Prix Nobel de
littérature 1988, décédé en 2006 à l’âge plus que respectable
de 94 ans, Naguib Mahfouz est l’auteur d’une oeuvre considérable.
Au cours de sa carrière, l’écrivain cairote a publié plus de 50
romans et recueils de nouvelles, observant avec beaucoup d’acuité
et d’intelligence les évolutions de la société égyptienne au
cours du XXème siècle. Mahfouz fut donc un témoin privilégié de
son temps aux convictions politiques fortes (libérales, mais au sens
premier du terme), qu’il exprima dans sa littérature aussi bien
qu’à travers ses prises de positions publiques, ce qui lui valut
quelques ennuis dans le monde arabe où il fut censuré, ainsi qu’une
tentative d’assassinat à laquelle il échappa par miracle en 1994
(par deux jeunes extrémistes qui avouèrent ne pas avoir lu une
seule ligne de son oeuvre). Mahfouz fut le premier écrivain arabe à
recevoir le prix Nobel de littérature, ce qui lui ouvrit bien
évidemment les portes du marché mondial.
C’est donc sur
les conseils éclairés de l’ami Soleilvert (insérer le lien vers
le blog) que j’ai entrepris de me plonger dans l’oeuvre de Naguib
Mahfouz, en commençant tout d’abord par un très bon recueil de
nouvelles, Le monde de Dieu, que je ne chroniquerai pas sur ce blog,
hélas, étant bien trop souvent sujet à la procrastination, j’ai
fini par trop repousser cet exigeant travail qui consiste à faire le
compte-rendu de ce type d’ouvrage… et comme je n’avais pas pris
de notes ! Sachez néanmoins que ce recueil comporte de très bons
textes et permet d’avoir un aperçu assez pertinent de l’évolution
de l’oeuvre de Naguib Mahfouz (et des mutations de son pays),
depuis les années trente jusqu’au début des années quatre-vingt
dix. L’écrivain se montrant plus introspectif et davantage enclin
à la métaphysique dans ses textes les plus récents. De quoi se
faire une idée assez précise de la littérature du bonhomme et
choisir éventuellement une période de production précise pour
partir à la découverte de son oeuvre. Pour ma part, j’ai été
immédiatement attiré par les romans les plus anciens, sans doute
parce qu’ils me semblaient revêtir une dimension un peu plus
exotique et l’évocation d’un passé oriental révolu, une sorte
de paradis perdu probablement très cliché (et qui fleure un peu le
colonialisme si l’on y réfléchit bien) mais auquel je ne peux
résister. Bien heureusement, la littérature de Naguib Mahfouz
échappe à ce genre de cliché éculé, l’auteur étant très
attaché à inscrire son pays dans une certaine modernité tout en
étant conscient que les héritages du passé (clientélisme,
lourdeurs et inertie du système politique, hiérarchisation
sociale….) ne peuvent s’effacer d’un simple revers du bras.
Publié en 1945, La
belle du Caire est le quatrième roman de Naguib Mahfouz. Dans les
années 1930, quatre jeunes étudiants de l’université du Caire
sont sur le point de décrocher leur licence de lettres. Quatre amis
issus de familles relativement aisées, sans pour autant appartenir à
l’élite de la société égyptienne, et dont un avenir prometteur
semble tendre les bras. Parmi eux, Mahgoub est paradoxalement le plus
insouciant et le plus cynique, mais aussi celui dont l’équilibre
financier est le plus précaire. Alors qu’il ne lui reste que trois
mois avant son examen final, il apprend que son père vient d’être
victime d’une attaque cérébrale, bien qu’ayant échappé à la
mort in extremis, il reste en grande partie paralysé et ne pourra
probablement plus jamais travailler. Pour subvenir à ses propres
besoins, ainsi qu’à ceux de sa femme, il doit donc réduire en
grande partie la rente qu’il versait à son fils pour ses études.
Mahgoub devra donc survivre durant trois mois avec à peine un tiers
de ce qui lui permettait jusqu’à présent d’assurer son train de
vie. Mais par fierté, le jeune homme refuse de demander l’aide de
ses amis, préférant se débrouiller par lui-même. Alors il
déménage de son foyer d’étudiant plutôt confortable pour une
chambre beaucoup plus modeste, réduit ses frais de bouche, se
contentant parfois d’un seul repas constitué d’une poignée de
fèves bouillies, ne s’autorise plus guère de sorties. Malgré ses
efforts et sa persévérance, Mahgoub est au bord de la rupture, mais
rongé par son désir de réussir il est prêt à tout pour s’en
sortir et gravir les échelons de la société égyptienne. Il en est
certain, une fois son diplôme en poche, plus rien ne pourra stopper
son ascension professionnelle et sociale. Mais la désillusion est
sévère, sans appui il ne peut guère espérer obtenir les fonctions
auxquelles il aspire et rien ne le terrorise davantage que de
terminer sa vie comme petit fonctionnaire à Assouan. En désespoir
de cause, mais aussi par cynisme, Mahgoub accepte une proposition qui
pourrait bien changer la donne, mais également lui coûter beaucoup
en cas d’échec. Une vague connaissance de son village, désormais
devenue haut fonctionnaire, lui propose rien moins qu’un mariage de
façade avec une très belle jeune femme devenue la maîtresse de
Qassim bey Fahmi, un aristocrate promis aux plus hautes fonctions
ministérielles, un homme à la fois riche et puissant. Aux abois,
Mahgoub accepte, sans savoir que la femme en question est l’ancienne
fiancée de l’un de ses plus proches amis, une beauté qu’autrefois
il avait espéré séduire. Commence alors un ménage à trois, qui
en apparence a tout pour le satisfaire : un poste comme secrétaire
du bey, une certaine aisance matérielle et une femme splendide.
Récit de
l’ascension fulgurante et de la chute tout aussi vertigineuse d’un
jeune homme aux ambitions démesurées et aux principes contestables,
La belle du Caire n’est pas exactement une comédie dramatique,
tout au plus pourrait-on rapprocher ce roman de l’étude de moeurs.
Empreint d’un grand réalisme social, il décrit très finement les
mécanismes qui régissent la société égyptienne à l’orée des
années 1940, son désir d’accéder à une certaine forme de
modernité, sa volonté contradictoire de s’affranchir de toute
forme de colonialisme, tout en maintenant coûte que coûte des
structure hiérarchiques héritées d’un passé révolu et pesant.
Mahgoub est indiscutablement un personnage antipathique, amoral, peu
charitable, démesurément ambitieux, peu respectueux des valeurs
sociales traditionnelles comme la famille ou les amis. Mais le carcan
social dans lequel il évolue et dont il ne peut s’extraire malgré
ses mérites, sa capacité de travail et sa volonté, en font le
porte-parole idéal d’une certaine catégorie sociale qui aspire à
une meilleure condition, mais ne peut que baisser les bras face à la
corruption, au clientélisme et aux barrières érigées par une
classe dominante cynique, peu patriote et encline à vendre les
intérêts du pays au plus offrant. Une plongée édifiante dans
l’Egypte des années trente, un roman absolument fascinant,
admirablement écrit et incroyablement moderne.