Quand on est professeure-documentaliste, pour recommander des livres à nos chers élèves et qu'ils nous les empruntent à la fin, pas de mystère : ils faut les avoir lus avant. J'ai bien tenté le coup avec les quatrièmes de couverture et les résumés de Babelio (merci à la communauté des lecteurs en passant...), ils le savent, ils le sentent, je n'ai pas lu le bouquin... et il me reste sur les bras.
Donc, je me suis mise à la littérature jeunesse, moi qui aime depuis toujours les documentaires d'histoire en mode pavé, les romans historiques de haute tenue (et Jaworski qui ne sort toujours pas son dernier tome des Rois du monde...) ou encore la science-fiction casse-tête (à qui la faute, hein ?). Bref, il faut savoir se sacrifier pour son métier.
Mais en fait, la littérature de jeunesse est pleine de magnifiques livres, quand les auteurs prennent leur public et leur art au sérieux !
C'est le cas d'Éric Pessan.
J'ai commencé par un OVNI difficile à classer dans une catégorie. Aussi loin que possible raconte l'histoire de deux collégiens qui, un matin, trainent les pieds pour entrer au collège, se lancent un défi du genre "le premier qui arrive à la grille", et puis passent devant sans s'arrêter, et puis continuent, continuent...
Dans le road movie qui s'ensuit, toujours à petite foulée, sans faiblir, on découvre leur vie à tous les deux, un peu merdique, il faut bien le dire, leur rage de vivre, leurs désirs irréalistes de bonheur simple.
C'est un récit à la fois très simple et très complexe, une belle écriture qui nous emporte loin, aussi loin que possible.
Et Éric Pessan peut nous emmener très, très loin, car dans un autre roman, Dans la forêt de Hokkaïdo, il nous fait partager les rêves ou plutôt les cauchemars d'une adolescente qui rêve qu'elle est un petit enfant japonais perdu dans la forêt de Hokkaïdo, et qui se rend compte que ce petit garçon existe, et que ses cauchemars à elle sont sa réalité à lui. Entre thriller et fantastique, voilà un roman qui nous tient en haleine et fait monter l'angoisse, tout en finesse et avec une économie de moyens remarquable.
Le seul problème de ces petits bijoux, c'est justement qu'ils sont petits, tout courts, et qu'on n'en a jamais assez. Mais si vous n'avez pas peur de la frustration, alors n'hésitez pas, lisez et faites lire !
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samedi 11 janvier 2020
jeudi 9 janvier 2020
Album poétique : Soie, d'Alessandro Baricco
Je connaissais déjà le beau roman
d’Alessandro Baricco paru en 1997, mais c’est un peu par hasard
que j’ai découvert cette version illustrée par Rebecca Dautremer
en flânant chez mon libraire habituel. Et le moins que l’on puisse
dire, c’est que l’association de ces deux talents est tout
simplement remarquable et donne naissance à une œuvre autre, encore
plus belle, touchante et poétique. Une merveille, tout simplement.
Pour ceux, mais en existe-t-il encore,
qui ignoreraient tout de ce très court roman d’Alessandro Baricco,
son troisième très exactement, sachez qu’il existe une version
poche au tarif imbattable disponible dans toutes les bonnes
crèmeries, mais la version illustrée mérite amplement que vous
cassiez votre tirelire pour en faire l’acquisition car c’est un
livre-objet absolument splendide, que vous prendrez plaisir à
manipuler et à feuilleter et davantage encore à prêter à vos
proches. Sachez par ailleurs, qu’une fois terminé ce livre ne se
range pas dans votre bibliothèque comme un vulgaire livre de poche,
car ainsi relégué il serait condamné à ne dévoiler que son
modeste dos. Non, ce livre est invité à être exposé, à trôner
sur un joli petit chevalet (ou un lutrin, je ne suis pas sectaire),
afin que chaque jour ses ravissantes illustrations flattent votre
rétine. Bon d’accord, je fais légèrement dans l’emphase,
mais vous aurez compris que je suis tombé amoureux de l’objet
autant que de la merveilleuse histoire qu’il contient. J’en vois
déjà qui s’agitent sur leur chaise et tentent de me glisser
subrepticement que Soie n’a rien d’une histoire merveilleuse,
qu’il s’agit d’un roman, certes d’une grande délicatesse et
d’une grande élégance, mais profondément triste et mélancolique.
Oui, c’est vrai, mais je maintiens le terme qui à mon sens définit
le mieux ce roman. Merveilleux sur le plan de l’écriture,
incroyablement maîtrisée et si bien travaillée qu’elle confine à
l’épure, c’est fluide, chaque mot est admirablement choisi et
sonne parfaitement juste. C’est simple, il n’y a absolument rien
à retrancher ni à ajouter. Merveilleux sur le plan de la narration,
qui s’inspire d’une certaine manière des contes et des histoires
de notre enfance, mais avec un ton résolument adulte, c’est très
bien fait et la répétition à quelque chose d’hypnotique et de
rassurant ; Alessandro Baricco y intègre juste quelques petites
variations qui font évidemment toute la différence et la subtilité
du procédé. Merveilleux sur le fond, car si l’histoire est
finalement triste et traversée par un spleen infini, la manière
dont elle est racontée, tout en douceur et en implicite, en font un
très beau moment de lecture car ce qui est triste est parfois aussi
très beau.
Vous aurez sans doute remarqué que,
contrairement à mon habitude, je ne vous ai guère dévoilé les
éléments du récit. J’avoue qu’il s’agit moins de ménager le
suspens que de préserver une histoire qui, étant donnée la
brièveté du roman, ne doit être que très délicatement dévoilée.
Mais levons tout de même quelque mystère. Soie se déroule dans la
seconde moitié du XIXème siècle et raconte l’histoire d’un
certain Hervé Joncour, éleveur français de vers à soie, qui, en
raison d’une maladie qui ravage les élevages européens, doit se
rendre à plusieurs reprises au Japon pour ramener des larves
destinées aux filatures de son village. Ces voyages feront sa
fortune aussi bien que son malheur. Soie est évidemment une histoire
d’amour contrariée, rien de nouveau sous le soleil, mais sa
réussite réside moins sur le fond que sur la forme. Est-ce une
faiblesse ? A mon sens non tant la manière de le faire est en
parfaite adéquation avec le récit mais c’est parfois ce qui
a été reproché au roman d’Alessandro Baricco.
Quelques mots enfin sur les magnifiques
illustrations de Rebecca Dautremer, qui ajoutent une dimension
contemplative au récit, de manière fort circonstanciée et
poétique. Son travail, très photographique dans le choix des
cadrages et des compositions, mais également très inspiré dans les
tons employés par la peinture japonaise, colle parfaitement à
l’histoire et à l’ambiance du roman. L’alchimie est tout
simplement parfaite. L’alliance des deux est une merveille que je
vous invite à découvrir, avec l’innocence et la naïveté des
premières fois si jamais vous connaissez déjà le roman
d’Alessandro Baricco.
dimanche 5 janvier 2020
Leçon de vie : Wisconsin de Mary Ellis
Originaire du Minnesota, Mary Ellis est
bien connue des lecteurs nord-américains, en raison de ses
nombreuses nouvelles publiées dans la presse américaine (tradition
bien ancrée aux Etats-Unis et toujours vivace), mais ne se fit
connaître du public francophone qu’à partir de la publication de
Wisconsin, qui lui valut un succès fulgurant en 2007.
Chronique familiale sur fond de guerre
du Vietnam, Wisconsin est aussi un roman de terroir, celui de cette
région sauvage bordée par le Michigan à l’Est, le Minnesota à
l’Ouest et les grands lacs au nord. Sa littérature se rapproche,
toutes proportions gardées, de cette mouvance très américaine
appelée, faute de mieux, “nature writing”. Mais point de
considérations philosophico-politiques dans Wisconsin, qui se
rapproche davantage des romans de Jim Harrison (écrivain voisin sur
le plan géographique) que des essais d’Henri David Thoreau.
Récit polyphonique se déroulant sur
trois époques différentes, Wisconsin raconte l’histoire conjointe
de deux familles. Les Lucas, issus d’immigrants allemands venus
s’installer tardivement dans le nord de l’état, et les
Morisseaux, dont le mari Ernie est d’origine indienne par ses
parents. Les deux familles vivent dans des fermes voisines, mais
n’ont que peu en commun. Ce sont les enfants des Lucas, Bill et
Jimmie, qui finiront par briser la glace et par tisser des relations
étroites avec les Morisseaux. Il faut dire qu’Ernie et son épouse,
Rosemary, n’ont jamais eu d’enfants et que les deux garçons
souffrent du comportement autoritaire de leur père, alcoolique
notoire, qui n’a jamais réussi à faire décoller son exploitation
agricole. Emporté, violent, menteur et veule, John Lucas maltraite
sa femme et ses garçons, se glorifie d’un passé d’ancien
combattant purement imaginaire et méprise ses voisins au-delà du
raisonnable. Tous ceux qui font d’ailleurs preuve de plus de
réussite, de courage ou d’intelligence provoquent son ire, un
courroux que John ne sait exprimer que par des insultes et des coups,
surtout envers les plus faibles. Claire sa femme, autrefois jolie
jeune-femme enjouée et dynamique, bien plus éduquée et instruite
que son mari, a vu son éclat se ternir sous les violences de son
époux, sa beauté s’est fanée, son corps s’est émacié et ses
mains sont devenues sèches et calleuses. Malgré l’amour qu’elle
porte à ses enfants, Claire se montre distante et parfois absente,
elle se replie au fond de son être, puisant sa force dans une
certaine forme de déni. Quelques arpents de terre plus loin, la
ferme des Morisseaux semble être un havre de paix. Sans pour autant
être aisés, Ernie et Rosemary, travaillent avec ardeur et
intelligence pour exploiter une terre hélas ingrate sous un climat
souvent rude. Leur amour solide rassure les deux garçons, qui
trouvent auprès du couple un foyer de substitution, au grand dam de
John Lucas, qui vit comme un affront l’intérêt que les Morisseaux
portent à ses enfants. Jimmie l'aîné, part souvent chasser avec
Ernie dans les forêts et les marécages qui bordent leur propriété,
il fait preuve d’un talent certain à la carabine et montre tout
autant d’enthousiasme à pêcher. Bill, bien plus jeune, se réfugie
souvent dans la cuisine de Rosemary. Désormais plus grand et plus
fort que son père, Jimmie n’a plus grand chose à craindre de ses
coups, mais en grandissant, l’ado rebelle devient lui aussi plus
dur et finit par s’enrôler pour partir au Vietnam, sans doute pour
échapper à l’atmosphère familiale délétère. Hélas, il y
laissera la vie, soufflé par un jet brûlant de napalm destiné
pourtant à l'ennemi. Bill et sa mère se retrouvent désormais seuls
face à John, Jimmie ne pourra plus jamais prendre soin d’eux et
les protéger. Mais pour Bill, son frère n’a pas complètement
disparu, son esprit rôde dans la forêt où il aimait chasser, son
image hante encore ses rêves de manière tellement prégnante et la
nuit venue, alors que la faible lumière du réverbère de la cour
peine à déchirer l’obscurité, il lui semble entendre sa voix
l’appeler depuis les ténèbres.
Roman délicat par la fine description de ses personnages et par son écriture d’une grande sobriété, Wisconsin se révèle sur le fond moins aisé à appréhender en raison de sa brutalité et de sa violence psychologique. Loin de toute forme de misérabilisme, le récit, bien au-delà de se dureté, relève d’une certaine manière de la leçon de philosophie. Sans jamais se complaire dans le déterminisme social, il en mesure les effets, décrivant sa mécanique implacable, notamment la propension des êtres humains à reproduire les erreurs et les schémas familiaux… pour mieux s’en extraire par la suite. Wisconsin est une leçon de vie à lui tout seul, il nous enseigne que l’on peut puiser une certaine force dans la douleur, mais qu’il est bien difficile de surmonter ses difficultés sans l’aide des autres. Aussi antipathique soit-il, John Lucas ne fait que reproduire le schéma paternel auquel il a été confronté durant son enfance, le seul qu’il ait connu et qui soit pour lui un repère. Sa capacité à enfiler des oeillères ne le distingue ni plus ni moins du commun des mortels et sa veulerie ne fait que masquer son propre désespoir face à l’échec patent de sa vie. Mais la plus grande erreur de John Lucas c’est de ne pas avoir eu le courage d’accepter l’aide des autres. Ainsi, ce roman, sombre par bien des aspects, est une leçon de vie à la fois douce et amère, qui transpire d’une humanité sincère et qui, sans jamais se montrer moralisateur ou impudique, trace un chemin qui se conclut par une note lumineuse. Voilà un roman profondément humain et empathique, d’une sobriété exemplaire et d’une profondeur rarement atteinte.
lundi 9 décembre 2019
Direct du droit : King county sheriff, de Mitch Cullin
King County sheriff de
Mitch Cullin, c’est cent vingt pages de noirceur enrobée d’une
plume à la fois poétique et épurée, un monologue halluciné écrit
en vers libres qui glace le sang et rappelle les plus belles pages
d’un certain Jim Thompson.
Si vous êtes fan
d’American psycho, d’Un tueur sur la route ou bien encore de The
killer inside me, la novella de Mitch Cullin devrait vous ravir
puisqu’il s’agit ni plus ni moins que de mettre le lecteur dans
la tête d’un véritable psychopathe. Doté d’une apparence un
peu bonhomme, marié à une épouse amoureusement choyée (Mary) dont
il élève le fils issu d’un premier mariage, le sheriff Branches a
tout du parfait citoyen texan. Ce qui lui importe avant tout c’est
que la paix et le calme règnent sur sa petite ville, ce qui n’est
pas bien difficile au regard des missions qui lui échoient. Il y a
bien quelques Mexicains qui tentent de traverser la frontière
illégalement ou bien encore cette histoire de chiens empoisonnés à
travers le comté, mais les responsables croupissent depuis au fond
d’un puits. Affaire réglée. D’ailleurs ce puits, c’est celui
dans lequel il vient d’envoyer le fils de Mary, celui-là même qui
le considérait comme son père et qui petit venait poser sa tête
sur ses genoux en lui réclamant un peu d’attention. Cette chère
tête blonde qui brusquement s’est mise à grandir, à se raser le
crâne et à porter des rangers et des treillis militaires. Mais
c’est surtout cette fascination pour les croix gammées et les
discours extrémistes qui l’ont convaincu de mettre un terme à
cette dérive. Pendant que l’ado hurle depuis son trou, le sheriff
Branches n’aspire qu’à une chose, retrouver un peu de
tranquillité, celle de son foyer dans lequel Mary l’attend, c’est
soirée Burritos ce soir et personne ne les prépare mieux que sa
femme, un vrai cordon bleu. Il aura tout le temps d’imaginer une
stratégie pour expliquer la disparition de son beau-fils, d’ailleurs
il prendra les choses en main, soulèvera des montagnes, organisera
une battue et mettra la ville en effervescence pour le retrouver. Il
doit bien ça à sa tendre Mary. De toute façon, il a maintenant
compris qui était responsable de ces meurtres de chiens et ce n’est
que justice qu’il ait rejoint ces deux pauvres Mexicains au fond du
puits, bientôt il faudra pourtant que ces cris cessent, il n’en
peut plus de l’entendre hurler et supplier, après tout à quoi bon
entretenir amoureusement son magnifique Colt s’il ne peut de temps
à autres en soupeser toute l’efficacité. Bientôt le silence
régnera à nouveau sur la vieille maison de son enfance et il pourra
rentrer chez lui. De toute façon, à part lui personne n’y vient
jamais, il n’en reste que des ruines depuis l’incendie.
Autant être direct, King county sheriff ne s’adresse pas à tous les lecteurs et très honnêtement j’ai rarement eu l’occasion de lire un livre aussi noir et aussi sombre. Bien évidemment, il existe des romans qui usent du même principe et ce n’est pas la première fois qu’un écrivain nous plonge dans la tête d’un psychopathe, mais c’est sans doute la première fois qu’un auteur nous laisse aussi démunis. Le texte nous immerge directement dans l’horreur sans nous laisser le moindre répit et puis nous abandonne en rase campagne, sans explication, sans avoir pris soin de prendre le temps de souffler, d’avoir pris la mesure des choses. C’est un uppercut puissant, direct en pleine poire et on en ressort un brin hébété, K.O. par la violence du propos. L’intensité de l’impact est liée à la fois à la narration et au format très bref du roman (à peine 120 pages), mais également au style absolument brillant de Mitch Cullin, admirablement traduit soit-dit en passant. On se laisse rapidement emporter par le rythme de la prose, sa métrique implacable, voire même son élégance en dépit des mots crus et de la violence sous-jacente, ponctuée à l’occasion de quelques traits de poésie naïve. C’est sans doute dans cette parfaite dichotomie entre la violence des faits et la légèreté du propos que réside la force de ce roman brillant et glaçant.
jeudi 7 novembre 2019
SF subtile : Dans la forêt, de Jean Hegland
A la lecture de la quatrième de couverture du roman de Jean
Hegland, la première remarque qui me vint à l’esprit fut : “tiens,
Gallmeister se met à la SF !”. Il faut dire que la science-fiction a
très largement exploré les voies du récit post-apocalyptique, souvent
avec succès d’ailleurs, que ce soit dans la littérature ou bien au
cinéma. Il serait bien évidemment trop fastidieux d’énumérer la liste
des oeuvres majeures, mais je ne saurais trop vous conseiller de lire
l’extraordinaire Enig Marcheur de Russel Hoban, l’excellent Malévil de
Robert Merle ou bien encore La route de Comarc McCarthy, terrifiants à
bien des égards. Mais loin d’agiter l’épouvantail du grand cataclysme
thermonucléaire cher aux écrivains de SF du XXème siècle (vous pouvez
remplacer par guerre bactériologique ou zombies, ça fonctionne à
l’avenant), Jean Hegland nous raconte au travers du regard de deux
soeurs, Nell et Eva, la brusque chute des Etats-Unis à l’orée du nouveau
millénaire. De cet effondrement avant tout économique, duquel découlera
la faillite de tout un système politique, puis de la société américaine
dans son intégralité, l’auteure a choisi d’adopter un point de vue
presque périphérique lié au mode de vie des deux adolescentes, qui de
par leur éducation et leur situation familiale, se trouvaient déjà à la
marge de l’american way of life.
Nell et Eva grandirent dans une région isolée du nord de la
Californie, une zone forestière éloignée de la ville la plus proche
(Redwood) d’une quarantaine de kilomètre. Leurs parents, avaient fui la
civilisation moderne bien avant le grand effondrement du pays. Réfugiés
dans leur forêt, ils avaient construit de leurs mains le chalet de bois
qui constituerait leur petit havre de paix. Elle, ancienne danseuse du
ballet de San Francisco, avait raccroché ses chaussons à la suite d’une
grave blessure, lui, ne voyait pas d’inconvénient à faire chaque jour le
trajet jusqu’à l’école de Redwood pour exercer ses fonctions
d’enseignant. Retirés du monde moderne, ils menaient une existence
simplement rythmée par les saisons et les tâches quotidiennes liées à
une vie rustique (potager, coupe de bois, chasse, travaux manuels…).
Ensemble ils élevaient leurs deux filles, désormais âgées de 14 et 15
ans, mais qui n’avaient jamais connu l’école, leurs parents s’étant
chargés de leur instruction comme de leur éducation. Ce qui ne les
empêchèrent pas de réussir brillamment leur parcours scolaire. Nell, se
préparait à entrer avec succès à Harvard, alors qu’Eva, sur les traces
de sa mère, se destinait à une grande carrière de danseuse. L’isolement
de la famille, s’il agit comme une sorte de filtre, ne fit que retarder
l’inéluctable. Les coupures d’électricité furent l’une des premières
manifestations du dérèglement de l’économie, rares au début, elles se
firent de plus en plus nombreuses, puis la lumière s’éteignit pour
toujours, avec comme corollaire l’impossibilité de faire fonctionner les
appareils modernes pourtant autrefois indispensables. La ligne de
téléphone restait désespérément muette et bientôt Internet ne fut plus
qu’un souvenir. Puis vint la mort de leur mère, des suites d’un cancer
pourtant détecté à temps, leur père ne s’en remit jamais. Leur potager
permit aux deux soeurs de se nourrir convenablement durant la première
saison, mais les produits de première nécessité vinrent rapidement à
manquer. A Redwood de toute façon, la pénurie commençait à sérieusement
se faire sentir. Les commerces fermaient boutique les uns après les
autres et les supermarchés n’eurent bientôt plus que des rayons vides à
offrir. De toute façon l’essence devint rapidement une denrée rare et
après un ultime aller-retour en ville, il fallut se rendre à l’évidence,
la voiture était devenue un objet parfaitement inutile. Désormais
orphelines, les deux jeunes filles étaient livrées à elles-mêmes, seules
au milieu d’une immense forêt, privées de moyens de communication et
donc incapables de savoir où en étaient les affaires du monde et si
quelque part dans le pays des citoyens s’organisaient pour survivre.
Mais elles avaient un toit, un potager et du bois pour se chauffer. Et
puis la grande forêt et leur éloignement les protégeaient des éventuels
comportement prédateurs.
La démarche de Jean Hegland s’inscrit donc dans une certaine
tradition du récit d’anticipation, mais son approche se veut bien plus
intimiste et si l’arrière-plan social, économique et politique est bien
évidemment esquissé, il s’efface pour laisser place à une histoire
centrée sur la relation entre les deux soeurs, avec justesse et
sensibilité, mais sans aucun pathos. C’est à travers leurs yeux
innocents que l’auteure décrit l’effondrement brutal et inéluctable
d’une Amérique qui ne s’était jamais réellement préparée à chuter de sa
place de leader du monde moderne. On observe donc fasciné à la fin d’une
civilisation qui se croyait invincible, mais qui, telle un colosse aux
pieds d’argile, s'effondra en quelques mois. Mais tout cela est maintenu
à distance, l’auteure préfère ici se concentrer sur le plus petit
dénominateur commun, l’intime, l’humain. Pas de scènes de violence
urbaine, pas d’épisodes de pillage décomplexé, par de révolution ou de
guerre civile. Tout est raconté à l’échelle locale, le plus simplement
du monde, parfois la violence reste suggérée, comme dans cet épisode où
la famille tente de rejoindre la maison d’un couple d’amis et découvre
une fois arrivé à destination, que la maison est occupée par d’autres
personnes. Sans explications, sans paroles, la menace reste implicite et
au lecteur d’imaginer l’indicible. Il y a bien évidemment quelques
scènes difficiles, l’auteure aurait bien eu du mal à y échapper car le
monde qu’elle décrit n’a rien d’idyllique et il est bien évident qu’un
pays sans règles et sans système de régulation et de police ne peut
qu’être livré aux comportements les plus vils, les prédateurs se
révèlent, laissant libre cours aux plus bas instincts.
Écrit avec une grande simplicité et une certaine économie de moyens,
Dans la forêt est un récit prenant et original, loin des clichés du
genre et de toute tentative d'esbrouffe. Le rythme y est lent (dans le
bon sens du terme), la narration subtile et le propos à la fois touchant
et profond. Evidemment, il y a dans ce genre de littérature quelques
passages obligés et on n’échappe pas totalement au petit guide de
survie, mais c’est écrit avec tellement d’intelligence et de bon sens,
qu’on ne peut que s’incliner. Mais la plus grande force du roman, c’est
qu’il ne se montre jamais moralisateur ou idéologique, il raconte et
donne à réfléchir. C’est déjà beaucoup.
samedi 2 novembre 2019
Le veilleur du jour, de Jacques Abeille
Faire la critique de l’oeuvre de Jacques Abeille
n’a rien d’une évidence et encore moins d’une sinécure, face
à un talent d’écriture aussi hors-norme il faut évidemment
savoir faire preuve d’humilité… tout en essayant de trouver
quelques chose d’intéressant à dire, un angle, une approche, une
aspérité. Mais quelle que soit l’approche on se sent petit, tout
petit, et si on écrivait encore avec une plume, celle-ci tremblerait
face à l’ampleur d’une tâche pourtant en apparence si simple :
décrire, raconter, expliciter l’histoire que l’on vient de lire
et qui nous a transporté durant plus de six cents pages. A oeuvre
exceptionnelle doit obligatoirement répondre une critique
exceptionnelle, mais évidemment, cette attente démesurée ne peut
donner lieu qu’à la fameuse angoisse de la page blanche (ou du
curseur qui clignote sur l’écran du traitement de texte,
choisissez l’image qui vous convient le mieux). Alors on se fait
violence et on commence à écrire, mot après mot, ce qui sera
fatalement une tentative un peu vaine de faire preuve d’éloquence.
Après le point final viendra fatalement la sensation désagréable
ne n’avoir pas su retranscrire parfaitement ce que l’on voulait
transmettre, comme une légère amertume en bouche face à sa propre
médiocrité. Et pourtant Jacques Abeille mérite que son oeuvre soit
davantage mise en lumière, que les lecteurs transmettent à d’autres
lecteurs leur expérience et leur ressenti, ce vertige immense face à
la démesure d’une oeuvre fondamentale et pourtant méconnue, mais
qu’une poignée d’initiés a su préserver du destin tragique qui
semblait l’attendre, à savoir rejoindre le cimetière des livres
oubliés. On ne remerciera donc jamais assez les éditions Le Tripode
d’avoir depuis 2010 entrepris de rééditer l’oeuvre de Jacques
Abeille, de manière à la fois exhaustive et qualitative, en
témoigne le choix des illustrations réalisées par François
Shuiten, dont l’univers graphique colle parfaitement avec celui de
l’écrivain.
Dans ce second volume du cycle des Contrées, le
lecteur est invité à rejoindre la capitale de l’empire, Terrèbre,
dont la splendeur et la démesure attirent à elle les foules venues
des quatre coins des Contrées chercher travail, fortune ou luxure.
Parmi cette masse grouillante et affairée figure un homme singulier,
seul, sans passé, sans histoire et dont l’unique élément
distinctif consiste en une ceinture de serpent finement ouvragée,
signe qu’il vient probablement de la région des Hautes Brandes, la
zone frontalière des Jardins statuaires. L’homme est peu disert,
discret mais sans excès et il est l’un des rares à ne pas vouloir
s’attarder à Terrèbre. Ce sont les îles qui l’intéressent et
la cité opulente et grouillante de vie qui règne sur l’empire ne
semble être pour lui qu’une étape mineure avant qu’il puisse
embarquer sur un navire qui le mènera vers sa destination. Mais il
n’aura jamais l’occasion d’embarquer, car à peine a-t-il
déposé ses maigres possessions dans une petite auberge proche du
port, qu’il s’éprend d’une jeune serveuse qui lui dessine un
nouveau destin. Il ne lui faut guère mettre à l'épreuve ses talent
de séductrice pour que son protégé accepte de changer ses plans et
de trouver un travail qui lui permette de subvenir à ses besoins
tout en continuant à voir sa belle. Las, sur les docks personne ne
semble avoir besoin de ses talents de débardeur et les entrepôts à
proximité n’offrent guère de perspectives plus optimistes alors
que ses maigres économies fondent comme neige au soleil dans la
grande ville. Finalement la solution viendra de l’aubergiste, un
homme solide et digne de confiance qui lui propose de le mettre en
relation avec une obscure société archéologique à la recherche
d’un veilleur. Barthélémy Lécriveur, puisqu’on apprendra plus
loin dans le roman qu’il s’agit de son nom, accepte donc
l’étrange mission de veiller sur un entrepôt parfaitement vide
d’occupants et de marchandises. Moyennant un salaire plus que
décent et quelques avantages non négligeables comme le gîte et le
couvert, il n’a d’autre tâche que d’ouvrir le bâtiment le
matin et de le refermer le soir jusqu’à ce qu’un jour, comme il
est écrit dans une obscure prophétie, celui qu’il est censé
attendre, vienne prendre possession du bâtiment. Terrassé par
l’ennui inhérent à ses nouvelles fonctions, Barthélémy décide
de prendre possession des lieux et entreprend d’entretenir le vieux
cimetière attenant au bâtiment, puis d’explorer plus en
profondeur cet étrange entrepôt…. qui révèle au fil de ses
explorations sa véritable nature, à la fois riche et complexe.
Envoûté par les lieux, il étudie finement l’architecture du
bâtiment, expérimente et note scrupuleusement chacune de ses
observations, révélant peu à peu des secrets enfouis depuis des
milliers d’années.
Le veilleur du jour ne fait pas à proprement
parler figure de suite aux Jardins statuaires, il en est l’extension
logique sur un plan purement géographique, politique et culturel. En
somme, l’auteur nous invite à découvrir une nouvelle facette de
son univers, mais alors qu’il nous avait conduits à la périphérie
de l’empire, cette fois il nous plonge en son coeur. Terrèbre,
cette cité foisonnante, grouillante de vie et d’intrigues, est un
personnage à part entière dont Jacques Abeille dévoile peu à peu
quelques pans, sans forcément chercher à en faire un panorama
complet. Tantôt il nous conduit dans quelque ruelle obscure et
humide, dans une vieille librairie ou bien encore chez un antiquaire
aux étranges manières, tantôt il nous ouvre les portes des
somptueuses demeures où se livrent à des libations sans retenue des
hommes et des femmes aux moeurs bien légères. Plus tard ce seront
les bancs de l’université et les chaires des professeurs les plus
émérites que le lecteur découvrira, avant que les palais de la
cité haute ne laissent entrapercevoir les arcanes du pouvoir et
d’une administration parfaitement rodée. Mais au-delà de ces
descriptions hautement fascinantes d’une cité qui se croit encore
à l’apogée de sa puissance, c’est son atmosphère déliquescente
qu’il nous livre, ce mélange de fébrilité, d’affairement
mâtiné de corruption dont on se doute qu’il marque le début de
la fin. Déjà les fissures les plus évidentes craquellent l’unité
de façade dont se pare la cité, le peuple montre des signes
d’agitation, les facultés grognent à l’unisson et le pouvoir
répond par un autoritarisme qui ne fait que révéler davantage son
impuissance à juguler cet esprit de révolte.
Cette capacité à nous faire sentir et ressentir l’atmosphère puissante de cette ville étonnante, est liée bien évidemment au talent d’écriture hors-norme de Jacques Abeille, sa plume presque organique, d’une richesse inouïe est littéralement envoûtante. Elle se veut encore plus travaillée que dans Les jardins statuaires, plus complexe, presque baroque. Chaque mot est choisi avec soin, chaque tournure de phrase fait preuve d’une élégance folle et colle parfaitement à l’univers surréaliste dépeint par l’auteur. Le pendant de cette incroyable richesse stylistique, c’est qu’elle ne souffre aucune faute d’inattention, l’oeuvre requiert un engagement de tous les instants de la part du lecteur, sous peine d’être rapidement éjecté du flow. Le veilleur du jour n’est pas de ces romans que l’on peut lire entre deux stations de métro, coincé entre un jeune cadre dynamique et un ado victime d'une panne de réveil. Il nécessite un certain état d’esprit, de la volonté et bien évidemment du temps car vous ne plierez pas ce roman en deux soirées. Un peu comme une bonne bouteille de spiritueux, un roman de Jacques Abeille se savoure, s’apprécie en prenant son temps, se déguste avec délectation et distinction car au-delà de l’exercice de style, se déploie toute la poésie subtile et délicate d’une histoire profondément touchante et sincère, celle de Barthélémy Lécriveur, homme sans passé et sans histoire, dont le destin se montre aussi magnifique qu’émouvant… et dont la fin tragique est inscrite dès les premières lignes du texte. Le veilleur du jour est une nouvelle pierre apportée à l’univers livresque de Jacques Abeille, un univers d’une richesse étonnante où onirisme, merveilleux et surréalisme se conjuguent harmonieusement pour former peu à peu une véritable cathédrale littéraire dont on retrouve certes quelques échos chez d’autres écrivains du mouvement surréaliste, mais dont on peine à trouver l’équivalent dans la démesure créatrice, mis à part peut-être chez un certain J.R.R. Tolkien.
vendredi 27 septembre 2019
Nord-Michigan, de Jim Harrison
Après tout un été passé en compagnie de Jim Harrison, voici
venu le temps de lui dire adieu pour une période indéfinie. Bien
qu’il me reste encore quelques lectures essentielles de cet auteur,
il est l’heure de faire une petite pause et d’aller voir d’autres
contrées littéraires, bien que les paysages des romans de Big Jim
soient un émerveillement de tous les instants. Et quelle meilleure
occasion que de terminer sur une aussi belle note que Nord Michigan,
dont les derniers mots résonnent encore à mon oreille avec une
douceur à nulle autre pareille.
A 43 ans, Joseph mène une vie tranquille, engoncé dans ses
habitudes et dans une certaine forme de tranquillité mélancolique.
Son métier d’enseignant de campagne commence désormais à lui
peser, lui, le fils d’un agriculteur suédois venu aux Etats-Unis
pour échapper à la conscription. C’est comme si son destin avait
été directement écrit à sa place le jour où, au cours d’un
accident agricole, il eut la jambe en partie broyée par une machine.
Durant toute son enfance Joseph traîna cette jambe invalide sans
jamais se plaindre, se réfugiant dans ses rêves d’océan, mais
contraint pourtant de se contenter d’aller chasser ou de pêcher
dans les rivières et les lacs de sa campagne natale. C’est sans
doute à cause de cette infirmité que Joseph accepta le destin
modeste qui s’offrait à lui. Jamais il ne quitta son Nord Michigan
et lorsque son père mourut, il entretint la ferme familiale du mieux
qu’il put, bien conscient qu’il n’avait pas de grandes
compétences et encore moins d’appétences sur le plan agricole. Il
aurait pu s’en contenter si son métier d’enseignant lui avait
permis de s’épanouir, mais cette voie était elle aussi celle du
dépit, celle que la communauté avait tracé pour un jeune infirme
sans doute incapable de reprendre l’exploitation agricole de ses
parents. Mais à 43 ans, Joseph cale, il lui semble que la plus
grande partie de sa vie est désormais derrière lui et qu’il n’a
pas su en faire grand chose. Il n’a même pas pu se résoudre à
épouser Rosealea, son amour d’enfance, qui épousa son meilleur
ami, mais finit par revenir dans ses bras. Elle est pourtant jolie
Rosaelea, douce, aimante et compréhensive. Tout le monde dans le
coin sait que ces deux là finiront par se marier. Mais Joseph
bloque, comme s’il n’arrivait pas à pardonner à Rosaelea
d’avoir choisi Orin vingt ans plus tôt. Puis vint Catherine, l’une
de ses élèves de terminale. Sa beauté insolente, sa fraîcheur et
son intelligence subtile ne laissent pas Joseph indifférent. Elle a
du caractère Catherine. Elle sait ce qu’elle veut et Joseph ne
peut s’y soustraire.
Avec ses faux airs de Lolita, Nord Michigan pourrait laisser penser que l’ombre de Nabokov plane sur ce roman, mais il n’en est rien car les apparences ne sont que superficielles et le Joseph de Jim Harrison n’a que peu de similitudes avec le Humbert de Lolita, pervers patenté abusant d’une fillette de douze ans. D’abord parce que Catherine est beaucoup plus âgée, mais aussi parce qu’elle n’a rien d’une ingénue. Elle est intelligente, éduquée et c’est elle qui est à la manoeuvre davantage que Joseph. Il n’y a d’ailleurs aucun jugement de valeur dans le roman de Jim Harrison et, en dépit du contexte historique, pas véritablement de scandale au sein de cette petit communauté du Midwest. C’est assurément l’un de ses principaux points faibles du récit, mais aussi sa plus grande force. On a peine à croire qu’une liaison aussi sulfureuse, en plein milieu des années cinquante, ait pu voir le jour sans faire au moins jaser, mais on se laisse porter par ce beau roman, sur lequel plane un spleen indéfinissable et dont la saveur évoque la douceur d’un automne ensoleillé. Pas de cri, pas de violence, même pas l’ombre d’une tragédie. Jim Harrison raconte avec simplicité les amours d’un homme qui n’a jamais pu être maître de sa propre existence. Ballotté par les vicissitudes de la vie, il a courbé l’échine face au destin que l’on avait tracé à son intention, avant d’en saisir toute la vacuité. On pourrait trouver Joseph pathétique et sa tentative de rébellion ridicule, mais Jim Harrison sait trouver les mots justes et décrit avec beaucoup de sensibilité son personnage, lui donnant de l’épaisseur, de la substance, laissant le lecteur entrevoir son âme. Et puis il y a cette nature splendide que Jim Harrison décrit avec un immense talent, au point de donner envie au lecteur de découvrir ces terres méconnues qui bordent les grands lacs du nord est des Etats-Unis, ce Michigan ou ce Wisconsin mal aimés et qui pourtant regorgent de trésors. On s’imagine par une belle journée d’automne, chaussé de longues cuissardes, habillé d’une épaisse chemise à carreaux, une casquette de trappeur enfoncée jusqu’aux oreilles, lancer d’un geste habile une canne légère et souple de pêcheur à la mouche, avec pour seul compagnon le bruit d’un torrent rapide et sauvage s’écoulant au milieu d’une clairière bordée d’épicéas. Plus loin, un rat musqué pointe son museau moustachu hors de l’eau, humant l’air pur et frais, et une demi-douzaine de canards sauvages s’arrachent du plan d’eau dans un concert de battement d’ailes. Vous êtes bien et vous voulez que ce roman ne s’arrête jamais, c’est là tout le talent de Jim Harrison.
mardi 10 septembre 2019
Hold-up livresque : Sorcier, de Jim Harrison
Petite chronique éclair pour un roman un peu à part dans la
carrière de Jim Harrison, dans lequel on retrouve relativement peu
d’éléments caractéristiques du reste de son oeuvre, mais qui
réussit pourtant à divertir avec succès son lecteur grâce à un
humour assez bon enfant et un second degré qui frôle le hold-hup.
Imaginez un grand gaillard prénommé John Lundgren, alias Jonny,
alias le Sorcier, amateur de bonne chère et de galipettes
enthousiastes en compagnie de sa magnifique épouse Diana. Sans
emploi depuis qu’il a perdu son job d’analyste financier à 45
000$ par an, Sorcier sombre dans une douce mélancolie parsemée de
brusques changements d’humeur et de phases d’hyperactivité
culinaire. Epuisée par ce mode de fonctionnement alternatif, Diana
lui dégote un nouveau boulot auprès d’un de ses collègues, le
richissime et très particulier Dr Rabun, inventeur de génie de
prothèses médicales, englué semble-t-il dans des placements
hasardeux, une ex-femme pour le moins dépensière et un fils avide
de toucher sa part d’héritage. En charge pour sorcier de mettre de
l’ordre dans les affaires du bon docteur, d’enquêter sur les
différents vols dont il fait certainement l’objet dans ses
participations financières, de mettre un terme aux revendications de
l’ex-femme et à la voracité de son fils exilé en Floride. Un
boulot d’enquêteur privé en somme, qui lui permettra de ramasser
un joli pactole.
Oubliez le Jim Harrison des grands espaces, proche de la nature et
père de personnages complexes et travaillés. Sorcier évolue dans
le registre de la farce bon enfant, dans le seul but de faire sourire
et de divertir le lecteur. La bonne nouvelle c’est que même un
roman mineur de Jim Harrison vole très largement au-dessus de la
mêlée. Certes, son personnage de John Lundgren a toutes les
apparences d’un bouffon des temps modernes. Faussement dépressif
et vaguement instable, bourré de troubles compulsifs plus ou moins
obsessionnels, Sorcier n’est en apparence pas d’une grande
substance. Et on a beau sourire de certaines de ses pitreries, la
plupart de ses frasques nous laisse sans voix et sa propension à
tromper une femme superbe, amoureuse et soucieuse de son bien-être
ne nous laisse pas moins interloqué. La réaction la plus naturelle
serait donc de jeter le bébé avec l’eau du bain et de ne retenir
de ce roman que l’aspect le plus superficiel, celui d’une blague
de potache, une vaste pitrerie qui fut sans doute une belle
récréation pour son auteur. Vous n’auriez pas forcément
complètement tort, mais au-delà de la farce, se cache souvent un
clown triste, un personnage qui dépasse sa frivolité apparente et
interroge forcément. Les interrogations existentielles de Sorcier,
son côté entier et fonceur en font un personnage loin d’être
complètement lisse. Au fond, sorcier est un marginal, un hédoniste
au sens le plus pur, qui refuse les conventions et prend un malin
plaisir à foutre le bordel partout où il passe en mode grand
seigneur. Certes, ce n’est pas du Spinoza ou du Nietzsche, mais
comme philosophie de vie, ça peut se défendre.
jeudi 5 septembre 2019
Littérature des grandes plaines : Dalva, de Jim Harrison
Rares sont les auteurs à n’avoir
publié au cours de leur carrière que des chefs-d’oeuvre et Jim
Harrison, en dépit d’une production d’une grande constance,
n’échappe évidemment pas à la règle. En raison de son ambition
littéraire évidente, Dalva est considéré communément comme l’un
de ses romans majeurs, aux côtés de Légendes d’automne ou bien
encore De Marquette à Veracruz. On y retrouve tous les éléments
constitutifs de son écriture comme l’influence évidente de la
nature et des grands espaces, une certaine critique de
l’establishment et des élites bourgeoises, mais aussi et surtout
des personnages profonds irrigués par l’immense sensibilité de
l’auteur. Probablement inspiré de certains éléments
biographiques (le monde des grands exploitants agricoles, ses
origines suédoises), Dalva est en quelques sorte le pendant féminin
de l’auteur. Dans ce roman, Big Jim mêle chronique familiale et
histoire de la conquête de l’Ouest en alternant deux époques
différentes pour mieux éclairer le présent.
A 45 ans, Dalva a déjà vécu
plusieurs vies. Issue d’une famille de grands propriétaires
terriens, la jeune femme quitta son Dakota natal après la mort de
son grand-père paternel, qu’elle adorait et qui fut pour elle un
substitut de père lorsque ce dernier disparut en Corée. Désormais
rattrapée par son passé, Dalva accepte d’assumer un héritage
pour le moins complexe, au risque de raviver des souvenirs qu’elle
préférait garder enfouis au plus profond d’elle-même. Mais de
retour dans le ranch familial, au milieu de ses terres, des chevaux
et des lieux qui ont marqué son enfance, elle ne peut empêcher de
se rappeler Duane ; celui qui fut dès l’âge de quinze ans l’amour
de sa vie et qui lui donna un enfant dont désormais elle ne sait
rien, contrainte à l’abandonner dès sa naissance. Duane était
sioux, taiseux et sauvage, il fut son meilleur ami puis son amant,
avant que son grand-père, lui-aussi à moitié sioux, ne mette fin à
l’idylle et ne renvoie Duane d’où il était venu. Jamais elle ne
l’oublia et ne put le revoir qu’une fois, un peu avant sa mort,
alors que la guerre du Vietnam l’avait brisé et détruit de
l’intérieur. Désormais Dalva n’a plus qu’une idée en tête,
retrouver son fils et lui donner l’amour qu’elle n’a pu lui
accorder au cours des presque trente dernières années. Après toute
une vie sans but précis, la jeune femme remet donc de l’ordre dans
son existence et se trouve une nouvelle raison de vivre, mais sa
quête promet d’être longue et délicate. Dalva peut néanmoins
compter sur le soutien de sa mère, de sa soeur et de quelques amis,
peu nombreux mais fidèles. Dans ses bagages elle ramène son petit
ami du moment, Michael, un universitaire en quête de reconnaissance,
mais au comportement souvent parfaitement immature, voire même
complètement enfantin. Ce brillant professeur d’histoire à
l’esprit acéré et à la rhétorique bien affutée, est pourtant
bien incapable de se conduire en adulte, alors Dalva le materne et
veille sur lui. En rentrant dans le Dakota, elle aurait pu s’en
tenir là et laisser Michael en Californie, mais ce dernier est
spécialiste d’histoire amérindienne et la famille de Dalva
détient depuis plusieurs générations d’importants documents,
notamment le journal de l’arrière grand-père, qui fut marié à
une indienne et très tôt acquis à la cause des peuples
autochtones. Missionnaire auprès des tribus sioux, il fut le
porte-parole et le grand défenseur des Lakotas. Michael a promis au
conseil de son université qu’il pourrait accéder à ces documents
et en faire la synthèse, en dépit d’un certain agacement, Dalva
ne se sent pas d’abandonner Michael alors que sa carrière est en
jeu.
Roman profondément intimiste, au
rythme lent émaillé de nombreuses digressions, Dalva prend son
temps et se tient éloigné des lignes à grande vitesse empruntées
par les page turners et autres bestsellers calibrés à la sauce
marketing. Non, il n’y a pas d’action débridée dans ce roman,
qui vogue au gré des souvenirs de son personnage principal, il faut
en saisir le rythme, comme un blues low tempo, lent, puissant,
éminemment profond. Si vous atteignez la centième page et que vous
trouvez que le roman ne décolle pas, laissez tomber, ça n’ira pas
plus vite, Dalva évolue dans les strates atmosphériques les plus
hautes, sans faire varier sa vitesse de croisière. En revanche, si
vous vous laissez emporter par sa petite musique, vous découvrirez
un roman d’une grande richesse, émouvant, érudit, parfois même
drôle (essentiellement grâce au personnage de Michael), une oeuvre
enracinée dans l’histoire de l’Amérique des grandes plaines et
de la région des grands lacs, profondément irriguée par un
féminisme apaisé et loin des combats de genre. Dalva est l’un des
plus beaux personnages féminins qu’il m’ait été donné de
lire, sa modernité transperce le roman de part en part. Belle,
certes, mais aussi libre dans sa manière de penser et de se
comporter, Dalva séduit par son refus de se conformer aux
stéréotypes et par sa soif de vivre dans le vrai. C’est dans sa
capacité à se débarrasser de tous les artifices de la vie moderne
qu’elle nous touche au plus profond. Elle incarne avec brio l’âme
des grandes plaines, ses vastes prairies où l’herbe bruisse au
grès du vent, ses rivières sauvages où les truites sauvages
s’ébattent dans l’eau vive… et là, au milieu de ces paysages
grandioses, Dalva chevauche son cheval favoris, l’air fouette son
visage épanoui alors que ses talons s’enfoncent avec l’assurance
des grands cavaliers dans les flancs de sa monture. Presque un
cliché, et pourtant non car Dalva sait encore s’émerveiller de ce
qu’elle voit pour la énième fois et parce que c’est dans sa
nostalgie qu’elle puise sa force et trouve la source d’un plaisir
à chaque fois renouvelé. Si vous trouvez une meilleure philosophie
de vie, faites-moi signe.
jeudi 15 août 2019
Fureur de vivre : Un bon jour pour mourir, de Jim Harrison
Il y a des moments dans sa vie de lecteur où la rencontre avec un
univers littéraire paraît inévitable, cette année je suis entré
en collision avec l’oeuvre de l'auteur américain Jim Harrison. Je
n'avais jamais lu aucun roman de Big Jim, tout juste avais-je fait le
lien avec le film Légendes d'automne, adapté de trois longue
nouvelles. Mais après avoir lu un peu par hasard Un bon jour pour
mourir puis enchaîné sur De Marquette à Vera Cruz, j'ai eu un
énorme coup de cœur pour cet écrivain des grands espaces, à
l'écriture âpre et sèche, mais d'une profonde humanité.
L'avantage c'est que son œuvre est riche est foisonnantes de romans
et de nouvelles aux thèmes très variés, mais toujours attachés à
décrire l'humain dans sa dimension la plus intime et la plus
bouleversante.
Alors qu'il n'est pas encore âgé de trente ans et traverse une
grave crise existentielle, un jeune américain parti du côté de la
Floride pour noyer sa profonde mélancolie dans les eaux bleu
turquoise des Caraïbes, fait la rencontre d’un allumé prénommé
Tim. Ancien militaire désormais sans boulot, il semble bien décidé
à flamber le petit pécule amassé au cours de sa carrière de
barbouze en drogues diverses et variées, alcools forts,
parties de billards et prostituées. Rapidement, les deux lascars
deviennent inséparables et à force de s’échauffer les sangs (et
accessoirement de consommer trop de drogue et d’alcool), ils se
mettent en tête rien moins que de faire sauter un barrage du
Colorado. Leurs revendications paraissent pour le moins aussi
obscures que leur discours d’alcooliques patentés et leur
méthodologie est digne d’une stratégie élaborée par un gamin de
dix ans. On fonce, on fait tout sauter et on verra après. En chemin,
Tim récupère sa petite amie, la douce et magnifique Sylvia, à
laquelle il avait promis le mariage à son retour du Vietnam, mais
qu’il ne peut se résoudre à épouser. Bien évidemment, la jeune
femme fait rapidement tourner la tête de notre narrateur, charmé
par ses jambes sublimes et touché en plein coeur par sa grâce et sa
fragilité à fleur de peau. Déchirés par une tension sexuelle
difficilement exprimable, mais unis par leurs fêlures
intérieures, ces trois là foncent sur les routes du grand ouest,
écumant les bars et les boîtes de strip tease, l’esprit embrumé
par les vapeurs de l’alcool, la raison profondément obscurcie par
l’adrénaline.
Taxé, à mon sens à tort, de road trip à l’américaine Un bon
jour pour mourir n'est pas exactement un roman majeur de Jim
Harrison, mais il réussit néanmoins le tour de force de transmettre
quelque chose d'assez indéfinissable et de difficilement
quantifiable ; au-delà de son apparente légèreté thématique et
d’une certaine vacuité de façade, il recèle une certaine
profondeur, une sorte d'immense tristesse désabusée qui confine au
spleen et que l’on imagine facilement générationnelle. L’histoire
en elle-même n’a que peu d’intérêt et le roman est surtout
porté par ses personnages, à la fois torturés et étrangement
émouvants. Et comme souvent dans ce genre de roman, ce n’est pas
tant le but final qui retient l’attention, mais le voyage en
lui-même et ce qu’il nous apprend sur la nature humaine.
Toutefois, si les délires érotico-existentiels des personnages de
Jim Harrison ne sont guère votre tasse de thé, je vous suggère
d’aller plutôt arpenter les grands espaces de ses romans majeurs,
comme le splendide Dalva ou le non moins excellent De Marquette à
Vera Cruz.
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