Faut-il toujours persévérer dans la
lecture d’un roman qui nous déplait ? Le choix d’un livre en
librairie a déjà quelque chose d’assez fascinant, il est rare que
j’achète sans avoir lu quelques pages au hasard afin d’apprécier
le style et la narration de l’auteur, sauf s’il s’agit d’un
écrivain que je connais bien et sur lequel je n’ai aucun doute. Un
peu expéditif comme méthode diront certains, mais pas plus que de
choisir un livre à partir de sa couverture. En réalité il s’agit
d’un tout, le titre (ce qu’il évoque surtout), le résumé de
quatrième de couverture, l’illustration et même la mise en page
et la maquette participent au choix d’un livre, ce petit test
n’étant qu’un indice supplémentaire mais en aucun cas un gage
de satisfaction une fois la lecture commencée. Il m’est souvent
arrivé d’adorer les premières pages d’un livre, puis de voir
mon intérêt décliner au fil de ma lecture, l’inverse est
également vrai, mais quoi qu’il en soit on en revient encore et
toujours à la question suivante : dois-je continuer ma lecture ? A
partir de quel moment faut-il jeter l’éponge ?
Rares sont les livres que j’ai
lâchement abandonnés en cours de route, sans doute se comptent-ils
sur les doigts des deux mains, car j’ai toujours une certaine
réticence à ne pas terminer un roman, ne serait-ce que par respect
pour le travail accompli par l’auteur. Mais rassurez-vous, il ne
s’agit pas d’analyser profondément les raisons psychologiques et
culturelles qui suscitent cette forme de culpabilité chez le lecteur
et, au cas ou vous auriez encore des doutes, n’oubliez pas que
parmi les dix droits imprescriptibles du lecteur cités par Daniel
Pennac, il y a celui de ne pas finir un livre.
Tout cela pour vous dire que je
m'apprête à vous parler d’un livre dont la lecture a été
quelque peu chaotique puisque j’ai entamé ce roman avec un grand
enthousiasme, avant de lâchement l’abandonner au milieu du gué,
puis de le reprendre, avant de l’abandonner à nouveau et au final
le terminer d’une traite. Entre temps, six mois se sont écoulés.
C’est long me direz-vous. Oui, mais malgré ce cheminement de
lecture pour le moins sinueux, voire même carrément tourmenté,
j’aime ce roman et sa lecture m’a procuré une grande
satisfaction. Etrange n’est-ce pas, voire même parfaitement
incohérent pour nombre de lecteurs tentés de me taxer de
masochisme. Oui mais non, car la lecture en réalité n’est pas un
simple divertissement et la récompense est parfois à chercher
ailleurs, elle n’est pas toujours immédiate et réside en partie
dans la satisfaction d’avoir su quitter sa zone de confort et
d’avoir gravi un sommet que l’on croyait inaccessible. Alors vous
voilà désormais prévenus, ce livre n’est pas un page-turner qui
se dévore le temps d’un trajet Paris-Marseille en TGV, c’est un
roman qu’il faut doucement apprivoiser et auquel il faut accorder
une certaine attention du fait de sa densité historique, culturelle
et littéraire.
La vieille sirène est donc un roman
historique qui se déroule au IIIème siècle de notre ère, alors
que l’empire romain se trouve dans une grave crise politique.
Contestée en Orient par l’empire sassanide, la puissance romaine
vacille à la suite de la défaite et de la capture de l’empereur
Valérien face aux troupes de Shapur 1er. En Occident, son fils et
successeur, Gallien, doit faire face à de nombreuses guerres
civiles, fomentées par des généraux avides de pouvoir. Les
frontières de l’empire sont ainsi fragilisées au nord, laissant
de l’espace aux raids des tribus germaniques. Sentant l’Orient
échapper à son contrôle, Gallien s’allie avec Odenat, prince de
Palmyre et époux de la reine Zénobie. Face à une situation aussi
trouble, la position de l’Egypte apparaît stratégique. Non
seulement parce qu’elle abrite la seconde cité la plus importante
du bassin méditerranéen, mais aussi parce qu’elle demeure l’un
des principaux greniers à blé de l’empire. Ahram de navigateur
est l’un des plus importants marchands d’Alexandrie, si ce n’est
le plus important, et sa flotte commerciale règne sur la
Méditerranée. Alors qu’il séjourne dans sa grande villa du
delta, Ahram assiste à une étonnante scène. L’une de ses
esclaves nouvellement acquises, la superbe Irenia à la chevelure
somptueuse, s’interpose entre son petit fils et un chien devenu
incontrôlable. Sans que l’on comprenne comment, Irenia réussit à
calmer l’animal et s’attire ainsi les faveurs d’Ahram, subjugué
par la beauté et par la personnalité de cette esclave. Rapidement
le maître s’entiche d’Irenia et en fait son hétaïre (à
mi-chemin entre la courtisane et la concubine). A mesure que tous
deux se rapprochent, Irenia lui livre son histoire étonnante et
mystérieuse dont on peine à déterminer si elle n’est que pur
fantasme ou une réalité tangible. Recueillie enfant sur une plage,
vierge de tout souvenir, Irenia a connu l’esclavage dans les
bordels de Byzance, la captivité dans les bras d’un puissant
pirate, et même une courte vie de femme de pêcheur. Mais son
attrait pour la mer et son étonnante agilité dans l’élément
marin ne cessent d’étonner Arham, Irenia serait-elle une sirène
devenue femme ?
Avant que les spécialistes de la
mythologie grecque ne s’offusquent, précisons ici que l’auteur
avait, au moment d’écrire son roman, parfaitement conscience que
pour les Grecs anciens les sirènes n’étaient en aucun cas des
créatures marines mi-femmes mi-poissons, mais Jose Luis Sampedro
justifie ce choix en fin de roman, dans une petite notule explicative
où il évoque ses sources et ses choix historiques. En dehors de ces
quelques libertés, le romans se démarque par un souci de véracité
historique et de précision tout à fait remarquable et son intrigue
s’imbrique avec beaucoup de fluidité dans la chronologie
événementielle de ce IIIème siècle après J.C. Cette période
étant plutôt oubliée par la littérature, le cinéma ou même les
séries, le roman de Sampedro s’avère particulièrement
rafraîchissant. Évidemment, les lecteurs qui possèdent quelques
notions d’histoire ancienne seront mieux à même d’apprécier
toute la richesse du roman et les pettis détails savoureux qui
émaillent le récit, mais l’histoire se suffit également à
elle-même, nul besoin d’être un spécialiste du Bas-Empire pour
en profiter. S’il est un roman historique rigoureux, La
vieille sirène est aussi une belle histoire d’amour, qui sort
quelque peu des sentiers battus, mais souffle comme un vent de
tolérance et d’infinie compréhension. Cette liberté de ton et de
pensée est assurément l’une des grandes forces de cette très
belle histoire, riche d’une sensualité exacerbée mais jamais
ostentatoire. A la fois charnel et poétique, le roman de Jose Luis
Sampedro nous transporte avec brio dans l’Antiquité à travers les
yeux amoureux d’Irenia, nous faisant toucher du doigt toute
l’altérité d’une époque si éloignée et si différente.
Alors diront certains, pourquoi ces
réserves émises en préambule ? Eh bien tout simplement parce que
si l’écriture de Jose Luis Sampedro est au-dessus de tout
reproche, la narration est en revanche bien moins enthousiasmante.
Certains chapitres sont racontés de manière classiques, d’un
point de vue externe, d’autres au contraire nous mettent dans la
peau, alternativement, d’Irenia ou d’Ahram. Ce choix de
narration, à mon sens, ne fonctionne pas très bien et donne lieu
assez régulièrement à des monologues un peu longs et narrativement
discutables. Il n’est pas dit que tout le monde partage ce point de
vue et peut-être que d’autres y trouveront leur compte. Cela
n’enlève évidemment rien aux autres qualités de ce roman, qui,
sur le fond, est l’un des plus riches qu’il m’ait été donné
de lire sur cette période historique. C’est à la fois beau et
profond… et le dernier quart du roman est tout simplement
bouleversant.