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jeudi 9 janvier 2020

Album poétique : Soie, d'Alessandro Baricco

Je connaissais déjà le beau roman d’Alessandro Baricco paru en 1997, mais c’est un peu par hasard que j’ai découvert cette version illustrée par Rebecca Dautremer en flânant chez mon libraire habituel. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’association de ces deux talents est tout simplement remarquable et donne naissance à une œuvre autre, encore plus belle, touchante et poétique. Une merveille, tout simplement.



Pour ceux, mais en existe-t-il encore, qui ignoreraient tout de ce très court roman d’Alessandro Baricco, son troisième très exactement, sachez qu’il existe une version poche au tarif imbattable disponible dans toutes les bonnes crèmeries, mais la version illustrée mérite amplement que vous cassiez votre tirelire pour en faire l’acquisition car c’est un livre-objet absolument splendide, que vous prendrez plaisir à manipuler et à feuilleter et davantage encore à prêter à vos proches. Sachez par ailleurs, qu’une fois terminé ce livre ne se range pas dans votre bibliothèque comme un vulgaire livre de poche, car ainsi relégué il serait condamné à ne dévoiler que son modeste dos. Non, ce livre est invité à être exposé, à trôner sur un joli petit chevalet (ou un lutrin, je ne suis pas sectaire), afin que chaque jour ses ravissantes illustrations flattent votre rétine.  Bon d’accord, je fais légèrement dans l’emphase, mais vous aurez compris que je suis tombé amoureux de l’objet autant que de la merveilleuse histoire qu’il contient. J’en vois déjà qui s’agitent sur leur chaise et tentent de me glisser subrepticement que Soie n’a rien d’une histoire merveilleuse, qu’il s’agit d’un roman, certes d’une grande délicatesse et d’une grande élégance, mais profondément triste et mélancolique. Oui, c’est vrai, mais je maintiens le terme qui à mon sens définit le mieux ce roman. Merveilleux sur le plan de l’écriture, incroyablement maîtrisée et si bien travaillée qu’elle confine à l’épure, c’est fluide, chaque mot est admirablement choisi et sonne parfaitement juste. C’est simple, il n’y a absolument rien à retrancher ni à ajouter. Merveilleux sur le plan de la narration, qui s’inspire d’une certaine manière des contes et des histoires de notre enfance, mais avec un ton résolument adulte, c’est très bien fait et la répétition à quelque chose d’hypnotique et de rassurant ; Alessandro Baricco y intègre juste quelques petites variations qui font évidemment toute la différence et la subtilité du procédé. Merveilleux sur le fond, car si l’histoire est finalement triste et traversée par un spleen infini, la manière dont elle est racontée, tout en douceur et en implicite, en font un très beau moment de lecture car ce qui est triste est parfois aussi très beau. 



Vous aurez sans doute remarqué que, contrairement à mon habitude, je ne vous ai guère dévoilé les éléments du récit. J’avoue qu’il s’agit moins de ménager le suspens que de préserver une histoire qui, étant donnée la brièveté du roman, ne doit être que très délicatement dévoilée. Mais levons tout de même quelque mystère. Soie se déroule dans la seconde moitié du XIXème siècle et raconte l’histoire d’un certain Hervé Joncour, éleveur français de vers à soie, qui, en raison d’une maladie qui ravage les élevages européens, doit se rendre à plusieurs reprises au Japon pour ramener des larves destinées aux filatures de son village. Ces voyages feront sa fortune aussi bien que son malheur. Soie est évidemment une histoire d’amour contrariée, rien de nouveau sous le soleil, mais sa réussite réside moins sur le fond que sur la forme. Est-ce une faiblesse ? A mon sens non tant la manière de le faire est en parfaite adéquation avec le récit  mais c’est parfois ce qui a été reproché au roman d’Alessandro Baricco.  



Quelques mots enfin sur les magnifiques illustrations de Rebecca Dautremer, qui ajoutent une dimension contemplative au récit, de manière fort circonstanciée et poétique. Son travail, très photographique dans le choix des cadrages et des compositions, mais également très inspiré dans les tons employés par la peinture japonaise, colle parfaitement à l’histoire et à l’ambiance du roman. L’alchimie est tout simplement parfaite. L’alliance des deux est une merveille que je vous invite à découvrir, avec l’innocence et la naïveté des premières fois si jamais vous connaissez déjà le roman d’Alessandro Baricco.

dimanche 5 janvier 2020

Leçon de vie : Wisconsin de Mary Ellis

Originaire du Minnesota, Mary Ellis est bien connue des lecteurs nord-américains, en raison de ses nombreuses nouvelles publiées dans la presse américaine (tradition bien ancrée aux Etats-Unis et toujours vivace), mais ne se fit connaître du public francophone qu’à partir de la publication de Wisconsin, qui lui valut un succès fulgurant en 2007.

Chronique familiale sur fond de guerre du Vietnam, Wisconsin est aussi un roman de terroir, celui de cette région sauvage bordée par le Michigan à l’Est, le Minnesota à l’Ouest et les grands lacs au nord. Sa littérature se rapproche, toutes proportions gardées, de cette mouvance très américaine appelée, faute de mieux, “nature writing”. Mais point de considérations philosophico-politiques dans Wisconsin, qui se rapproche davantage des romans de Jim Harrison (écrivain voisin sur le plan géographique) que des essais d’Henri David  Thoreau. 

Récit polyphonique se déroulant sur trois époques différentes, Wisconsin raconte l’histoire conjointe de deux familles. Les Lucas, issus d’immigrants allemands venus s’installer tardivement dans le nord de l’état, et les Morisseaux, dont le mari Ernie est d’origine indienne par ses parents. Les deux familles vivent dans des fermes voisines, mais n’ont que peu en commun. Ce sont les enfants des Lucas, Bill et Jimmie, qui finiront par briser la glace et par tisser des relations étroites avec les Morisseaux. Il faut dire qu’Ernie et son épouse, Rosemary, n’ont jamais eu d’enfants et que les deux garçons souffrent du comportement autoritaire de leur père, alcoolique notoire, qui n’a jamais réussi à faire décoller son exploitation agricole. Emporté, violent, menteur et veule, John Lucas maltraite sa femme et ses garçons, se glorifie d’un passé d’ancien combattant purement imaginaire et méprise ses voisins au-delà du raisonnable. Tous ceux qui font d’ailleurs preuve de plus de réussite, de courage ou d’intelligence provoquent son ire, un courroux que John ne sait exprimer que par des insultes et des coups, surtout envers les plus faibles. Claire sa femme, autrefois jolie jeune-femme enjouée et dynamique, bien plus éduquée et instruite que son mari, a vu son éclat se ternir sous les violences de son époux, sa beauté s’est fanée, son corps s’est émacié et ses mains sont devenues sèches et calleuses. Malgré l’amour qu’elle porte à ses enfants, Claire se montre distante et parfois absente, elle se replie au fond de son être, puisant sa force dans une certaine forme de déni. Quelques arpents de terre plus loin, la ferme des Morisseaux semble être un havre de paix. Sans pour autant être aisés, Ernie et Rosemary, travaillent avec ardeur et intelligence pour exploiter une terre hélas ingrate sous un climat souvent rude. Leur amour solide rassure les deux garçons, qui trouvent auprès du couple un foyer de substitution, au grand dam de John Lucas, qui vit comme un affront l’intérêt que les Morisseaux portent à ses enfants. Jimmie l'aîné, part souvent chasser avec Ernie dans les forêts et les marécages qui bordent leur propriété, il fait preuve d’un talent certain à la carabine et montre tout autant d’enthousiasme à pêcher. Bill, bien plus jeune, se réfugie souvent dans la cuisine de Rosemary. Désormais plus grand et plus fort que son père, Jimmie n’a plus grand chose à craindre de ses coups, mais en grandissant, l’ado rebelle devient lui aussi plus dur et finit par s’enrôler pour partir au Vietnam, sans doute pour échapper à l’atmosphère familiale délétère. Hélas, il y laissera la vie, soufflé par un jet brûlant de napalm destiné pourtant à l'ennemi. Bill et sa mère se retrouvent désormais seuls face à John, Jimmie ne pourra plus jamais prendre soin d’eux et les protéger. Mais pour Bill, son frère n’a pas complètement disparu, son esprit rôde dans la forêt où il aimait chasser, son image hante encore ses rêves de manière tellement prégnante et la nuit venue, alors que la faible lumière du réverbère de la cour peine à déchirer l’obscurité, il lui semble entendre sa voix l’appeler depuis les ténèbres. 

    Roman délicat par la fine description de ses personnages et par son écriture d’une grande sobriété, Wisconsin se révèle sur le fond moins aisé à appréhender en raison de sa brutalité et de sa violence psychologique. Loin de toute forme de misérabilisme, le récit, bien au-delà de se dureté, relève d’une certaine manière de la leçon de philosophie. Sans jamais  se complaire dans le déterminisme social, il en mesure les effets, décrivant sa mécanique implacable, notamment la propension des êtres humains à reproduire les erreurs et les schémas familiaux… pour mieux s’en extraire par la suite. Wisconsin est une leçon de vie à lui tout seul, il nous enseigne que l’on peut puiser une certaine force dans la douleur, mais qu’il est bien difficile de surmonter ses difficultés sans l’aide des autres. Aussi antipathique soit-il, John Lucas ne fait que reproduire le schéma paternel auquel il a été confronté durant son enfance, le seul qu’il ait connu et qui soit pour lui un repère. Sa capacité à enfiler des oeillères ne le distingue ni plus ni moins du commun des mortels et sa veulerie ne fait que masquer son propre désespoir face à l’échec patent de sa vie. Mais la plus grande erreur de John Lucas c’est de ne pas avoir eu le courage d’accepter l’aide des autres. Ainsi, ce roman, sombre par bien des aspects, est une leçon de vie à la fois douce et amère, qui transpire d’une humanité sincère et qui, sans jamais se montrer moralisateur ou impudique, trace un chemin qui se conclut par une note lumineuse. Voilà un roman profondément humain et empathique, d’une sobriété exemplaire et d’une profondeur rarement atteinte.

lundi 9 décembre 2019

Direct du droit : King county sheriff, de Mitch Cullin

King County sheriff de Mitch Cullin, c’est cent vingt pages de noirceur enrobée d’une plume à la fois poétique et épurée, un monologue halluciné écrit en vers libres qui glace le sang et rappelle les plus belles pages d’un certain Jim Thompson. 



Si vous êtes fan d’American psycho, d’Un tueur sur la route ou bien encore de The killer inside me, la novella de Mitch Cullin devrait vous ravir puisqu’il s’agit ni plus ni moins que de mettre le lecteur dans la tête d’un véritable psychopathe. Doté d’une apparence un peu bonhomme, marié à une épouse amoureusement choyée (Mary) dont il élève le fils issu d’un premier mariage, le sheriff Branches a tout du parfait citoyen texan. Ce qui lui importe avant tout c’est que la paix et le calme règnent sur sa petite ville, ce qui n’est pas bien difficile au regard des missions qui lui échoient. Il y a bien quelques Mexicains qui tentent de traverser la frontière illégalement ou bien encore cette histoire de chiens empoisonnés à travers le comté, mais les responsables croupissent depuis au fond d’un puits. Affaire réglée. D’ailleurs ce puits, c’est celui dans lequel il vient d’envoyer le fils de Mary, celui-là même qui le considérait comme son père et qui petit venait poser sa tête sur ses genoux en lui réclamant un peu d’attention. Cette chère tête blonde qui brusquement s’est mise à grandir, à se raser le crâne et à porter des rangers et des treillis militaires. Mais c’est surtout cette fascination pour les croix gammées et les discours extrémistes qui l’ont convaincu de mettre un terme à cette dérive. Pendant que l’ado hurle depuis son trou, le sheriff Branches n’aspire qu’à une chose, retrouver un peu de tranquillité, celle de son foyer dans lequel Mary l’attend, c’est soirée Burritos ce soir et personne ne les prépare mieux que sa femme, un vrai cordon bleu. Il aura tout le temps d’imaginer une stratégie pour expliquer la disparition de son beau-fils, d’ailleurs il prendra les choses en main, soulèvera des montagnes, organisera une battue et mettra la ville en effervescence pour le retrouver. Il doit bien ça à sa tendre Mary. De toute façon, il a maintenant compris qui était responsable de ces meurtres de chiens et ce n’est que justice qu’il ait rejoint ces deux pauvres Mexicains au fond du puits, bientôt il faudra pourtant que ces cris cessent, il n’en peut plus de l’entendre hurler et supplier, après tout à quoi bon entretenir amoureusement son magnifique Colt s’il ne peut de temps à autres en soupeser toute l’efficacité. Bientôt le silence régnera à nouveau sur la vieille maison de son enfance et il pourra rentrer chez lui. De toute façon, à part lui personne n’y vient jamais, il n’en reste que des ruines depuis l’incendie. 


    Autant être direct, King county sheriff ne s’adresse pas à tous les lecteurs et très honnêtement j’ai rarement eu l’occasion de lire un livre aussi noir et aussi sombre. Bien évidemment, il existe des romans qui usent du même principe et ce n’est pas la première fois qu’un écrivain nous plonge dans la tête d’un psychopathe, mais c’est sans doute la première fois qu’un auteur nous laisse aussi démunis. Le texte nous immerge directement dans l’horreur sans nous laisser le moindre répit et puis nous abandonne en rase campagne, sans explication, sans avoir pris soin de prendre le temps de souffler, d’avoir pris la mesure des choses. C’est un uppercut puissant, direct en pleine poire et on en ressort un brin hébété, K.O. par la violence du propos. L’intensité de l’impact est liée à la fois à la narration et au format très bref du roman (à peine 120 pages), mais également au style absolument brillant de Mitch Cullin, admirablement traduit soit-dit en passant. On se laisse rapidement emporter par le rythme de la prose, sa métrique implacable, voire même son élégance en dépit des mots crus et de la violence sous-jacente, ponctuée à l’occasion de quelques traits de poésie naïve. C’est sans doute dans cette parfaite dichotomie entre la violence des faits et la légèreté du propos que réside la force de ce roman brillant et glaçant.

jeudi 7 novembre 2019

SF subtile : Dans la forêt, de Jean Hegland

A la lecture de la quatrième de couverture du roman de Jean Hegland, la première remarque qui me vint à l’esprit fut : “tiens, Gallmeister se met à la SF !”. Il faut dire que la science-fiction a très largement exploré les voies du récit post-apocalyptique, souvent avec succès d’ailleurs, que ce soit dans la littérature ou bien au cinéma. Il serait bien évidemment trop fastidieux d’énumérer la liste des oeuvres majeures, mais je ne saurais trop vous conseiller de lire l’extraordinaire Enig Marcheur de Russel Hoban, l’excellent Malévil de Robert Merle ou bien encore La route de Comarc McCarthy, terrifiants à bien des égards. Mais loin d’agiter l’épouvantail du grand cataclysme thermonucléaire cher aux écrivains de SF du XXème siècle (vous pouvez remplacer par guerre bactériologique ou zombies, ça fonctionne à l’avenant), Jean Hegland nous raconte au travers du regard de deux soeurs, Nell et Eva, la brusque chute des Etats-Unis à l’orée du nouveau millénaire. De cet effondrement avant tout économique, duquel découlera la faillite de tout un système politique, puis de la société américaine dans son intégralité, l’auteure a choisi d’adopter un point de vue presque périphérique lié au mode de vie des deux adolescentes, qui de par leur éducation et leur situation familiale, se trouvaient déjà à la marge de l’american way of life. 

Nell et Eva grandirent dans une région isolée du nord de la Californie, une zone forestière éloignée de la ville la plus proche (Redwood) d’une quarantaine de kilomètre. Leurs parents, avaient fui la civilisation moderne bien avant le grand effondrement du pays. Réfugiés dans leur forêt, ils avaient construit de leurs mains le chalet de bois qui constituerait leur petit havre de paix. Elle, ancienne danseuse du ballet de San Francisco, avait raccroché ses chaussons à la suite d’une grave blessure, lui, ne voyait pas d’inconvénient à faire chaque jour le trajet jusqu’à l’école de Redwood pour exercer ses fonctions d’enseignant. Retirés du monde moderne, ils menaient une existence simplement rythmée par les saisons et les tâches quotidiennes liées à une vie rustique (potager, coupe de bois, chasse, travaux manuels…). Ensemble ils élevaient leurs deux filles, désormais âgées de 14 et 15 ans, mais qui n’avaient jamais connu l’école, leurs parents s’étant chargés de leur instruction comme de leur éducation. Ce qui ne les empêchèrent pas de réussir brillamment leur parcours scolaire. Nell, se préparait à entrer avec succès à Harvard, alors qu’Eva, sur les traces de sa mère, se destinait à une grande carrière de danseuse. L’isolement de la famille, s’il agit comme une sorte de filtre, ne fit que retarder l’inéluctable. Les coupures d’électricité furent l’une des premières manifestations du dérèglement de l’économie, rares au début, elles se firent de plus en plus nombreuses, puis la lumière s’éteignit pour toujours, avec comme corollaire l’impossibilité de faire fonctionner les appareils modernes pourtant autrefois indispensables. La ligne de téléphone restait désespérément muette et bientôt Internet ne fut plus qu’un souvenir. Puis vint la mort de leur mère, des suites d’un cancer pourtant détecté à temps, leur père ne s’en remit jamais. Leur potager permit aux deux soeurs de se nourrir convenablement durant la première saison, mais les produits de première nécessité vinrent rapidement à manquer. A Redwood de toute façon, la pénurie commençait à sérieusement se faire sentir. Les commerces fermaient boutique les uns après les autres et les supermarchés n’eurent bientôt plus que des rayons vides à offrir. De toute façon l’essence devint rapidement une denrée rare et après un ultime aller-retour en ville, il fallut se rendre à l’évidence, la voiture était devenue un objet parfaitement inutile. Désormais orphelines, les deux jeunes filles étaient livrées à elles-mêmes, seules au milieu d’une immense forêt, privées de moyens de communication et donc incapables de savoir où en étaient les affaires du monde et si quelque part dans le pays des citoyens s’organisaient pour survivre. Mais elles avaient un toit, un potager et du bois pour se chauffer. Et puis la grande forêt et leur éloignement les protégeaient des éventuels comportement prédateurs.

La démarche de Jean Hegland s’inscrit donc dans une certaine tradition du récit d’anticipation, mais son approche se veut bien plus intimiste et si l’arrière-plan social, économique et politique est bien évidemment esquissé, il s’efface pour laisser place à une histoire centrée sur la relation entre les deux soeurs, avec justesse et sensibilité, mais sans aucun pathos. C’est à travers leurs yeux innocents que l’auteure décrit l’effondrement brutal et inéluctable d’une Amérique qui ne s’était jamais réellement préparée à chuter de sa place de leader du monde moderne. On observe donc fasciné à la fin d’une civilisation qui se croyait invincible, mais qui, telle un colosse aux pieds d’argile, s'effondra en quelques mois. Mais tout cela est maintenu à distance, l’auteure préfère ici se concentrer sur le plus petit dénominateur commun, l’intime, l’humain. Pas de scènes de violence urbaine, pas d’épisodes de pillage décomplexé, par de révolution ou de guerre civile. Tout est raconté à l’échelle locale, le plus simplement du monde, parfois la violence reste suggérée, comme dans cet épisode où la famille tente de rejoindre la maison d’un couple d’amis et découvre une fois arrivé à destination, que la maison est occupée par d’autres personnes. Sans explications, sans paroles, la menace reste implicite et au lecteur d’imaginer l’indicible. Il y a bien évidemment quelques scènes difficiles, l’auteure aurait bien eu du mal à y échapper car le monde qu’elle décrit n’a rien d’idyllique et il est bien évident qu’un pays sans règles et sans système de régulation et de police ne peut qu’être livré aux comportements les plus vils, les prédateurs se révèlent, laissant libre cours aux plus bas instincts.
Écrit avec une grande simplicité et une certaine économie de moyens, Dans la forêt est un récit prenant et original, loin des clichés du genre et de toute tentative d'esbrouffe. Le rythme y est lent (dans le bon sens du terme), la narration subtile et le propos à la fois touchant et profond. Evidemment, il y a dans ce genre de littérature quelques passages obligés et on n’échappe pas totalement au petit guide de survie, mais c’est écrit avec tellement d’intelligence et de bon sens, qu’on ne peut que s’incliner. Mais la plus grande force du roman, c’est qu’il ne se montre jamais moralisateur ou idéologique, il raconte et donne à réfléchir. C’est déjà beaucoup.

samedi 2 novembre 2019

Le veilleur du jour, de Jacques Abeille

Faire la critique de l’oeuvre de Jacques Abeille n’a rien d’une évidence et encore moins d’une sinécure, face à un talent d’écriture aussi hors-norme il faut évidemment savoir faire preuve d’humilité… tout en essayant de trouver quelques chose d’intéressant à dire, un angle, une approche, une aspérité. Mais quelle que soit l’approche on se sent petit, tout petit, et si on écrivait encore avec une plume, celle-ci tremblerait face à l’ampleur d’une tâche pourtant en apparence si simple : décrire, raconter, expliciter l’histoire que l’on vient de lire et qui nous a transporté durant plus de six cents pages. A oeuvre exceptionnelle doit obligatoirement répondre une critique exceptionnelle, mais évidemment, cette attente démesurée ne peut donner lieu qu’à la fameuse angoisse de la page blanche (ou du curseur qui clignote sur l’écran du traitement de texte, choisissez l’image qui vous convient le mieux). Alors on se fait violence et on commence à écrire, mot après mot, ce qui sera fatalement une tentative un peu vaine de faire preuve d’éloquence. Après le point final viendra fatalement la sensation désagréable ne n’avoir pas su retranscrire parfaitement ce que l’on voulait transmettre, comme une légère amertume en bouche face à sa propre médiocrité. Et pourtant Jacques Abeille mérite que son oeuvre soit davantage mise en lumière, que les lecteurs transmettent à d’autres lecteurs leur expérience et leur ressenti, ce vertige immense face à la démesure d’une oeuvre fondamentale et pourtant méconnue, mais qu’une poignée d’initiés a su préserver du destin tragique qui semblait l’attendre, à savoir rejoindre le cimetière des livres oubliés. On ne remerciera donc jamais assez les éditions Le Tripode d’avoir depuis 2010 entrepris de rééditer l’oeuvre de Jacques Abeille, de manière à la fois exhaustive et qualitative, en témoigne le choix des illustrations réalisées par François Shuiten, dont l’univers graphique colle parfaitement avec celui de l’écrivain.

Dans ce second volume du cycle des Contrées, le lecteur est invité à rejoindre la capitale de l’empire, Terrèbre, dont la splendeur et la démesure attirent à elle les foules venues des quatre coins des Contrées chercher travail, fortune ou luxure. Parmi cette masse grouillante et affairée figure un homme singulier, seul, sans passé, sans histoire et dont l’unique élément distinctif consiste en une ceinture de serpent finement ouvragée, signe qu’il vient probablement de la région des Hautes Brandes, la zone frontalière des Jardins statuaires. L’homme est peu disert, discret mais sans excès et il est l’un des rares à ne pas vouloir s’attarder à Terrèbre. Ce sont les îles qui l’intéressent et la cité opulente et grouillante de vie qui règne sur l’empire ne semble être pour lui qu’une étape mineure avant qu’il puisse embarquer sur un navire qui le mènera vers sa destination. Mais il n’aura jamais l’occasion d’embarquer, car à peine a-t-il déposé ses maigres possessions dans une petite auberge proche du port, qu’il s’éprend d’une jeune serveuse qui lui dessine un nouveau destin. Il ne lui faut guère mettre à l'épreuve ses talent de séductrice pour que son protégé accepte de changer ses plans et de trouver un travail qui lui permette de subvenir à ses besoins tout en continuant à voir sa belle. Las, sur les docks personne ne semble avoir besoin de ses talents de débardeur et les entrepôts à proximité n’offrent guère de perspectives plus optimistes alors que ses maigres économies fondent comme neige au soleil dans la grande ville. Finalement la solution viendra de l’aubergiste, un homme solide et digne de confiance qui lui propose de le mettre en relation avec une obscure société archéologique à la recherche d’un veilleur. Barthélémy Lécriveur, puisqu’on apprendra plus loin dans le roman qu’il s’agit de son nom, accepte donc l’étrange mission de veiller sur un entrepôt parfaitement vide d’occupants et de marchandises. Moyennant un salaire plus que décent et quelques avantages non négligeables comme le gîte et le couvert, il n’a d’autre tâche que d’ouvrir le bâtiment le matin et de le refermer le soir jusqu’à ce qu’un jour, comme il est écrit dans une obscure prophétie, celui qu’il est censé attendre, vienne prendre possession du bâtiment. Terrassé par l’ennui inhérent à ses nouvelles fonctions, Barthélémy décide de prendre possession des lieux et entreprend d’entretenir le vieux cimetière attenant au bâtiment, puis d’explorer plus en profondeur cet étrange entrepôt…. qui révèle au fil de ses explorations sa véritable nature, à la fois riche et complexe. Envoûté par les lieux, il étudie finement l’architecture du bâtiment, expérimente et note scrupuleusement chacune de ses observations, révélant peu à peu des secrets enfouis depuis des milliers d’années.
Le veilleur du jour ne fait pas à proprement parler figure de suite aux Jardins statuaires, il en est l’extension logique sur un plan purement géographique, politique et culturel. En somme, l’auteur nous invite à découvrir une nouvelle facette de son univers, mais alors qu’il nous avait conduits à la périphérie de l’empire, cette fois il nous plonge en son coeur. Terrèbre, cette cité foisonnante, grouillante de vie et d’intrigues, est un personnage à part entière dont Jacques Abeille dévoile peu à peu quelques pans, sans forcément chercher à en faire un panorama complet. Tantôt il nous conduit dans quelque ruelle obscure et humide, dans une vieille librairie ou bien encore chez un antiquaire aux étranges manières, tantôt il nous ouvre les portes des somptueuses demeures où se livrent à des libations sans retenue des hommes et des femmes aux moeurs bien légères. Plus tard ce seront les bancs de l’université et les chaires des professeurs les plus émérites que le lecteur découvrira, avant que les palais de la cité haute ne laissent entrapercevoir les arcanes du pouvoir et d’une administration parfaitement rodée. Mais au-delà de ces descriptions hautement fascinantes d’une cité qui se croit encore à l’apogée de sa puissance, c’est son atmosphère déliquescente qu’il nous livre, ce mélange de fébrilité, d’affairement mâtiné de corruption dont on se doute qu’il marque le début de la fin. Déjà les fissures les plus évidentes craquellent l’unité de façade dont se pare la cité, le peuple montre des signes d’agitation, les facultés grognent à l’unisson et le pouvoir répond par un autoritarisme qui ne fait que révéler davantage son impuissance à juguler cet esprit de révolte.

Cette capacité à nous faire sentir et ressentir l’atmosphère puissante de cette ville étonnante, est liée bien évidemment au talent d’écriture hors-norme de Jacques Abeille, sa plume presque organique, d’une richesse inouïe est littéralement envoûtante. Elle se veut encore plus travaillée que dans Les jardins statuaires, plus complexe, presque baroque. Chaque mot est choisi avec soin, chaque tournure de phrase fait preuve d’une élégance folle et colle parfaitement à l’univers surréaliste dépeint par l’auteur. Le pendant de cette incroyable richesse stylistique, c’est qu’elle ne souffre aucune faute d’inattention, l’oeuvre requiert un engagement de tous les instants de la part du lecteur, sous peine d’être rapidement éjecté du flow. Le veilleur du jour n’est pas de ces romans que l’on peut lire entre deux stations de métro, coincé entre un jeune cadre dynamique et un ado victime d'une panne de réveil. Il nécessite un certain état d’esprit, de la volonté et bien évidemment du temps car vous ne plierez pas ce roman en deux soirées. Un peu comme une bonne bouteille de spiritueux, un roman de Jacques Abeille se savoure, s’apprécie en prenant son temps, se déguste avec délectation et distinction car au-delà de l’exercice de style, se déploie toute la poésie subtile et délicate d’une histoire profondément touchante et sincère, celle de Barthélémy Lécriveur, homme sans passé et sans histoire, dont le destin se montre aussi magnifique qu’émouvant… et dont la fin tragique est inscrite dès les premières lignes du texte. Le veilleur du jour est une nouvelle pierre apportée à l’univers livresque de Jacques Abeille, un univers d’une richesse étonnante où onirisme, merveilleux et surréalisme se conjuguent harmonieusement pour former peu à peu une véritable cathédrale littéraire dont on retrouve certes quelques échos chez d’autres écrivains du mouvement surréaliste, mais dont on peine à trouver l’équivalent dans la démesure créatrice, mis à part peut-être chez un certain J.R.R. Tolkien.

vendredi 27 septembre 2019

Nord-Michigan, de Jim Harrison

Après tout un été passé en compagnie de Jim Harrison, voici venu le temps de lui dire adieu pour une période indéfinie. Bien qu’il me reste encore quelques lectures essentielles de cet auteur, il est l’heure de faire une petite pause et d’aller voir d’autres contrées littéraires, bien que les paysages des romans de Big Jim soient un émerveillement de tous les instants. Et quelle meilleure occasion que de terminer sur une aussi belle note que Nord Michigan, dont les derniers mots résonnent encore à mon oreille avec une douceur à nulle autre pareille.


A 43 ans, Joseph mène une vie tranquille, engoncé dans ses habitudes et dans une certaine forme de tranquillité mélancolique. Son métier d’enseignant de campagne commence désormais à lui peser, lui, le fils d’un agriculteur suédois venu aux Etats-Unis pour échapper à la conscription. C’est comme si son destin avait été directement écrit à sa place le jour où, au cours d’un accident agricole, il eut la jambe en partie broyée par une machine. Durant toute son enfance Joseph traîna cette jambe invalide sans jamais se plaindre, se réfugiant dans ses rêves d’océan, mais contraint pourtant de se contenter d’aller chasser ou de pêcher dans les rivières et les lacs de sa campagne natale. C’est sans doute à cause de cette infirmité que Joseph accepta le destin modeste qui s’offrait à lui. Jamais il ne quitta son Nord Michigan et lorsque son père mourut, il entretint la ferme familiale du mieux qu’il put, bien conscient qu’il n’avait pas de grandes compétences et encore moins d’appétences sur le plan agricole. Il aurait pu s’en contenter si son métier d’enseignant lui avait permis de s’épanouir, mais cette voie était elle aussi celle du dépit, celle que la communauté avait tracé pour un jeune infirme sans doute incapable de reprendre l’exploitation agricole de ses parents. Mais à 43 ans, Joseph cale, il lui semble que la plus grande partie de sa vie est désormais derrière lui et qu’il n’a pas su en faire grand chose. Il n’a même pas pu se résoudre à épouser Rosealea, son amour d’enfance, qui épousa son meilleur ami, mais finit par revenir dans ses bras. Elle est pourtant jolie Rosaelea, douce, aimante et compréhensive. Tout le monde dans le coin sait que ces deux là finiront par se marier. Mais Joseph bloque, comme s’il n’arrivait pas à pardonner à Rosaelea d’avoir choisi Orin vingt ans plus tôt. Puis vint Catherine, l’une de ses élèves de terminale. Sa beauté insolente, sa fraîcheur et son intelligence subtile ne laissent pas Joseph indifférent. Elle a du caractère Catherine. Elle sait ce qu’elle veut et Joseph ne peut s’y soustraire. 


Avec ses faux airs de Lolita, Nord Michigan pourrait laisser penser que l’ombre de Nabokov plane sur ce roman, mais il n’en est rien car les apparences ne sont que superficielles et le Joseph de Jim Harrison n’a que peu de similitudes avec le Humbert de Lolita, pervers patenté abusant d’une fillette de douze ans. D’abord parce que Catherine est beaucoup plus âgée, mais aussi parce qu’elle n’a rien d’une ingénue. Elle est intelligente, éduquée et c’est elle qui est à la manoeuvre davantage que Joseph. Il n’y a d’ailleurs aucun jugement de valeur dans le roman de Jim Harrison et, en dépit du contexte historique, pas véritablement de scandale au sein de cette petit communauté du Midwest. C’est assurément l’un de ses principaux points faibles du récit, mais aussi sa plus grande force. On a peine à croire qu’une liaison aussi sulfureuse, en plein milieu des années cinquante, ait pu voir le jour sans faire au moins jaser, mais on se laisse porter par ce beau roman, sur lequel plane un spleen indéfinissable et dont la saveur évoque la douceur d’un automne ensoleillé. Pas de cri, pas de violence, même pas l’ombre d’une tragédie. Jim Harrison raconte avec simplicité les amours d’un homme qui n’a jamais pu être maître de sa propre existence. Ballotté par les vicissitudes de la vie, il a courbé l’échine face au destin que l’on avait tracé à son intention, avant d’en saisir toute la vacuité. On pourrait trouver Joseph pathétique et sa tentative de rébellion ridicule, mais Jim Harrison sait trouver les mots justes et décrit avec beaucoup de sensibilité son personnage, lui donnant de l’épaisseur, de la substance, laissant le lecteur entrevoir son âme. Et puis il y a cette nature splendide que Jim Harrison décrit avec un immense talent, au point de donner envie au lecteur de découvrir ces terres méconnues qui bordent les grands lacs du nord est des Etats-Unis, ce Michigan ou ce Wisconsin mal aimés et qui pourtant regorgent de trésors. On s’imagine par une belle journée d’automne, chaussé de longues cuissardes, habillé d’une épaisse chemise à carreaux, une casquette de trappeur enfoncée jusqu’aux oreilles, lancer d’un geste habile une canne légère et souple de pêcheur à la mouche, avec pour seul compagnon le bruit d’un torrent rapide et sauvage s’écoulant au milieu d’une clairière bordée d’épicéas. Plus loin, un rat musqué pointe son museau moustachu hors de l’eau, humant l’air pur et frais, et une demi-douzaine de canards sauvages s’arrachent du plan d’eau dans un concert de battement d’ailes. Vous êtes bien et vous voulez que ce roman ne s’arrête jamais, c’est là tout le talent de Jim Harrison.

mardi 10 septembre 2019

Hold-up livresque : Sorcier, de Jim Harrison

Petite chronique éclair pour un roman un peu à part dans la carrière de Jim Harrison, dans lequel on retrouve relativement peu d’éléments caractéristiques du reste de son oeuvre, mais qui réussit pourtant à divertir avec succès son lecteur grâce à un humour assez bon enfant et un second degré qui frôle le hold-hup.

Imaginez un grand gaillard prénommé John Lundgren, alias Jonny, alias le Sorcier, amateur de bonne chère et de galipettes enthousiastes en compagnie de sa magnifique épouse Diana. Sans emploi depuis qu’il a perdu son job d’analyste financier à 45 000$ par an, Sorcier sombre dans une douce mélancolie parsemée de brusques changements d’humeur et de phases d’hyperactivité culinaire. Epuisée par ce mode de fonctionnement alternatif, Diana lui dégote un nouveau boulot auprès d’un de ses collègues, le richissime et très particulier Dr Rabun, inventeur de génie de prothèses médicales, englué semble-t-il dans des placements hasardeux, une ex-femme pour le moins dépensière et un fils avide de toucher sa part d’héritage. En charge pour sorcier de mettre de l’ordre dans les affaires du bon docteur, d’enquêter sur les différents vols dont il fait certainement l’objet dans ses participations financières, de mettre un terme aux revendications de l’ex-femme et à la voracité de son fils exilé en Floride. Un boulot d’enquêteur privé en somme, qui lui permettra de ramasser un joli pactole. 

Oubliez le Jim Harrison des grands espaces, proche de la nature et père de personnages complexes et travaillés. Sorcier évolue dans le registre de la farce bon enfant, dans le seul but de faire sourire et de divertir le lecteur. La bonne nouvelle c’est que même un roman mineur de Jim Harrison vole très largement au-dessus de la mêlée. Certes, son personnage de John Lundgren a toutes les apparences d’un bouffon des temps modernes. Faussement dépressif et vaguement instable, bourré de troubles compulsifs plus ou moins obsessionnels, Sorcier n’est en apparence pas d’une grande substance. Et on a beau sourire de certaines de ses pitreries, la plupart de ses frasques nous laisse sans voix et sa propension à tromper une femme superbe, amoureuse et soucieuse de son bien-être ne nous laisse pas moins interloqué. La réaction la plus naturelle serait donc de jeter le bébé avec l’eau du bain et de ne retenir de ce roman que l’aspect le plus superficiel, celui d’une blague de potache, une vaste pitrerie qui fut sans doute une belle récréation pour son auteur. Vous n’auriez pas forcément complètement tort, mais au-delà de la farce, se cache souvent un clown triste, un personnage qui dépasse sa frivolité apparente et interroge forcément. Les interrogations existentielles de Sorcier, son côté entier et fonceur en font un personnage loin d’être complètement lisse. Au fond, sorcier est un marginal, un hédoniste au sens le plus pur, qui refuse les conventions et prend un malin plaisir à foutre le bordel partout où il passe en mode grand seigneur. Certes, ce n’est pas du Spinoza ou du Nietzsche, mais comme philosophie de vie, ça peut se défendre.

jeudi 5 septembre 2019

Littérature des grandes plaines : Dalva, de Jim Harrison

Rares sont les auteurs à n’avoir publié au cours de leur carrière que des chefs-d’oeuvre et Jim Harrison, en dépit d’une production d’une grande constance, n’échappe évidemment pas à la règle. En raison de son ambition littéraire évidente, Dalva est considéré communément comme l’un de ses romans majeurs, aux côtés de Légendes d’automne ou bien encore De Marquette à Veracruz. On y retrouve tous les éléments constitutifs de son écriture comme l’influence évidente de la nature et des grands espaces, une certaine critique de l’establishment et des élites bourgeoises, mais aussi et surtout des personnages profonds irrigués par l’immense sensibilité de l’auteur. Probablement inspiré de certains éléments biographiques (le monde des grands exploitants agricoles, ses origines suédoises), Dalva est en quelques sorte le pendant féminin de l’auteur. Dans ce roman, Big Jim mêle chronique familiale et histoire de la conquête de l’Ouest en alternant deux époques différentes pour mieux éclairer le présent. 

A 45 ans, Dalva a déjà vécu plusieurs vies. Issue d’une famille de grands propriétaires terriens, la jeune femme quitta son Dakota natal après la mort de son grand-père paternel, qu’elle adorait et qui fut pour elle un substitut de père lorsque ce dernier disparut en Corée. Désormais rattrapée par son passé, Dalva accepte d’assumer un héritage pour le moins complexe, au risque de raviver des souvenirs qu’elle préférait garder enfouis au plus profond d’elle-même. Mais de retour dans le ranch familial, au milieu de ses terres, des chevaux et des lieux qui ont marqué son enfance, elle ne peut empêcher de se rappeler Duane ; celui qui fut dès l’âge de quinze ans l’amour de sa vie et qui lui donna un enfant dont désormais elle ne sait rien, contrainte à l’abandonner dès sa naissance. Duane était sioux, taiseux et sauvage, il fut son meilleur ami puis son amant, avant que son grand-père, lui-aussi à moitié sioux, ne mette fin à l’idylle et ne renvoie Duane d’où il était venu. Jamais elle ne l’oublia et ne put le revoir qu’une fois, un peu avant sa mort, alors que la guerre du Vietnam l’avait brisé et détruit de l’intérieur. Désormais Dalva n’a plus qu’une idée en tête, retrouver son fils et lui donner l’amour qu’elle n’a pu lui accorder au cours des presque trente dernières années. Après toute une vie sans but précis, la jeune femme remet donc de l’ordre dans son existence et se trouve une nouvelle raison de vivre, mais sa quête promet d’être longue et délicate. Dalva peut néanmoins compter sur le soutien de sa mère, de sa soeur et de quelques amis, peu nombreux mais fidèles. Dans ses bagages elle ramène son petit ami du moment, Michael, un universitaire en quête de reconnaissance, mais au comportement souvent parfaitement immature, voire même complètement enfantin. Ce brillant professeur d’histoire à l’esprit acéré et à la rhétorique bien affutée, est pourtant bien incapable de se conduire en adulte, alors Dalva le materne et veille sur lui. En rentrant dans le Dakota, elle aurait pu s’en tenir là et laisser Michael en Californie, mais ce dernier est spécialiste d’histoire amérindienne et la famille de Dalva détient depuis plusieurs générations d’importants documents, notamment le journal de l’arrière grand-père, qui fut marié à une indienne et très tôt acquis  à la cause des peuples autochtones. Missionnaire auprès des tribus sioux, il fut le porte-parole et le grand défenseur des Lakotas. Michael a promis au conseil de son université qu’il pourrait accéder à ces documents et en faire la synthèse, en dépit d’un certain agacement, Dalva ne se sent pas d’abandonner Michael alors que sa carrière est en jeu. 

Roman profondément intimiste, au rythme lent émaillé de nombreuses digressions, Dalva prend son temps et se tient éloigné des lignes à grande vitesse empruntées par les page turners et autres bestsellers calibrés à la sauce marketing. Non, il n’y a pas d’action débridée dans ce roman, qui vogue au gré des souvenirs de son personnage principal, il faut en saisir le rythme, comme un blues low tempo, lent, puissant, éminemment profond. Si vous atteignez la centième page et que vous trouvez que le roman ne décolle pas, laissez tomber, ça n’ira pas plus vite, Dalva évolue dans les strates atmosphériques les plus hautes, sans faire varier sa vitesse de croisière. En revanche, si vous vous laissez emporter par sa petite musique, vous découvrirez un roman d’une grande richesse, émouvant, érudit, parfois même drôle (essentiellement grâce au personnage de Michael), une oeuvre enracinée dans l’histoire de l’Amérique des grandes plaines et de la région des grands lacs, profondément irriguée par un féminisme apaisé et loin des combats de genre. Dalva est l’un des plus beaux personnages féminins qu’il m’ait été donné de lire, sa modernité transperce le roman de part en part. Belle, certes, mais aussi libre dans sa manière de penser et de se comporter, Dalva séduit par son refus de se conformer aux stéréotypes et par sa soif de vivre dans le vrai. C’est dans sa capacité à se débarrasser de tous les artifices de la vie moderne qu’elle nous touche au plus profond. Elle incarne avec brio l’âme des grandes plaines, ses vastes prairies où l’herbe bruisse au grès du vent, ses rivières sauvages où les truites sauvages s’ébattent dans l’eau vive… et là, au milieu de ces paysages grandioses, Dalva chevauche son cheval favoris, l’air fouette son visage épanoui alors que ses talons s’enfoncent avec l’assurance des grands cavaliers dans les flancs de sa monture. Presque un cliché, et pourtant non car Dalva sait encore s’émerveiller de ce qu’elle voit pour la énième fois et parce que c’est dans sa nostalgie qu’elle puise sa force et trouve la source d’un plaisir à chaque fois renouvelé. Si vous trouvez une meilleure philosophie de vie, faites-moi signe.

jeudi 15 août 2019

Fureur de vivre : Un bon jour pour mourir, de Jim Harrison

Il y a des moments dans sa vie de lecteur où la rencontre avec un univers littéraire paraît inévitable, cette année je suis entré en collision avec l’oeuvre de l'auteur américain Jim Harrison. Je n'avais jamais lu aucun roman de Big Jim, tout juste avais-je fait le lien avec le film Légendes d'automne, adapté de trois longue nouvelles. Mais après avoir lu un peu par hasard Un bon jour pour mourir puis enchaîné sur De Marquette à Vera Cruz, j'ai eu un énorme coup de cœur pour cet écrivain des grands espaces, à l'écriture âpre et sèche, mais d'une profonde humanité. L'avantage c'est que son œuvre est riche est foisonnantes de romans et de nouvelles aux thèmes très variés, mais toujours attachés à décrire l'humain dans sa dimension la plus intime et la plus bouleversante.


Alors qu'il n'est pas encore âgé de trente ans et traverse une grave crise existentielle, un jeune américain parti du côté de la Floride pour noyer sa profonde mélancolie dans les eaux bleu turquoise des Caraïbes, fait la rencontre d’un allumé prénommé Tim. Ancien militaire désormais sans boulot, il semble bien décidé à flamber le petit pécule amassé au cours de sa carrière de barbouze en drogues diverses  et variées, alcools forts, parties de billards et prostituées. Rapidement, les deux lascars deviennent inséparables et à force de s’échauffer les sangs (et accessoirement de consommer trop de drogue et d’alcool), ils se mettent en tête rien moins que de faire sauter un barrage du Colorado. Leurs revendications paraissent pour le moins aussi obscures que leur discours d’alcooliques patentés et leur méthodologie est digne d’une stratégie élaborée par un gamin de dix ans. On fonce, on fait tout sauter et on verra après. En chemin, Tim récupère sa petite amie, la douce et magnifique Sylvia, à laquelle il avait promis le mariage à son retour du Vietnam, mais qu’il ne peut se résoudre à épouser. Bien évidemment, la jeune femme fait rapidement tourner la tête de notre narrateur, charmé par ses jambes sublimes et touché en plein coeur par sa grâce et sa fragilité à fleur de peau. Déchirés par une tension sexuelle difficilement exprimable, mais unis par leurs fêlures  intérieures, ces trois là foncent sur les routes du grand ouest, écumant les bars et les boîtes de strip tease, l’esprit embrumé par les vapeurs de l’alcool, la raison profondément obscurcie par l’adrénaline.


Taxé, à mon sens à tort, de road trip à l’américaine Un bon jour pour mourir n'est pas exactement un roman majeur de Jim Harrison, mais il réussit néanmoins le tour de force de transmettre quelque chose d'assez indéfinissable et de difficilement quantifiable ; au-delà de son apparente légèreté thématique et d’une certaine vacuité de façade, il recèle une certaine profondeur, une sorte d'immense tristesse désabusée qui confine au spleen et que l’on imagine facilement générationnelle. L’histoire en elle-même n’a que peu d’intérêt et le roman est surtout porté par ses personnages, à la fois torturés et étrangement émouvants. Et comme souvent dans ce genre de roman, ce n’est pas tant le but final qui retient l’attention, mais le voyage en lui-même et ce qu’il nous apprend sur la nature humaine. Toutefois, si les délires érotico-existentiels des personnages de Jim Harrison ne sont guère votre tasse de thé, je vous suggère d’aller plutôt arpenter les grands espaces de ses romans majeurs, comme le splendide Dalva ou le non moins excellent De Marquette à Vera Cruz.

jeudi 20 juin 2019

Dans la combi de Thomas Pesquet, de Marion Montaigne

Comme de nombreux enfants j’imagine, j’ai longtemps eu une passion dévorante pour l’espace. Passion qui me poussait à compulser une quantité astronomique d’ouvrages divers et variés ayant trait au sujet : documentaires, magazines de vulgarisation scientifique, romans de science-fiction, bande-dessinées…. sans compter les films, séries TV et autres jeux vidéos qui me permettaient de me plonger avec délice dans les limbes les plus profondes de l’univers. Oui, j’ai longtemps rêvé d’être astronaute, mais à cet âge cela ne signifie pas grand chose puisque plus petit encore je rêvais de conduire un camion poubelle. En grandissant on finit par devenir raisonnable et on choisit un métier qui assurera une certaine stabilité familiale et une forme de sécurité professionnelle… mais on n’oublie jamais complètement ses rêves d’enfant. Aussi, dès que j’en ai l’occasion je replonge avec une fascination toujours intacte dans un roman de SF ou dans un documentaire sur la conquête spatiale. Et pourtant, je suis complètement passé à côté du phénomène Thomas Pesquet. J’ai bien vu dans les médias que l’astronaute français était devenu au fil de sa mission à bord de l’ISS extrêmement populaire, que sa jeunesse, son enthousiasme et sa joie de vivre son rêve étaient communicatifs… mais rien à faire, pour moi, tout cela relevait surtout de la communication. C’est finalement par l’intermédiaire d’un de mes élèves, que j’ai plongé dans l’aventure Thomas Pesquet, après qu’il m’eut longuement fait l’article du documentaire graphique de Marion Montaigne. Et paf, après quelques pages j’étais désormais devenu fan du bonhomme.

Commençons par lever d’entrée une ambiguïté. Non, en dépit de son graphisme volontairement naïf, Dans la combi de Thomas Pesquet n’est pas une BD pour enfants, mais un vrai documentaire, avec un contenu scientifique certes limité, mais néanmoins limpide et pédagogique. Bien évidemment, les enfants peuvent parfaitement lire cet album et en comprendre l’essentiel, mais l’ensemble est tout de même dense et nourri d’allusions et de références qui risquent certainement de leur passer bien au-dessus de la tête. Pour les adolescents et les adultes, c’est en revanche une lecture hautement recommandable. Le lecteur est ainsi invité à suivre le parcours de Thomas Pesquet depuis les premières phases de sélection pour devenir astronaute jusqu’à la fin de sa mission à bord de l’ISS, en juin 2017. On pourrait se dire que lire un album dont les ⅔ concernent pour l’essentiel des tests et des entraînements aurait quelque chose de fondamentalement rébarbatif, mais il n’en est rien pour deux raisons. La première c’est que l’enthousiasme de Thomas Pesquet est d’une telle sincérité qu’il finit par être touchant et communicatif. L’homme a quelque chose de naïf et de fondamentalement droit, son intelligence est à la fois simple et lumineuse et son attitude force l’admiration et le respect. Il y a comme une évidence à le voir réussir tant il semble habité par son projet. Dans un monde où règnent l’hypocrisie, la communication à outrance et, il faut bien l’avouer, une certaine forme de cynisme, son parcours redonne de l’espoir et de l’énergie. Thomas Pesquet est un bon gars, c’est indéniable, mais il est aussi brillant et il ne faudrait pas l’oublier. La seconde raison pour laquelle cet album est incontestablement une grande réussite, a trait à l’humour bon enfant et parfois assez fin qui émaille le récit. C’est à la fois drôle, enlevé et profondément enthousiaste. Marion Montaigne et Thomas Pesquet ont l’art de dédramatiser et de raconter par le petit bout de la lorgnette un dessein éminemment plus vaste. Les enjeux économiques deviennent des détails sans importance alors qu’apprendre à faire caca dans l’espace devient un sujet capital et éminemment technique. Chaque anecdote est ainsi l’occasion de souligner le génie de ces hommes et de ces femmes qui depuis les années cinquante ont oeuvré pour que l’homme, ce mammifère si fragile, puisse affronter un environnement incroyablement hostile et dangereux. Alors on se plaît encore à rêver et à réenchanter la conquête spatiale parce que depuis que l’homme est apparu sur Terre, il n’a eu de cesse d’explorer et de repousser ses propres limites. Sans doute est-ce la raison pour laquelle l’aventure de Thomas Pesquet résonne si fort en nous, que vous ayiez rêvé d’être astronaute ou pas.