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mercredi 22 avril 2020

Fantaisie poétique : Les voyages du fils, de Jacques Abeille

...Tout au plus ai-je gardé une certaine sensation de silence qui demeura longtemps mon climat de prédilection puisque j’allais plus tard le rechercher dans le désert.”

Sixième volume consacré au cycle des Contrées, mais en réalité suite directe du Veilleur du jour, Les voyages du fils apporte une nouvelle pierre à l’oeuvre titanesque et inclassable de Jacques Abeille. A titre personnel, j’avais été un petit peu moins conquis par Les barbares*, même si je dois reconnaître  qu’à postériori j’en garde un très bon souvenir, et l’éclairage qu’il apporte sur le monde des Contrées reste en tout état de cause indispensable pour tous ceux qui souhaitent avoir une connaissance approfondie du cycle. Mais il faut dire que cet imposant roman marque une petite rupture avec les deux tomes qui le précèdent, moins mystérieux et envoûtant, Les Barbares se veut plus brutal et cartésien. L’étonnante poésie des Jardins Statuaires laisse place à la brusque réalité de la guerre, qui finalement n’en est pas une (un peu comme L’étrange défaite de Marc Bloch). Les barbares eux-même n’en sont pas vraiment et leur unité vole en éclat, laissant les Contrées à la fois exsangues et totalement hébétées. Que voulaient-ils, que cherchaient-ils, leurs motivations et leurs buts apparaissent confus et incroyablement éloignés du mode de pensée des Terrébrins. Le long voyage du professeur à leurs côtés était donc l’occasion  de comprendre un peu mieux la culture et le mode de pensée des Cavaliers, mais à l’issue de ce long aparté, j’avoue être particulièrement ravi de retrouver l’intrigue du Veilleur du jour et ses multiples interrogations laissées sans réponses à la fin du roman. 


    L’épisode des barbares semblait marquer en quelque sorte la fin de l’Histoire** pour les Contrées, mais à l’issue de leur passage éclair la société se reconstruit et Terrèbre reprend la place qui était la sienne lorsqu’elle était au faîte de sa gloire. A la fin du Veilleur du jour, quelques interrogations demeuraient. Qui était donc Barthélemy Lecriveur ? D’où venait-il exactement avant d’échouer mystérieusement à Terrèbre ? Quelles furent ses relations avec Eponime Délimène ? Autant de d’énigmes que Jacques Abeille laissait à l’issue du roman sans véritable réponse. Les voyages du fils se déroule une trentaine d’années plus tard, alors que le fils de Barthélemy, Ludovic Lindien, s'apprête, à la suite du décès de sa mère, à entreprendre un long voyage sur les traces de son père dans une région reculée et sauvage des Contrées, les Hautes Brandes. Située au pied des hauts plateaux qui séparent la Grande Plaine des Jardins Statuaires, ces terres boisées et très peu peuplées sont le territoire des bûcherons. Hommes fiers et vigoureux aux moeurs exotiques et aux coutumes bien éloignées des manières soignées et raffinées des Terrébrins. Pour avoir longuement travaillé sur les manuscrits de son père, Ludovic savait que ce dernier avait fait un long séjour dans cette région, en témoignait la ceinture en peau de serpent dont il se servait, signe distinctif des hommes ayant satisfait à tous les rites d’initiation et aux mystères de cette communauté. Mais Ludovic savait également qu’avant cet épisode, son père avait déjà séjourné à Terrèbre, puisqu’il avait dans sa jeunesse connu la belle Eponime Délimène, sans que l’on arrive très bien à déterminer leur relation de l’époque. C’est avec ces maigres informations que Ludovic prend la route et se dirige vers les Hautes Brandes.

Ce voyage est pour lui tout autant une quête du père, qu’il n’a jamais vraiment connu, qu’un chemin initiatique. En cours de route il découvre un empire qui se relève groggy de l’invasion barbare, parenthèse étrange et finalement brève, qui aura ravagé les Contrées sans pour autant laisser d’empreinte durable. Et pourtant dans les Hautes Brandes, Ludovic assiste à la fin d’un monde, celui des bûcherons et des charbonniers aux étranges coutumes, tout autant qu’il collecte des récits et des informations qui lui permettront de reconstruire le passé parcellaire de son père. Peu à peu, en interrogeant les hommes et les femmes qui avaient côtoyé celui qu’il croit connaître sous le nom de Barthélemy Lecriveur, Ludovic dénoue l’inextricable écheveau que constitue la vie de son père, ses multiples identités et son rôle trouble dans les relations diplomatiques que la capitale entretient avec les régions éloignées de l’empire. Il se découvre même un oncle, un certain Léo Barthe, dont il retrouvera la trace lors de son retour à Terrèbre. Ainsi le mystère qui obscurcissait de son voile impénétrable le passé se lève peu à peu, les noeuds se dénouent et le fils se reconstruit une identité plus large que celle qui le cantonnait à l’image classique de l’orphelin. Mais ce travail de reconstitution du passé s’effectue également par l’écriture et par le travail éditorial que Ludovic entreprend à partir des notes et des manuscrits laissés par son père, mais également grâce à d’autres sources comme les rapports du policier qui surveillait son père et sa maîtresse, la jeune Coralie. 


Il est difficile de rendre compte de la richesse et de la complexité de ce roman à la fois récit initiatique, carnet de voyage et travail ethnographique. D’autant plus que Jacques Abeille tisse de nombreux liens avec d’autres parties de son oeuvre, apportant des réponses essentielles à l’intrigue, mais également à la bonne compréhension de ce monde étrange et envoûtant des Contrées.  Mais l’auteur pousse la logique bien plus loin encore lorsqu’il introduit le personnage de Léo Barthe, le vieil oncle de Ludovic, écrivain et pornographe avéré. (Précisons que Léo Barthe n’est autre que le pseudonyme que Jacques Abeille utilise dans la vraie vie lorsqu’il publie des récits érotiques). Cette étrange mise en abyme, qui mêle la fiction à la réalité, a quelque chose de fascinant dans sa manière de s’auto-référencer et d’alimenter un univers par agrégation, chaque élément apportant une nouvelle pierre à l’édifice, enrichissant par petites touches subtiles un monde déjà complexe et foisonnant. Si vous pensez qu’il ne s’agit là que d’un petit caméo amusant, rien de tout cela, Jacques Abeille a poussé la logique jusqu’à publier des nouvelles sous le pseudonyme de Léo Barthe (Chroniques scandaleuses de Terrèbre, Le Tripode. 2016), textes dont il attribue la paternité dans son roman à l’oncle de Ludovic. Ces nouvelles mettent en scène des personnages croisés dans Le veilleur du jour et font figure en quelque sorte de bonus, tout autant qu’elles éclairent des passages du roman restés sous silence. Ce recueil indépendant peut se lire avant ou après Les voyages du fils. Cette idée géniale, loin d’être une boucle dans laquelle Jacques Abeille tournerait sans fin, confère bien au contraire au cycle des Contrées une cohérence extraordinaire et une richesse que l’on retrouve assez peu dans la littérature. Sans doute est-ce une des raisons pour lesquelles Jacques Abeille est parfois comparé à Tolkien ; la créativité et la puissance de leur imaginaire sont sans égal. Pour ce qui est de l’écriture en revanche, point de comparaison possible. Le style de Jacques Abeille est d’une richesse et d’une élégance rares. A la fois puissamment évocateur et aérien, il reflète la volonté de l’auteur de trouver le mot juste, la bonne tournure de phrase, la bonne métrique. Une fois dans le rythme on se laisse porter par la poésie des mots, par la force des images et par l’évidence du propos. 


Dernier point, et ce sera certainement la conclusion de cette chronique, Les voyages du fils est sans doute le roman de Jacques Abeille dans lequel l’auteur, mais également l’homme, se livre le plus ; par l’intermédiaire du personnage de Ludovic Lindien, qui renvoie à sa propre enfance, mais également par celui de Léo Barthe, incarnation fictionnelle de sa propre condition d’artiste. L’occasion pour l’auteur au détour de quelques pages bien senties, de nous livrer sa vision admirable de la littérature et en particulier, mais il aurait tort de s’en priver, de la littérature érotique.


*qui regroupe en réalité deux volumes, Les barbares et La barbarie
** pour ceux qui éventuellement ne saisissent pas la référence, l’universitaire américain Francis Fukuyama avait déclaré en 1992 que la chute du communisme marquait la fin de l’Histoire et l'avènement définitif de la démocratie libérale comme mode de gouvernement universel. Les trente dernières années ont bien montré à quel point les affirmations sentencieuses et univoques sont casse-gueule






3 commentaires:

Carmen a dit…

A relire donc merci pour ton eclairage

Emmanuel a dit…

C'est pas forcément le livre que je conseillerais pour débuter avec Jacques Abeille, c'est sûr, il faut vraiment avoir lu les tomes précédents pour en saisir toute la richesse. Il me semble.

Carmen a dit…

D'accord,mais pour moi c'est le plus accessible.j'avais pas trop compris les autres ouvrages.