied de ce qui se fait habituellement dans le genre ; ici point de civilisation à l’échelle de la galaxie, pas de technologie exotique permettant de traverser en un éclair l’équivalent de 300 parsecs, rien d’autre que le vide sidéral, la fatigue et la lassitude accumulée par plusieurs centaines de générations. Le roman est bâti sur deux axes, le premier est relativement classique, il est centré autour de Moineau et de son passé. En reconstruisant la mémoire du jeune-homme on découvre progressivement l'histoire étonnante de l’Astron, de son écosystème replié sur lui-même, on en découvre le fonctionnement au quotidien, les étranges règles de sociabilité, l'évolution des moeurs... dépaysement garanti. Le second axe est de nature plus philosophique puisqu’il est centré autour du paradoxe de Fermi et de l’équation de Drake (deux équations établies par d’éminents scientifiques et qui sur des bases similaires mais des conclusions radicalement opposées tentent de répondre à une question essentielle : sommes nous seuls dans l’univers ?). Ces deux principes sont au coeur même de l’affrontement idéologique qui divise le vaisseau, entre les partisans du capitaine, persuadés que l’immensité de l’univers joue en faveur de leurs arguments, et les partisans du retour sur Terre, persuadés qu’en 2000 ans les extraterrestres avaient largement eu le temps de se manifester. Mais rien n’est simple, rien n’est jamais définitif et Robinson intègre à cette balance des équations mathématiques de nouvelles données, qui indiscutablement pipent les dés. Mais sous peine de déflorer intégralement l’intrigue, on se gardera bien d’en évoquer ici le contenu.

Construit comme un huis-clôt, traversé par une tension digne des meilleurs thrillers, vertigineux par certains aspects, Destination ténèbres est doté d’une construction narrative en béton armé, qui réserve nombre de surprises au lecteur et ménage le suspense de manière assez habile. Bourré d’idées, bien écrit et formellement très maîtrisé, ce roman fait figure d’incontournable dans un paysage éditorial qui manquait singulièrement de piquant ces dernières années ; pas de quoi pavoiser néanmoins concernant l’état de santé de la science-fiction car il s’agit là d’un roman âgé de près de vingt ans.

mercredi 29 juin 2011

Louisiana connection : Une saison pour la peur, de James Lee Burke


Quatrième opus de la série Dave Robicheaux, oeuvre qu’il est nécessaire de lire dans l’ordre pour saisir toute l’épaisseur du personnage central, Une saison pour la peur est une nouvelle fois une grande réussite du roman noir louisianais. Un roman puissant, doté d’une solide intrigue et de personnages d’une rare profondeur. On ne se lasse pas de lire James Lee Burke, parce que le bonhomme n’a pas d’égal pour évoquer les grandes spécificités de la Louisiane, cette région tellement unique de l’Amérique, mais aussi parce que sa littérature est réellement authentique et fleure bon le bayou, la musique cajun et le steak d’alligator bien épicé (nan je plaisante, c’est une espèce protégée), sans jamais relever du cliché.

Après avoir frôlé la prison à perpétuité, voire la chaise électrique, dans Black Cherry Blues, Dave Robicheaux a regagné sa petite cité de New Iberia, lavé de tout soupçon et réintégré dans ses fonction de flic municipal. Il mène une vie paisible en compagnie de sa fille adoptive tout en gérant au mieux sa petite affaire de location de matériel de pêche. Jusqu’au jour où on lui confie la mission d’escorter deux condamnés à mort jusqu’à la prison d’Angola (nom attribué au pénitencier d’état de Louisiane). Hélas, la mission tourne mal et les deux prisonniers s’échappent, le premier n’est qu’un gosse à peine sorti de l’adolescence et condamné de manière expéditive à la peine capitale, le second est un criminel d’un autre calibre, un dangereux psychopathe qui crible de balles la poitrine de Dave Robicheaux. Ce dernier s’en tire et après quelques semaines d’hôpital accepte une dangereuse mission d’infiltration dans les milieux mafieux de la Nouvelle Orléans, espérant ainsi mettre la main sur son tueur. Sa cible officielle, Tony Cardo, un parrain de la mafia, un baron de la drogue qui noyaute une bonne partie du système de distribution en Louisiane. Aidé de son pote Clete, ancien coéquipier à la criminelle, Dave Robicheaux va donc tenter de faire tomber Tony Cardo, mais le parrain de la Nouvelle Orléans est en réalité un personnage complexe et torturé, dans lequel Dave retrouve nombre des angoisses qu’il avait enfouies au plus profond de sa personnalité. Comment finalement abattre un homme dont l’humanité évidente bat en brèche le portrait que les services de polices avaient dressé de lui, comment un homme qui se bat chaque jour pour que son fils handicapé s’épanouisse est-il capable d’arroser la ville des drogues les plus dures, celles toucheront fatalement des populations déjà démunies ? Comment envoyer en prison un homme dont finalement on devient malgré soi l’ami ?

Une fois n’est pas coutume, cet épisode de la série Dave Robicheaux bénéficie d’une intrigue beaucoup plus resserrée qu’à accoutumée, l’histoire est véritablement centrée sur l’enquête/infiltration et sur la relation de Dave et de Tony Cardo. Exit donc toutes les digressions personnelles qui font habituellement le charme des romans de James Lee Burke, la fille adoptive d’Alafair est reléguée au second plan, sa vie quotidienne de Cajun (pêche, bière, poisson grillé) également. On y gagne en intensité ce que l’on perd un peu en ambiance, tant ce rythme un peu nonchalant faisait partie intégrante de l’atmosphère louisianesque des romans de Burke. Rien de grave car finalement tout repose sur le couple Robicheaux/Cardo et sur ce personnage étonnant de mafioso, complexe, presque attachant dans sa souffrance et son humanité. Cardo est assurément un personnage contrasté, un anti-héros par excellence, torturé et bourré de contradictions. Finalement on ne s’étonne guère de l’amitié qui finit par naître entre les deux personnages, tant ils semblent se refléter. Mais le malaise finit par s’installer entre le lecteur et ce couple improbable, générant une tension dramatique née de l’immoralité d’une relation qui devrait être au contraire antagoniste ; un flic devrait condamner les agissements d’un baron de la drogue et non tenter de les comprendre. De ces contradictions émerge un roman solidement construit, à la fois violent et étonnamment subtil. Après quatre romans tous différents les uns des autres, James Lee Burke n’arrive toujours pas à nous lasser, donnant au fil du texte toujours plus de substance et d’ampleur à son héros.

samedi 21 mai 2011

SF ethnologique : La cinquième tête de Cerbère, de Gene Wolfe

Second roman de Gene Wolfe dans l’ordre de parution, La cinquième tête de Cerbère est une oeuvre étrange et envoûtante composée de trois textes distincts reliés par un mince fil narratif et quelques personnages récurrents. L'action, si l'on peut dire, se déroule sur les planètes jumelles de Sainte-Croix et de Saint-Anne, autrefois colonisées par des Français un rien belliqueux puisqu'ils anéantirent les autochtones, puis furent à leur tour réduits au silence par d'autres colons (anglo-saxons évidemment). De l'espèce originelle qui peuplait ce système, l'humanité sait très peu de choses, mais plusieurs théories affirment que ces êtres doués de mimétisme pouvaient adopter n'importe quelle forme biologique. D'aucuns pensent même que pour se protéger ils auraient pris la forme de colons pour se fondre dans la masse. Leurs capacités de mimétismes étant si développées, ils auraient fini par oublier leur nature même. Toutes ces hypothèses intriguent un terrien, le Dr Marsh, qui décide de se rendre sur Sainte-Croix pour mener ses recherches sur ces fameux autochtones prétendument disparus. La force du roman réside sur l’ambiguïté des personnages de chacun de ces textes, des hommes ou des femmes dont on peine à définir la nature ; sont-ils humains, clones, autochtones, dans quelle mesure la planète elle-même transforme-t-elle l’identité profonde des êtres qui parcourent sa surface ? Autant de questions fascinantes et intrigantes, mais qui n’auront au final aucune réponse claire et directe. Au lecteur de se construire une interprétation, sans jamais avoir l’assurance qu’il détient la vérité.

Honnêtement, la SF ethnologique (magnifiée dans ce roman par l’étonnante superposition des cultures) ne court pas vraiment les rues, alors quand on met la main sur un spécimen on ne peut qu'être intrigué ; en l'occurrence La cinquième tête de Cerbère vaut moins pour l'originalité de l'histoire que pour la narration absolument brillante de Gene Wolfe. On pense tour à tour à Le Guin, R.C Wilson ou bien encore à Iain M. Banks, tant la manière de raconter, tout en subtilité, se rapproche de la peinture ; au début c'est la toile blanche, puis l'auteur dessine un contour, apporte quelques touches ici et là pour donner vie à son oeuvre. Et lorsque le tableau est terminé, il faut encore l'observer sous différents angles, se rapprocher, reculer, s'attarder sur quelque détail pour en saisir toute la subtilité. L'écriture de Gene Wolfe est absolument irréprochable, tout en douceur et en légèreté, pas d'effets de style pour épater le lecteur, pas d'esbroufe et une proximité psychologique avec les personnages remarquable. Gene Wolfe a la capacité de dire beaucoup en peu de mots, ce qui lui permet d'éviter le didactisme dont font preuve nombre d'écrivains de SF. C'est un vrai plaisir que de lire ce roman qui brasse des tonnes de concepts passionnants ; la gémellité et la copie, la notion d'unicité, le rôle de la mémoire (dans le premier récit le personnage central est un clone), mais également des questions essentielle sur le colonialisme, le génocide ou bien encore la notion de paradis perdu. Les lecteurs habitués de Gene Wolfe ne seront pas dépaysés, l’auteur utilise avec bonheur les procédés narratifs qui ont fait sa réputation et le texte regorge en réalité de petites subtilités qui peuvent, si le lecteur est suffisamment attentif, renverser complètement le sens du récit. Les dix dernières pages du roman sont à ce titre tout à fait symptomatiques de cette approche littéraire.

La cinquième tête de Cerbère est une oeuvre marquante, envoûtante et définitivement géniale, à condition d’apprécier les récits lents et subtils empreints d’une profonde mélancolie.

jeudi 5 mai 2011

Roman coup de poing : The sinaloa story, de Barry Gifford

Principalement connu pour avoir écrit les romans de la saga Sailor & Lula (dont le premier fut adapté à l’écran par David Lynch), Barry Gifford est également poète et scénariste de films ; on lui doit notamment d’avoir co-signé avec Lynch le scénario de Lost Highway. Elevé dans une famille assez atypique puisque son père entretenait des relations étroites avec la pègre de Chicago et de La Nouvelle Orléans, Gifford mena une enfance chaotique, vivant la plupart du temps dans des hôtels. Le plus étonnant fut qu’il réussit néanmoins à boucler ses études universitaires avant de s’engager dans l’Air Force. Après une carrière avortée dans le base ball professionnel, Gifford se consacra intégralement à l’écriture, en tant que journaliste et écrivain. Sa production est particulièrement marquée par l’influence de la Beat generation, à laquelle il consacra un excellent essai co-écrit avec Lawrence Lee, Les vies parallèles de Jack Kerouac.

Un peu à part dans la production littéraire de Barry Gifford, puisqu’il n’appartient pas à la série des Sailor et Lula, The Sinaloa story est un roman court mais d’une densité tout à fait remarquable. L’histoire démarre de manière terriblement classique. Delray Mudo, mécanicien sans histoires, rencontre dans un bordel du Texas la très belle et très dangereuse Ava Varazo, qui, sans trop forcer son talent, le convainc de monter un coup aux dépens d’Indio Desacato, un obscur dealer/mac totalement fou d’Ava et propriétaire d’un beau magot. Delray quitte donc son boulot et suit Ava jusqu’à Sinaloa... évidemment, c’est à partir de là que Gifford déploie toute la mesure de son talent. Jusque là maîtrisé mais sans surprise, le roman bascule de manière abrupte et cueille le lecteur à froid pour le faire entrer dans une nouvelle dimension, encore plus sombre, certainement moins confortable, mais assurément largement plus convaincante.

Ecriture sèche qui va droit à l’essentiel, personnages bruts de décoffrage, chez Gifford la violence explose sans prévenir, au détour d’une phrase et le lecteur la prend en pleine poire. On cherche en vain un fil directeur entre les différents fils narratifs, mais Gifford s’y refuse, offrant un récit étrange et destructuré à mille lieues des intrigues carrées et bien ficelées du polar classique. Une fois la dernière page tournée, le lecteur est toujours tenaillé par cette angoisse instillée tout au long du roman, abandonné par un auteur qui lui lègue davantage de questions que de réponses. Une seule certitude, après cette lecture votre foi en l’humanité aura encore baissé d’un cran.