Plongée glaçante dans
l’enfer afghano-pakistanais, Pukhtu Primo est le premier volet du
diptyque que Doa consacre au conflit qui embrase le Moyen-Orient
depuis bientôt quarante ans et qui connut son apogée avec
l’intervention des forces américaines (à partir de 2001). Un roman
qui mêle habilement considérations géopolitiques, espionnage et
thriller, mais qu’il convient cependant de mettre en perspective
avec d’autres oeuvres pour avoir une vision d’ensemble. Je vous
renvoie donc vers la lecture de Mille soleils splendides de Khaled
Hosseini, qui propose un regard féminin sur le conflit et un point
de vue très intéressant sur la montée en puissance des Talibans,
ou bien encore le visionnage de Zero dark thirty, film sobre et
maîtrisé racontant la traque de Ben Laden par les services de
renseignement américains.
Roman choral extrêmement
dense, Pukhtu se déroule pour l’essentiel entre l'Afghanistan et
le Pakistan, s’autorisant à peine quelques détours du côté de
la France et de l’Afrique. On y suit les parcours croisés de Fox
et de sa bande de mercenaires employés par Longhouse, une société
privée auprès de laquelle la CIA sous-traite certaines opérations
commando et des missions de renseignement. Second personnage central,
Peter Dang, reporter de guerre américain qui tente de percer à jour
les activités menées par certains membres peu recommandables de
Longhouse, essayant vainement de mettre en lumière la vilaine petite
arrière-cuisine d’une CIA peu regardante sur le plan éthique.
Enfin, le roman s’attarde longuement sur la vendetta que mène un
chef de clan pachtoune, Sher Ali Khan, à l’encontre de ceux qui
sont responsables de la mort de son fils aîné et de sa fille la
plus chère, au cours d’une opération des forces américaines
destinée à éliminer un chef taliban. Complexe par le foisonnement
de ses personnages secondaires, aussi bien que par sa dimension
géopolitique, Pukhtu est aussi une plongée au coeur de la culture
afghano-pakistanaise, de son étonnant système tribal étranger à
toute idée de frontière et fonctionnant selon ses propres règles.
Certes, ces éléments culturels et politiques sont connus, mais la
forme romanesque leur rend davantage de substance qu’une simple
description clinique et purement documentaire. La tension entre les
multiples clans et les différentes ethnies de la région, la
codification extrême des relations sociales, la place centrale de la
religion dans la vie de ces populations…. tous ces éléments
acquièrent un certain relief, une densité qui, au-delà de la
fiction, devient incroyablement authentique. Authenticité renforcée
par l’insertion de coupures de presse, rapports et autres
comptes-rendus officiels tout au long texte.
Par son aspect composite,
mêlant habilement fiction et documentaire, Pukhtu nous plonge au
coeur de l’action avec un grand souci de réalisme et une approche
sans concession du terrain. C’est sale, brutal, laid…. comme la
guerre, surtout lorsqu’elle devient un business. Mais le plus
douloureux réside dans l’incapacité de ce pays mille fois brisé
à sortir de cette dynamique mortifère. Perspectives économiques
limitées, corruption, islamisme endémique, trafics en tous genres
(la culture du pavot en fait l’une des plaques tournantes du trafic
d’héroïne), contrebande… c’est comme si l’Afghanistan
réunissait tous les maux d’un monde en perdition. Dans un tel
chaos, le fondamentalisme religieux fait office de boussole, les
esprits les plus faibles s’y raccrochent pour ne pas sombrer
définitivement et maintenir un semblant de repères et de cadre,
alors que les plus cyniques n’y voient qu’un moyen d’accroître
leur pouvoir et leur emprise. Triste époque, triste monde où même
ceux que l’on envoie sauver les innocents en profitent pour
s’enrichir sur leur dos, avec un cynisme sans commune mesure.
Un grand roman donc, qui
n’évite pas quelques longueurs et quelques écueils mineurs (l’arc
narratif des personnages français est pour le moment peu
convaincant, à voir avec la suite), mais qui réussit à convaincre
par sa maîtrise formelle et la profondeur de son propos.