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lundi 16 janvier 2012

Ecossais en petite forme : L'essence de l'art, de Iain M. Banks

La traduction et la publication de l’unique recueil de nouvelles de Iain M. Banks au Bélial avait de quoi séduire les amateurs de l’univers de la Culture, qui attendaient de pouvoir lire à un prix enfin raisonnable la fameuse novella “The state of art”, publiée il y a quelques années aux éditions DLM et depuis longtemps indisponible. D’autant plus que figurait au sommaire un autre texte introuvable de la Culture, publié quant à lui dans le premier numéro de la revue Galaxies (“Un cadeau de la culture”). L’ensemble avait le bon goût de proposer en outre six nouvelles inédites, dont on espérait qu’elles seraient à la hauteur de la réputation des textes précédents, ainsi qu’une préface fort bien conçue de l’excellent Arkady Knight. Hélas, autant l’avouer dès le préambule, ce recueil s’avère dans l’ensemble assez décevant et bien loin des standards de qualité auxquels nous avait habitué Iain M. Banks.

Le sommaire débute par une nouvelle de 1988, “La route des crânes” (Road of Skulls), probablement l’un des textes les plus faibles de ces miscellanées banksiennes. Le bref récit d’un trajet entre deux compères sur une route pavée de crânes, une nouvelle qui ne soulève que très modérément l’intérêt et dont la fin n’excuse rien (d’ailleurs, on a déjà lu ça quelque part). On serait bien en peine de s’enthousiasmer pour le second texte, “Un cadeau de la culture” (A gift from the Culture) tant il laisse comme un arrière-goût d’inachevé. Un ancien membre de la section contact, exilé depuis de nombreuses années sur une planète de second rang, est sommé par un groupe terroriste d’abattre le vaisseau d’un ambassadeur de la Culture avec une arme qu’il est seul à pouvoir maîtriser. Peut-on échapper à l’influence de la Culture, même lorsqu’on s’est éloigné aux confins de sa zone d’exclusivité ? Un chantage doublé d’un cas de conscience dont finalement on se fiche éperdument, mais une question que l’on retrouve souvent en filigrane des romans de Iain M. Banks. Dans sa préface Arkady Knight rappelle d’ailleurs que les héros de Banks sont très souvent des personnages en marge de la Culture. Cette problématique est d’ailleurs au coeur de la longue nouvelle “L’essence de l’art”, qui met en scène une Unité de Contact Général en charge d’une mission d’observation de la Terre. A l’issue d’un séjour de longue durée sur notre planète, l’un des membres de la section refuse de retourner sur le vaisseau de la Culture, il souhaite définitivement rester sur Terre et couper le contact avec la Culture, ce qui ne manque pas d’horrifier ses petits camarades, qui considèrent la civilisation terrienne comme violente, décadente, stupide et inconséquente. On assiste évidemment au cours du récit à une opposition de style caractérisée entre la Culture, civilisation hédoniste, tolérante, ouverte, voire anarchiste, et la Terre, dont la civilisation a pour caractéristique principale une farouche volonté d’auto-destruction. On s’en doutait, à l’issue de cette phase d’observation, la Terre est bien évidemment retoquée par la section contact et l’UCG repartira sans même se manifester auprès des autorités locales, trop occupées de toute façon à se quereller. Evidemment cette novella de plus de 150 pages occupe l’esentiel du recueil et en fait l’intérêt principal ; en dépit d’un ton un peu didactique et moralisateur (honnêtement, on a connu un Banks un peu plus fin dans son approche) on apprend énormément sur la Culture, sur ses objectifs, sur sa philosophie de vie (la scène du banquet vaut à elle seule la lecture de ce texte). Mais sur le fond, on ne peut s’empêcher d’effectuer une comparaison avec l’excellente nouvelle d’Andrew Weiner, “Devenir indigène”, pas forcément à l’avantage de Banks.

En revanche, “Descente” est très certainement la pièce maîtresse de cete poignée de nouvelles. Un texte puissant, voire presque vertigineux, dans lequel le rescapé d’un crash effectue un long périple sur une planète désertique, dans l’espoir de trouver du secours. Une marche épuisante en compagnie de sa combinaison intelligente, mais également une plongée terrifiante aux frontières de la folie. La chute de cette nouvelle est tout simplement saisissante. Des quatre textes qui restent on retiendra l’humour noir de “Curieuse jointure” une sorte de rencontre du troisième type assez cocasse et “Nettoyage”, toujours dans le registre de l’humour, mais cette fois à la manière d’un Robert Sheckley ou d’un Frederic Brown, l’absurde n’était jamais bien loin. On se permettra d’être plus circonspect en ce qui concerne “Eclat”, un pur exercice de style, une expérimentation d’écriture qui peut impressionner mais dont au final on sort assez dubtitatif, ainsi qu’en ce qui concerne “Fragment”, qui contient des éléments intéressants sur le thème de la raison contre la foi et une chute assez bien trouvée. Pas de quoi fouetter un chat néanmoins.

Au final, L’essence de l’art fait l’effet d’une douche froide, sans doute parcequ’on attendait beaucoup trop du Banks nouvelliste et qu’à l’issue de cette lecture l’auteur écossais apparaît bien plus convaincant sur la forme longue. Faut-il pour autant se priver des quelques textes excellents qui parsèment ce recueil sous prétexte que l’ensemble apparaît moyen ? Si vous êtes fan de la Culture et que vous attendiez comme le messie la réédition de “The state of art”, vous avez sans doute déjà craqué. Dans le cas contraire, seul “Descente” fait figure de texte incontournable, vous êtes désormais prévenu.

jeudi 12 janvier 2012

Roman narcissique : Lunar Park de Bret Easton Ellis

Sixième roman de l’Américain Bret Easton Ellis, Lunar Park est un livre étrange, qui mêle fiction et éléments biographiques avec une réussite qui ne cesse de troubler le lecteur. L’auteur joue sans cesse sur la perception de la réalité, glissant de la fiction au réel avec une aisance surprenante et entremêlant en outre son récit d’éléments purement fantastiques ; ce n’est pas tout à fait nouveau chez Ellis, qui dans American Psycho avait habilement et discrètement suggéré l’idée que son héros était victime d’hallucinations, mais cette fois on nage en plein délire, sans jamais vraiment savoir si Ellis joue délibérément la carte fantastique ou bien si son héros est simplement victime d’effets psychotropes liés à l’usage de drogues. Le roman démarre donc sur un faux rythme, une sorte d’avant-propos qui induit le lecteur en erreur et lui fait croire qu’Ellis est parti pour évoquer ses déboires d’auteur à succès, suite à la polémique gigantesque qui suivit la publication d’American Psycho. Alcool, drogues, surmenage, argent facile et crise d’identité, Ellis semble parti pour nous pondre un joli roman d’autofiction autour de sa relation de couple ratée avec l’actrice à succès Jayne Dennis, avec laquelle il eut un enfant. Sauf que Jayne Dennis n’a jamais existé et que Bret Easton Ellis n’a jamais été marié. Tout était donc faux ? Hélas, les choses ne sont pas aussi simples.

Reprenons, Bret Easton Ellis est un auteur américain célèbre et riche, qui a du mal à gérer son succès. Il tombe dans le piège du starsystème, de l’argent facile et de la cocaïne, fout en l’air sa relation avec l’actrice Jayne Dennis, qui donne par la suite naissance à un garçon dont il refuse de reconnaître la paternité. Après quelques années d’errance et de surmenage, Ellis renoue avec Jayne, qui entre temps a donné naissance à un autre enfant (une petite fille dont Ellis n’est pas le père). Ils emménagent ensemble dans une villa cossue d’une riche banlieue new yorkaise et décident de fonder une vraie famille, sur de nouvelles bases. Durant les premiers mois, Bret tient le coup, il lâche la dope, cesse de boire, accepte un boulot d’enseignant à l’université et fait mine de prendre goût à la vie de famille. Mais imperceptiblement les choses se dégradent, la relation qu’il doit construire avec son fils reste au point mort (un adolescent amorphe, bourré de pilules magiques censées réguler humeur et autres troubles du comportement), son couple ne fonctionne pas et Bret est sujet à des hallucinations étranges, comme si le fantôme de son père venait le hanter. Et puis il y a ces affaires de disparition d’adolescents. Des garçons issus de riches familles, qui disparaissent régulièrement sans que jamais les corps ne soient retrouvés. A la maison tout part en vrille, Bret ne contrôle plus rien et sombre à nouveau dans la drogue et l’alcool. Hier à l’occasion d’une fête il a cru apercevoir Patrick Bateman, le personnage central d’American Psycho.

Roman de la maturité ou de la crise de la quarantaine, Lunar Park fait d’une certaine manière figure de chant du cygne pour la génération X, qui cède le pas à une génération Y toujours aussi paumée et en mal de repères, mais qui souffre désormais en réseau. On y assiste stupéfait à la décomposition de la famille américaine : spirale infernale de la consommation pour pallier un déficit relationnel chronique, renfermement des adolescents dans un mutisme générationnel, négation de l’enfance (dans le sens où les enfants sont considérés comme des adultes en miniature), solitude de chaque individu isolé dans sa propre bulle (psychologique et médicamenteuse). Une angoisse sourde et diffuse traverse intégralement le roman, une angoisse parentale à laquelle celle des enfants fait écho et que l’on traite à coup de ritaline et d’anxiolytique.

Mais Lunar Park est aussi une habile variation sur le thème de l’écrivain en crise et une véritable catharsis pour Bret Easton Ellis, dont les angoisses transparaissent à travers la figure du père, qui hantait en grande partie ses romans précédents, notamment American Psycho (dans le roman Ellis avoue que c’est son propre père qui lui a inspiré le personnage de Patrick Bateman) et Moins que zéro. Reste que si sur le fond le roman est plutôt riche, sur la forme on reste un peu plus circonspect, le style est minimaliste, voire inexistant et si la construction est efficace, sa répétitivité finit quelque peu par lasser sur la fin. Au bout de 450 pages, on est bien content de voir arriver le dénouement.

vendredi 6 janvier 2012

chronique sociale sensible : Marzi, de Sylvain Savoia & Marzena Sowa

Dans les années 1980, Marzi est une petite gamine espiègle qui vit dans la banlieue de Cracovie. Elle vit la vie quotidienne des enfants d'ouvriers Polonais, tire les sonnettes dans son immeuble, fait la queue devant les magasins dès qu'un arrivage est annoncé, part le week-end dans le jardin familial pour faire pousser les légumes qui améliorent l'ordinaire, goûte aux joies de la campagne chez sa grand-mère, bref fait de son quotidien une aventure joyeuse.
A travers ses yeux d'enfant, on découvre la Pologne communiste, faite de pénuries, de religiosité, de débrouille, d'inégalités, de tendresse... On y voit aussi en filigrane, la grande histoire se dessiner : l'explosion de Tchernobyl, l'état de siège, la visite retentissante d'un certain jean-Paul II, enfant du pays, les premières grèves, les premières arrestations...
Marzi est heureuse, malheureuse, fait des bêtises, attendrit son père, agace sa mère, joue au Pape, fait sa communion, s'interroge sur Dieu, fait ses devoirs, gave un cochon d'Inde... Tout cela est raconté avec un bonheur d'enfant, parfois naïf, parfois cruel, jamais méchant, et ces petites pépites sont dessinées simplement, à la manière des strips : quatre cases par page, dans les tons marrons orangés, ligne claire. Des tronches parfois à mourir de rire ! Et des personnages qu'on a rencontré dans la Pologne d'après, telle la guide touristique insupportable (si, si à Vilanow, pour les connaisseurs...). Bref un monde à hauteur d'une enfant qui ne se laisse pas démonter, mais qui a du mal à comprendre tout ce qui se passe autour d'elle.
Des souvenirs d'enfance de Marzi, alias Marzena Sowa, Sylvain Savoia a tiré une chronique dessinée douce-amère, amusante, et qui retrace l'ambiance polonaise d'avant la chute du mur, telle que mon ami Adam a pu me la décrire. C'est un témoignage juste, dont la gravité est habillée de facécie. Un roman graphique à mettre entre toutes les mains.

PS à certaine Picarde de ma connaissance. As-tu remarqué qu'il y avait un deuxième tome?...

Chronique sociale subtile : Les péchés de nos pères, de Lewis Shiner

Au milieu des années 80, Lewis Shiner était un auteur en vue dans le milieu de la SF. Ses nouvelles se vendaient bien et ses liens avec le mouvement cyberpunk promettaient d’en faire la coqueluche du fandom, à défaut de l’être auprès du grand public. Puis ce fut la chute irrémédiable, lâché par son éditeur de l’époque (Bantam) qui finalement refusa de publier son deuxième roman, En des cités désertes (1988), le contrat de Lewis Shiner fut ensuite transféré chez Doubleday, qui préférait nettement bichonner le poulain fétiche de la maison, un certain John Grisham. Lewis Shiner sombra plus ou moins dans la dépression et l’alcool, changea de voie en se consacrant aux scénarios de comics puis revint finalement au roman en 1991 avec le sublime Glimpses (Fugues), un roman sur la crise de la quarantaine sur fond de voyage au coeur de la musique des années soixante. Carton critique (Fugues reçut le World Fantasy Award), le roman fut surtout un flop auprès du public, aux Etats-Unis comme en France (tout comme le fut Slam, son troisième roman). Difficile d’expliquer un tel écart entre les éloges dithyrambiques des critiques et l’anonymat profond dans lequel reste cantonné Lewis Shiner depuis vingt ans, sans doute peut-on l’expliquer par le positionnement très singulier de l’auteur, trop marqué SF pour séduire le grand public, mais en même temps trop peu soucieux des frontières de genres pour séduire le lectorat de SF pure et dure. En résumant rapidement la situation, Lewis Shiner apparaît comme un auteur de grande qualité, mais invendable car difficile à étiqueter. On croyait Lewis Shiner perdu pour la cause, l’homme avait déménagé en Caroline du Nord et avait repris une activité professionnelle plus classique, mais c’était sans compter sur la ténacité de l’auteur américain, qui en 1999 revient par la petite porte avec Say Goodbye (non traduit à ce jour) et surtout en 2008 avec Black and White (Les péchés de nos pères), une énorme chronique sociale, qui se déroule dans sa ville de Durham. Adoubé par James Ellroy himself, qui ne tarit pas d’éloges, Les péchés de nos pères fut élu meilleur roman de l’année par le Los Angeles Times.

Michael Cooper, dessinateur de BD plutôt en vue, quitte le Texas pour se rendre au chevet de son père, en phase terminale d’un cancer des poumons. Ce dernier a souhaité retourner à Durham (Caroline du Nord), la ville de sa jeunesse, pour y passer les derniers moments de sa vie. Ces instants douloureux marquent également l’apogée des sentiments étranges que Michael ressent depuis l’enfance au sujet de ses parents, une froide distance qui les sépare et qui cache selon lui un lourd secret. Ce non-dit se fait de plus en plus pesant et la proximité de la mort ne libère ni le père ni le fils. Etrange également cette volonté de revenir à Durham, une ville dans laquelle son père a joué un rôle important au début de sa carrière d’ingénieur autoroutier, puis qu’il a fuit sans véritable raison apparente. Michael entreprend alors de contacter des membres éloignés de sa famille et d’anciens collègues de son père, en espérant collecter suffisamment d’informations pour reconstruire cet obscur puzzle. Tout semble en réalité lié à la destruction dans les années soixante d’Hayti, le quartier noir de Durham, à l’occasion d’un vaste plan d’urbanisation et de réhabilitation qui n’était en réalité qu’une mascarade destinée à chasser la communauté noire de la ville, dans une région où le racisme était encore bien implanté et la ségrégation une réalité de tous les jours. Sur fond de guerre plus ou moins larvée entre communautés, Michael reconstruit le passé de Durham jusqu’au jour où l’un des anciens collègues de son père lui confie l’une des clés du mystère ; le corps d’un membre important de la communauté noire, un leader de la lutte pour les droits civiques à Durham, aurait été enfoui sous plusieurs mètres cubes de béton, alors que l’entreprise du père de Michael avait en charge la construction de l’autoroute. Avec cette découverte, il lève un coin du voile sur le passé de son père, mais également sur celui d’une ville qui depuis trente-cinq ans n’a jamais réussi à résoudre les tensions engendrées par cette période trouble.

Alors que les précédents romans de Lewis Shiner gardaient un lien, certes ténu, avec les littératures de l’imaginaire, Les péchés de nos pères rompt définitivement avec toute argumentation fantastique ou SF, il s’agit d’une solide chronique sociale construite comme un thriller, au travers de laquelle transparaissent à nouveau les thématiques chères à l’auteur (le rôle du père, le poids du passé, la crise identitaire, la musique....). C’est un roman relativement classique sur la forme, mais extrêmement bien construit, admirablement écrit, subtil et émouvant. Comme toujours chez Shiner, les personnages ont une incroyable épaisseur et par leur regard intérieur, leurs sentiments et leurs souvenirs c’est toute l’Amérique des années soixante qu’il convoque avec un réalisme saisissant. Le plus admirable est sa capacité à nous faire toucher du doigt cette marche de l’histoire coupée dans son élan, cette révolution avortée qui aurait permis à toute une communauté de sortir enfin de la misère et d’accéder aux mêmes droits que les blancs, mais qui au final n’a guère changé que les apparences. En filigrane apparaissent d’autres thématiques, en particulier toute une conception du couple et de la famille américaine, le poids des conventions sociales, la nécessité d’échapper au carcan imposé par l’american way of life et sa quincaillerie habituelle (couple bien sous tous rapports, petit pavillon de banlieue à la pelouse bien tondue, automobile lustrée de près, dernier modèle évidemment...). Le père de Michael symbolise assez bien ce mâle américain pris entre deux feux, celui contraint d’accepter les règles pour avancer dans la hiérarchie sociale et professionnelle, et celui qui tente d’échapper à ce cadre insupportablement contraignant en bafouant la bonne morale et toutes les conventions établies (offense suprême le père de Michael apprécie le jazz, fréquente les boites de danse noires et se laisse même séduire par une jeune métisse). Mais comme la marche vers les droits civiques, irrémédiablement entravée avant d’arriver à son dénouement, la révolte silencieuse de cet homme avortera finalement et tel un bon Américain il retournera sagement dans ses pénates, brisé à jamais.

Dernier thème et non des moindres, Shiner dresse un portrait impitoyable des élites américaines, politiques mais également économiques. Personnel politique corrompu et subordonné à des intérêts privés, décideurs impitoyables et cyniques, entrepreneurs verreux, clientélisme, le tout sur fond de racisme latent et de misérabilisme outrancier (il est vrai que le portrait concerne un état du sud des Etats-Unis et ne s’applique pas forcément à l’ensemble du pays). Contre toute attente, le roman se termine sur une note assez positive, mais on pardonnera la fin relativement facile et un peu trop riche en rebondissements tant l’ensemble du roman de Lewis Shiner paraît solide et convaincant.

samedi 17 décembre 2011

Fantasy naturaliste : Wastburg, de Cédric Ferrand


Dans la masse informe et parfois insipide de la production hautement calibrée de fantasy, émergent parfois quelques perles, de petits bijoux écrits avec amour et talent, qui font la nique aux auteurs anglo-saxons. Car sans aller jusqu’à cautionner les propos de l’éditeur, pour qui se dessine déjà une école de la “crapule fantasy”, il faut bien avouer que semblent émerger en France quelques voix nouvelles, qui osent mettre au placard la quincaillerie habituelle de la fantasy, pour nous entraîner dans des univers nettement moins épiques mais hautement plus jouissifs. Une littérature moins ancrée dans le merveilleux, plus réaliste pourrait-on dire (même si le terme paraît impropre), mais également plus exigeante sur la forme comme sur le fond. Avec Wastburg, Cédric Ferrand (autre transfuge du jeu de rôles) apporte une nouvelle pierre à l’édifice, et c’est à nouveau aux éditions Les moutons électriques que nous devons ce petit miracle.

Cité-état posée comme une verrue à l’embouchure du fleuve Puerk et coincée entre deux royaumes (le Waelmstat et la Loritanie), Wastburg est une bourgade crasseuse mais prospère. Sa raison d’être est le commerce, mais l’argent surtout est son moteur. Wastburg, c’est un peu Lankhmar, en plus sale et en plus corrompue, une cité faite de bric et de broc, à la fois travailleuse et un peu voleuse. Les gredins de la pire espèce hantent ses rues la nuit venue, pendant que les hommes de la garde ferment les yeux ou touchent quelque pot de vin pour arrondir une solde un peu maigrelette. Mais les puissants ne sont pas en reste et la racaille pullule également dans les bâtisses cossues des beaux quartiers, détournant l’impôt, instaurant de nouvelles taxes pour masquer les déficits. La cité est gouvernée depuis des décennies par le burgmaester, un personnage emblématique que plus personne n’a vu depuis des lustres, mais dont le pouvoir étend ses ramifications à travers toute la ville. L’homme est habile et maintient savamment l’équilibre social précaire de la cité, partagée entre Loritains, citoyens souvent modestes, et Waelmiens, plus aisés et détenant l’essentiel des postes clés. Les différences culturelles, mais également l’antagonisme, entre les deux communautés sont palpables et les puissants exploitent constamment ce bellicisme latent dans le but de détourner l’attention et masquer ainsi plus facilement leurs agissements (corruption, détournements de fonds, enrichissements crapuleux...).

Elément central du roman, Wastburg est un personnage à part entière, une entité vivante dont au fil du texte on perçoit le rythme, la respiration et les humeurs. Le roman est en réalité découpé en de multiples saynètes mettant en scène des Wastburgiens d’origines différentes (gardes, geôliers, artisans, voleurs, débardeurs, mercenaires ou bien encore prévost) et dont on suit quelques pages durant les tribulations. Ces tranches de vie sont en réalité l’occasion de découvrir les multiples facettes de la ville, son architecture, son organisation sociale ou bien encore ses traditions. En filigrane on perçoit un fil directeur, une trame obscure et éminemment politique. Quelques zones d’ombre persistent évidemment, et c’est là tout l’intérêt du roman de ne pas être toujours trop explicite et de laisser le lecteur progressivement recoller les morceaux de ce puzzle dont il espère découvrir le sens. Les amateurs d’intrigues resserrées, d’aventures épiques pleines de rebondissements et de morceaux de bravoure en seront pour leurs frais, car ils ne trouveront rien de tout cela dans Wastburg, qui se veut un roman empreint de réalisme, centré sur le quotidien de gens modestes dont les finalités sont souvent terre à terre. Wastburg est un roman sur les petites gens, les oubliés de la fantasy épique, ceux qui n’ont rien, ceux qui tous les jours doivent trimer, voler ou bien encore rouler dans la farine d’autres hères encore plus mal en point qu’eux pour trouver leur pitance. En poussant quelque peu le trait, on pourrait considérer que Cédric Ferrand a donné naissance à l’un des premier romans de fantasy naturaliste. Le style et l’écriture sont également partie prenante de cette ambition littéraire, l’auteur ayant choisi un langage populo voire argotique, qui accorde encore davantage de crédit à ses personnages et contribue à plonger le lecteur immédiatement dans l’ambiance crapuleuse et mal famée de Wastburg.

Si vous en aviez marre de la fantasy calibrée écrite au kilomètre, si les quêtes emplies de trolls, de nains, d’elfes et de guerriers atteints de beaugossitude vous hérissaient le poil, vous savez désormais qu’il ne s’agit plus d’une fatalité et qu’à l’instar d’un Jean-Philippe Jaworski ou d’un Laurent Kloetzer (mais on pourrait également rapprocher ce roman d’un certain Aquaforte, de K.J. Bishop), une autre fantasy est possible, plus littéraire, plus ambitieuse, moins stéréotypée. Une approche plus mature qui hélas risque de se retrouver bien esseulée face aux tombereaux de romans de fantasy médiocres qui sont déversés chaque mois sur les étals des librairies.

dimanche 20 novembre 2011

Live report : Chicago blues a living history (Biarritz, 19/11/2011)

Une fois n'est pas coutume, voici un petit compte-rendu de concert. Rien à voir avec la littérature, mais c'est pas grave, c'est mon blog, je fais ce que je veux.

Peut-être serait-il utile de préciser que cette soirée commença sous les meilleures auspices, et ce, dès notre arrivée à Biarritz (après deux petites heures de route, "All Original" de John Primer à fond dans la bagnole). Hop, zéro souci pour se garer, nous sortons de la voiture et tombons quelques centaines de mètres plus loin sur le staff quasiment complet du Chicago blues Living History : Lurrie Bell, John Primer, Billy Boyd Arnold et leurs sidemen sont sur le point d'entrer dans le restaurant qui fait face à la salle de concert. Ni une ni deux, nous interpelons Lurrie Bell que mon pote a déjà rencontré dans un club de blues de Mexico. Coup de bol, Lurrie Bell se souvient de lui. Après force poignées de mains et rires bien sonores (quelle voix), Lurrie nous propose de manger avec eux. Le restau est quasiment complet mais les serveurs nous font une petite place en approchant une table, je suis coincé entre le mur et Billy Boy Arnold, le bassiste Felton Crews est en face et j'ai juste à tendre la main pour serrer la pogne de John Primer (pincez-moi je rêve ! Nom de Dieu, je bouffe avec des légendes vivantes du blues !).

Les musiciens engagent la conversation avec nous de manière très amicale, les présentations étant faites officiellement ils commencent à blaguer sur la bouffe du restaurant (la carte leur paraît pour le moins obscure) et nous leur expliquons dans un anglais approximatif les subtilités de la gastronomie locale. Billy Boy est très silencieux, visiblement fatigué (ou concentré), il ferme les yeux et prend un peu de repos en attendant que sa salade et son orangina (Billy avait commandé un Fanta, mais le serveur désappointé n'en a pas) arrivent, je n'ose pas le déranger ; de toute façon je suis un peu intimidé et mon anglais devient très confus. Je me contente d'écouter. Bonne grosse poilade lorsque les plats arrivent, Felton Crews et John Primer ont commandé une Burger salade et voient arriver une salade de chèvre chaud, sympathique mais assez éloignée de ce qu'ils avaient imaginé. Le reste du repas se déroule dans un bouhaha indescriptible, les grosses voix de bluesman c'est pas ce qu'il y a de plus discret et le rire de Lurrie Bell est assez indescriptible, John Primer est également doté d'un sacré sens de l'humour et d'une patate d'enfer. Il est vraiment très sympa et très abordable. Tous semblent avoir un immense respect pour Billy Boy Arnold et se montrent très prévenant avec la légende du blues. Certains seront sans doute déçus d'apprendre que ces messieurs de Chicago tournent au coca, seul Felton Crews ose un petit blanc sec pour accompagner sa salade. Tout cela paraît bien raisonnable.

8h15, nous devons quitter la table pour aller prendre possession de nos places, j'en profite juste pour me faire dédicacer "All Original" par John Primer, il parait tout étonné et me demande si le disque est commercialisé en France et si on le trouve chez les disquaires de quartier. Je lui explique que j'ai été obligé de l'acheter sur le Net. Mon stylo marche mal et John est obligé de s'y reprendre à deux reprises, mais j'ai mon autographe. J'ai apporté ma sangle de guitare, mais n'ayant pas de marqueur je décide de laisser tomber, peut-être que lors de la séance de dédicaces je mettrai la main sur un stylo de meilleure qualité.

8h25, nous entrons dans la salle, loin d'être comble. C'est très confortable, mais l'atmosphère ne nous parait pas très propice au blues, c'est trop clean, trop feutré, on a l'impression d'être au théâtre. La moyenne d'âge est assez élevée pour un concert et frôle la soixantaine. Il y a tout de même quelques trentenaires disséminés dans la salle. C'est très BCBG. Heureusement qu'il y a des bêtes de scène pour réveiller ce petit club du troisième âge un peu collé-monté.Mathew Skoller déboule sur la scène à 8h30 pétantes sous des applaudissements assez timides. Il présente le show en français, de manière très pro et très pédagogique et introduit les musiciens du groupe. Billy Boy Arnold fait son entrée sur la scène, là aussi les applaudissements sont discrets, j'ai l'impression d'être le seul à m'exciter sur mon siège. Je suis déjà debout à applaudir, les gens doivent me prendre pour un fêlé.
Billy semble avoir retrouvé un peu d'énergie, mais le poids des années est bien là, son jeu à l'harmonica est assez doux, très classe et sa voix a gardé toute sa jeunesse et son timbre, j'ai l'impression de remonter le temps. Après trois titres, il cède la place à John Primer, qui se charge de réveiller la salle.Quel showman, quelle énergie et surtout quel jeu de guitare, à la fois puissant et subtil. Il est en parfaite harmonie avec ses musiciens et sait habilement s'effacer pour laisser la place à Mathew Skoller (harmo) ou Johnn Iguana (piano/orgue). Et en plus il a l'air de s'amuser comme un fou, bouge dans tous les sens et fait même le pitre, mais sans jamais tomber dans le démonstratif inutile. Un musicien assurément très communicatif et que l'on pourrait écouter pendant trois heures sans se lasser. Hélas, au bout de trois morceaux, il quitte la scène au profit de Billy Branch, impeccable et tout aussi énergique. Son jeu à l'harmo est puissant et énergique, le bonhomme est en forme. C'est au tour de Carlos Johnson d'entrer en scène. Il a pris pas mal de kilos ces dernières années et semble souffrir de la hanche, d'ailleurs un tabouret est prévu pour lui sur la scène. Carlos lance quelques blagues avant de jouer, ça fonctionne bien, le public est déjà conquis par son charme, mais il n'a encore rien vu car Johnson a encore du feu entre les mains. Pourtant son premier titre est un blues très lent, très doux (micros quasiment au minimum), cristallin, il faut tendre l'oreille tellement le volume de la musique est bas (le groupe assure derrière). Ses doigts semblent effleurer les cordes de la guitare, il caresse son instrument avec un touché extraordinaire dans un jeu proche de BB King. Et puis progressivement la sauce monte (le volume des micros également) dans un déferlement de notes assénées avec une puissance et un doigté extraordinaires. Quelle dynamique, quelle maestria, quelle retenue, quelle puissance, quelle variété dans les solos ! Rien à dire, Carlos Johnson est un maître, hélas quasiment inconnu par chez nous. On voudrait que ça dure encore et encore, mais il faut laisser la place à Lurrie Bell.

Dur de passer après Johnson, d'autant plus que le son de son instrument parait un peu brouillon, les notes graves entrent en résonance avec la batterie et son micro est placé trop haut (Lurrie a les paroles accrochées sous son micro et baisse donc le menton quand il chante un modeste Dust My Broom), l'harmoniciste est obligé par conséquent de lui baisser son pied de micro à la fin du premier titre ; les deux morceaux suivants sont plus convaincants et la voix de Lurrie semble se libérer, son jeu de guitare également prend de l'ampleur, mais le son est hélas relativement médiocre. Mais le bonhomme fait son boulot et, sans montrer toute l'étendue de son talent, laisse apercevoir le bluesman qu'il a pu être.

Fin du concert après un dernier rappel, avec tout le band sur la scène. Quatre guitaristes, trois harmonicistes plus le bassiste, le batteur (extraordinaire) et le clavier, ça fait du monde et l'ensemble parait un peu brouillon, mais c'est sympa, et au bout d'une minute et des poussières la dynamique se met en place. John Primer est toujours aussi bien placé et ses interventions sont d'une pertinence tout à fait à propos, Carlos Johnson sort évidemment son épingle du jeu, le reste est pas mal non plus et le groupe fait les honneurs à Billy Boy Arnold. Magistral !

Après un tonnerre d'applaudissements, le groupe commence à ranger le matos et nous attendons que le public ait quitté la salle pour aller les remercier, c'est l'occasion de serrer les pognes de Billy Branch et Carlos Johnson, que nous n'avions pas vus au repas. Billy et Carlos se souviennent également de mon pote JD et de leur prestation de Mexico, ils blaguent en souvenir du bon vieux temps, demandent des nouvelles de quelques connaissances et nous proposent de les accompagner à la séance de dédicace. Il y a une vingtaine de personnes qui attendent les autographes de Billy Boy Arnold, Carlos Johnson et Billy Branch (John Primer et Lurrie Bell se sont déjà éclipsés). Nous attendons à nouveau la fin de la séance pour faire signer nos CD et prendre quelques photos en leur compagnie, j'en profite pour faire dédicacer ma sangle de guitare, c'est la classe... je crois que je vais faire quelques jaloux à la prochaine répète.

Les musiciens semblent fatigués et demain matin ils prennent l'avion assez tôt pour Paris, Billy Branch décline notre offre d'aller boire un canon dans un bar du coin. Tant pis, après quelques poignées de mains et une invitation de Carlos à venir faire un tour à Chicago pour taper le boeuf, nous les quittons déjà bien contents d'avoir pu les côtoyer aussi longtemps. Nous décidons tout de même d'aller boire un coup avant de reprendre la route (sans alcool pour moi, hélas, puisque je conduis). Quelques minutes plus tard, Billy Boy Arnold nous salue amicalement alors que nous sommes en terrasse, puis s'enfonce dans la nuit pour regagner son hôtel, silhouette élégante et frêle éclairée fugitivement par les néons des bars et les phares des voitures. Deux minutes plus tard, c'est Carlos Johnson et Billy Branch (accompagné visiblement de sa femme) qui descendent la rue. Billy nous salue, mais Carlos traverse carrément la rue et lance à la cantonade qu'il a une petite soif. Finalement nous nous retrouvons tous ensemble dans la brasserie, pour une petite discussion d'un peu plus d'une heure sur des sujets assez variés (comme on doute de rien, nous faisons écouter notre reprise de "That Same thing" à Billy et Carlos, qui semblent surtout apprécier la plastique de notre ancienne chanteuse). Carlos me demande quelles sont les mes préférences en matière de blues et mes influences, je lui montre la playlist de mon téléphone et Billy et lui commentent gentiment mes goûts (oh, tiens, j'ai enregistré un disque avec Junior Wells ; ah ouais, avec Kenny Neal aussi, il est sympa Kenny). Soudain, Carlos bloque sur Magic Slim et me demande de lui faire écouter son dernier album, la sortie HP du téléphone étant minable, Billy sort deux mini enceintes de son sac et nous discutons tout en écoutant "Raising the bar" pendant que Carlos bouge au rythme du shuffle en sirotant une vodka tonic. Billy s'engage soudain dans une discussion plus sérieuse sur la politique et le racisme, nous pose des questions sur la situation en France et sur la manière dont nous percevons Obama. On en vient même à parler philosophie. Incroyable.
Vers une heure du matin, je donne le signal du départ car je commence à fatiguer et j'ai deux bonnes heures de route devant moi. Après de longues et chaleureuses poignées de mains, quelques mots sympas et une nouvelle invitation à Chicago, nous les quittons avec regret. Carlos nous donne même l'accolade. J'ai l'impression de rêver. Je veux que tous les concerts se déroulent de cette manière.

Et hop, la cerise sur le gateau !

samedi 5 novembre 2011

Fantasy de haute volée : Le dragon Griaule, de Lucius Shepard

Avec le décès de Jacques Chambon en 2003, éditeur attitré de Lucius Shepard en France, les fans de l’écrivain américain pouvaient craindre le pire. C’était sans compter sur le travail de Jean-Daniel Brèque, son traducteur, et des éditions du Bélial, qui depuis 2005 ont entrepris de publier les meilleurs textes de Shepard. Après deux recueils de nouvelles et un court roman relevant très clairement du fantastique, registre de prédilection de l’auteur, Le Bélial édite un recueil de nouvelles de fantasy, une sorte de méta-roman comme le spécifie la quatrième de couverture, regroupant les textes du dragon Griaule. La génèse de cet univers remonte à la publication en 1987 du recueil Le chasseur de jaguar, dans lequel figure “L’homme qui peignit le dragon Griaule”, une nouvelle de grande qualité mais qui dans l’esprit de son auteur ne devait pas donner lieu à une suite. C’était sans compter sur les fans et sur la pression des éditeurs, qui réclamèrent régulièrement d’autres textes se déroulant dans cet univers. Visiblement peu enthousiaste à l’idée de renouer avec Griaule (du moins en ce qui concerne les trois textes les plus récents), mais paradoxalement assez inspiré, Lucius Shepard a imaginé finalement les six récits qui composent cet excellent recueil, accompagnés dans la présente édition d’une postface brève mais éclairante.

“Je ne crois pas que Griaule pourrait percevoir une menace dans un processus aussi subtil que l’art, leur dit Meric. Nous procéderons comme si nous allions l’illustrer, orner son flanc d’une authentique vision, alors que cependant nous l’empoisonnerons avec la peinture”.


Seul texte à ne pas être inédit, “L’homme qui peignit le dragon Griaule” a néanmoins bénéficié d’une nouvelle traduction de la part de Jean-Daniel Brèque, gage par conséquent d’une certaine unité, voire d’une harmonie stylistique avec les textes plus récemment traduits. Le choix de débuter le recueil par cette longue nouvelle s’imposait donc sur le plan éditorial à défaut de l’être sur le plan de la chronologie pure. Dans la postface, Shepard souligne avec une malice légèrement teintée d’ironie à quel point la fantasy l’irrite, on peut par conséquent être étonné qu’il ait choisi l’un des symboles les plus puissamment évocateurs de cette littérature pour le reprendre à son compte (dans sa postface il explique qu’un petit joint fumé à l’ombre d’un arbre lui aurait donné cette idée saugrenue). Mais lorsque Lucius Shepard écrit de la fantasy il ne fait rien comme les autres et c’est avec un malin plaisir qu’il s’éloigne des codes du genre, voire les détourne à des fins insoupçonnées. Griaule est le nom d’un dragon géant, une bête énorme, sans équivalent, mais définitivement réduite à l’impuissance par un charme jeté par un magicien intrépide. Depuis des siècles Griaule n’est qu’une masse informe parfaitement intégrée dans le paysage, sur ses flancs pousse une végétation dense et pleine de vigueur, si bien que le voyageur égaré confond aisément le dos du dragon avec les collines environnantes. Dans ses entrailles rodent quelque bête fabuleuse qui participe à l’étrange écosystème de Griaule ou des parasites qu’il ne fait pas bon croiser au détour d’un chemin. Bien que la plupart des dragons aient disparu de la surface de la Terre et relèvent partout ailleurs de la légende, l’homme s’est accoutumé à cette étrangeté, une ville, Téocinte, s’est développée à proximité et sur son dos les chasseurs d’écailles ont érigé un véritable village. Mais si le corps du dragon est frappé de léthargie, son esprit est toujours vivace et son influence façonne la vie des hommes et des femmes qui vivent à proximité et qu’il soumet à sa volonté insidieuse. Las de voir leur destin régi par un reptile à moitié fossilisé, fut-il le plus grand dragon de son espèce, les autorités locales cherchent un moyen de le tuer définitivement. Les projets ne manquent pas, mais finalement la patience des hommes aura raison de la volonté du dragon, à moins que cet étrange plan, qui consiste à peindre intégralement le corps de Griaule en espérant que les toxines contenues dans la peinture aient raison de son métabolisme, ne soit un énième avatar de ses obscurs desseins. Histoire d’amour empreinte d’une profonde mélancolie tout autant que fable sur la politique comme objet de manipulation des masses (ou le contraire), on serait tenté de croire que dans ce jeu de dupes, qui consiste à tromper l’adversaire en permanence, l’art puisse puisse fonctionner comme un vecteur de subversion. Un moyen d’échapper à ce contrôle et de libérer la parole tout autant que l’action politique. Ce serait bien trop simple, voire simpliste, et bien que Shepard joue constamment sur cette cruelle ambiguïté, le lecteur ne préservera pas bien longtemps ses illusions.

Un peu moins convaincante sur le fond et sur la forme, “La fille du chasseur d’écailles” n’en contient pas moins quelques thèmes intéressants. Après avoir subi une tentative de viol, une jeune femme réputée pour sa beauté et ses moeurs quelque peu légères, est contrainte de fuir dans les profondeurs des entrailles de Griaule, afin d’échapper à ses poursuivants. Catherine découvre un monde dont elle ne soupçonnait pas l’existence, dans ces cavernes de chair, des êtres humains dégénérés vivent en symbiose avec le dragon, le débarrassent de ses parasites internes en échange de sa chaleur et de sa protection. Prisonnière de Griaule, qui semble lui réserver un destin bien particulier, Catherine vit recluse dans cet étrange écosystème, apprend à connaître à force d’études et de patience la physiologie de la bête, les étranges facultés des substances qu’il sécrète, des plantes ou des animaux parasites qui peuplent ses entrailles. Catherine prend conscience peu à peu du rôle que Griaule lui a attribué et dans quelle mesure le dragon la manipule et s’insinue dans son esprit pour réaliser ses propres desseins. Lente plongée dans un monde organique fascinant mais étouffant, cette nouvelle est l’occasion de découvrir un autre aspect de Griaule et de son pouvoir de suggestion, peu à peu se dessine un plan, que l’on peine à comprendre mais dont lentement se matérialisent les contours, avec pour corollaire l’idée que pour un monstre de son envergure, les humains ne sont rien d’autre que des pions.

“Au cas où vous en douteriez, je vous prie de réfléchir à tout ce que vous avez appris à ce jour : vous comprendrez de quoi j’étais capable lorsque je n’avais aucun pouvoir et je vous laisse imaginer ce qui pourrait se passer à présent que j’en ai beaucoup.”

Manipulation, pouvoir,, libre-arbitre, révolte. Des thèmes qui constituent le fil directeur de ce recueil et qui sont à nouveau au coeur de la nouvelle “Le père des pierres”, un récit qui fonctionne comme une enquête policière. Un avocat est chargé d’assurer la défense d’un lapidaire responsable du meurtre de Mardo Zemaille, grand prêtre du temple du dragon, une secte qui rêve de redonner vie au sorcier responsable du sort de Griaule. Retrouvé près du corps du prêtre et de l’arme du crime (une gemme d’une taille et d’une qualité exceptionnelles), l’homme affirme qu’il n’a pas agi pour se venger de Zemaille, qu’il accusait jusqu’à lors d’avoir dévoyé sa fille, mais sur injonction de Griaule, qui souhaitait par son intermédiaire se débarrasser d’une menace. Le récit, psychologique et sulfureux, est centré sur l’enquête menée par l’avocat, dont on comprend rapidement qu’il est manipulé par les deux partis.

Tout comme le texte précédent, “La maison du menteur” se déroule à une époque indéterminée, loin dans le passé si l’on en croit le récit qui met en scène les amours entre un truand un tantinet rustique et une femme-dragonne. Deux êtres à priori totalement contrôlés par le dragon endormi, lui-même aiguillonné par un instinct qui lui intime de se reproduire (pas facile lorsqu’on mesure plus de mille mètres de long et que l’on est endormi depuis des siècles). L’homme n’est ici plus seulement manipulé par le dragon, il incarne Griaule sous une forme humaine et sa semence donnera naissance à un véritable dragon. Le thème de la manipulation s’efface d’ailleurs face à une histoire d’amour impossible entre deux individus que tout oppose (impossible de par leur nature, mais également impossible au regard des hommes), incapables de distinguer leurs sentiments de leurs instincts. Sorte de parabole sur le droit à la différence et sur l’intolérance des hommes, “La maison du menteur” est un très beau texte qui montre Griaule sous son aspect le moins sombre et l’humanité sous celui qui est le sien depuis toujours, à savoir cruelle et stupide.

“Mais c’est vrai ! J’ai été manipulé ! Griaule s’est servi de moi !
L’autre parut réfléchir sérieusement à cette hypothèse. C’est possible, dit-il finalement. En fait c’est même probable, j’imagine.
Cette déclaration fut loin de susciter l’enthousiasme de la foule.
Mais il y a un problème... reprit le blond avec un sourire. On ne peut pas pendre Griaule, pas vrai ? Alors tu vas payer à sa place.”


On passera un peu plus rapidement sur “L’écaille de Taborin”, une nouvelle non dénuée de qualités mais curieusement bien moins prenante que les textes précédents. Deux jeunes gens, George le numismate et Sylvia la prostituée, sont transportés dans une dimension parallèle (à moins qu’il ne s’agisse des rêves de Griaule) dans laquelle le dragon est bel et bien vivant et maintient une poignée d’humains sous sa coupe. Ces derniers sont parqués selon le bon vouloir du monstre. George et Sylvia sont donc contraints de (sur)vivre ensemble jusqu’à ce que le dragon leur indique les motifs de leur présence dans cette dimension parallèle. Le texte vaut surtout pour ses dernières pages, dans lesquelles le dragon tente dans un ultime sursaut vital, d’échapper à son funeste destin, avant que la cupidité des hommes ne se charge de découper son cadavre pour en faire des reliques bon marché.

“Ils s’attaquèrent à lui dès le lendemain, tous les profiteurs, les truands et les entrepreneurs, ceux qui avaient des droits sur son cadavre et deux qui n’en avaient aucun. Leur terreur sacrée annihilée par l’avidité, une pulsion presque aussi forte que la peur. Ils grouillèrent bientôt sur sa dépouille, qu’ils découpèrent et dépecèrent, puis ils excavèrent la colline où il avait chu, se lançant à la recherche de son trésor.”

Ultime et dernier texte au sujet du dragon Griaule “Le crâne” est aussi est surtout le morceau de choix de ce recueil. Une petite novella qui confirme le retour d’un Lucius Shepard au sommet de son art. On pouvait penser qu’il manquait à l’auteur ce petit quelque chose d’indéfinissable, cette urgence et cet engagement, qui faisaient toute la force des textes qu’il écrivait dans les années quatre-vingts. Il n’en est rien, Shepard est encore capable d’écrire dans la veine sud-américaine de ses débuts. Il est d’ailleurs symptomatique de constater que pour ce faire, Lucius Shepard a déplacé le théâtre des opérations dans un pays qui fait furieusement penser au Guatemala et politisé son texte autant que possible. Désormais Griaule est mort et ne subsiste plus que son crâne, déplacé sur le coup de tête d’un petit roi imbus de sa personne jusqu’au Temalagua. Envahi par une végétation luxuriante qui tente de reprendre ses droits, le crâne accueille pourtant une étrange communauté, qui agit de manière discrète et semble répondre à la volonté du dragon, mort depuis plus d’un siècle. L’âme de Griaule habiterait-elle encore ce crâne ? Quels sont ses desseins désormais ? Quel rôle joue la belle Yara, surnommée la endriaga ? L’humanité devra-t-elle à nouveau subir la volonté obscure d’un dragon manipulateur ?

On aurait pu croire qu’en abordant le registre de la fantasy, Lucius Shepard adoucisse son discours et se tourne vers une littérature moins engagée, davantage axée sur le divertissement. Les six textes qui composent ce recueil prouvent à chaque page le contraire. Lucius Shepard reste un auteur profondément ancré dans le réel, fidèle à lui-même il continue d’explorer l’âme humaine et bien évidemment ses nombreux travers. Avec une acuité étonnante et une sensibilité à fleur de peau il observe la société, en dénonce les dérives, toujours à travers le prisme de l’individu, de ses douleurs, de ses erreurs et de ses doutes. Ecrivain politique avant toute chose, Lucius Shepard est encore et toujours un styliste hors pair, doté d’une plume élégante et raffinée. Un écrivain qui échappe à toute classification, à toute tentative d’étiquetage pour maintenir envers et contre tout son cap, celui d’une littérature exigeante et foncièrement originale.

lundi 31 octobre 2011

FoxyLadyProject

Ceci est la reprise d'un billet de réflexion de la documentaliste du blog d'à côté, juste pour faire envie à qui-vous-savez
Hier, au festival de la Guitare d'Issoudun, sur le stand du luthier Franck Cheval, j'ai vu un livre magnifique qui m'a mise au bord de la transe. Son sujet n'était pas l'objet de mon admiration, bien que ce livre exceptionnel rassemble une impressionnante collection de guitares. A gauche, la présentation, à droite la photographie d'une guitare. Grandeur nature. 
Oui, c'est là que se situe la caractéristique exceptionnelle de ce livre : il mesure 109 par 47 cm de large, est relié de soie rouge, composé d'un papier agréable au toucher et qui se feuillette aisément (ce n'est pas une mince affaire avec des pages d'un demi mètre carré), et la mise en page est superbe, avec des photographies d'une qualité supérieure. Seule raison pour laquelle il n'est pas encore dans ma bibliothèque : il coûte 375 euros (housse, pardon coffret compris : un carton fort, avec une poignée, estampillé "OUI, CECI EST UN LIVRE"). Pour l'admirer, c'est , et en musique (mais ça ne vaut pas le feuilletage en vrai).
Ce livre m'a rappelé les merveilles qu'on trouve dans les bibliothèques : les manuscrits enluminés, mais aussi les 10 volumes de la description d'Égypte, les reliures des volumes de la bibliothèque du château de Chantilly (avis aux Picards  et aux Francilliens : le château de Chantilly est une merveille et sa bibliothèque un paradis de bibliophiles), ou plus contemporains, les derniers Citadelle & Mazenod de la collection Variation. Plus abordables, j'aime beaucoup les pages vieux rose des éditions Gaïa, le grain particulier du papier de certaines publications d'Actes Sud. J'aime bien les couvertures qui changent de l'ordinaire, comme le petit tas de laine figurant un mouton sur Qui a tué Glenn ?, celles qui sont en relief, ajourées. J'aime aussi les atlas, les herbiers, les belles mises en pages.
Bref, l'avenir du livre, c'est de proposer du contenu mis en forme, au numérique comme en papier, et dans le cas du livre matériel de la mise en forme qui en fasse un bel objet, une chose à part entière, qu'on a envie de poser sur une étagère, de mettre sur un lutrin, de tenir dans la main, de caresser du bout des doigts, qu'on détaille page après page dans les moindres détails. La dématérialisation apportera avec elle de nouveaux outils, de nouvelles manières de lire (le dictionnaire intégré, les hyperliens, le multimédia, et tout ce qu'on n'a pas encore inventé), et ce sera très bien. Les tablettes et autres liseuses sont encore un peu chères, mais bientôt à portée de toutes les bourses et remplaceront le papier dans de nombreux usages. Mais pas le beau livre, celui qui donne à voir, à toucher  autant qu'à lire. Il faut que les éditeurs jouent de la matérialité comme ils doivent jouer du multimédia pour proposer autre chose que le contenu brut. Sinon, les auteurs se passeront d'eux, et ce seront les distributeurs qui prendront le relai. Les œuvres y perdront un regard critique, et cette mise en forme qui ajoute toujours au bonheur de lire.

jeudi 27 octobre 2011

Meurtres en Egypte : Les enfants d'Alexandrie, de Françoise Chandernagor

Pour nous changer des affres floridiens, quoi de plus dépaysant que de nous plonger dans l'Antiquité, et dans cette histoire maintes fois visitée : les amours d'Antoine et Cléopâtre. Françoise Chandernagor, qui a su en son temps faire revivre une Maintenon plus vraie que nature, nous entraine cette fois-ci sur les pas de la Reine à nulle autre pareille, par les yeux de sa fille Sélèné. Comme à son habitude, Dame Chandernagor nous offre un roman historique à la trame impeccable, mais avec une atmosphère étonnante. Elle prend le parti d'en appeler à un rêve, vieux procédé littéraire bien oublié, dans lequel son héroïne apparaît, la réclame (en grec ancien !). Elle entremêle parfois au récit des considérations techniques sur la difficulté d'écrire l'histoire, les libertés qu'elle se permet ou qui lui sont soufflées par l'ombre onirique de Sélèné, des fragments d'inventaires d'antiquaires contemporains. Le tout peut sembler parfois un peu déroutant, mais en fin de compte, quel régal pour l'historienne !
Nous voici donc à Alexandrie, quasiment confinés dans le palais où sont élevés les enfants de Cléopâtre. Il y a là Césarion, le fils de Jules César et héritier de la couronne d'Égypte, un tout jeune homme déjà au fait de la politique ; les jumeaux Cléopâtre Sélèné et Hélios Alexandre, et le petit dernier Ptolémée Philadelphe, fruits de des amours de la Reine et de l'Imperator Marc Antoine. Bientôt arrive Antyllus, le fils aîné de Marc Antoine et de sa première épouse Fulvie, et Iotapa, petite princesse mède destinée à épouser Césarion, qui a la consistance d'une ombre. Tout ce petit monde joue, fait des caprices et parfois s'interroge, dans les jambes des nourrices, des pédagogues et de quelques personnages hauts en couleurs. De temps en temps, des choses extraordinaires viennent briser la monotonie de la vie du palais, loin des parents, comme ce voyage en Syrie pour rejoindre Marc Antoine défait par les Parthes. Et puis, au loin, comme un grondement d'orage, la politique recouvre d'un voile inquiétant chacun des gestes des enfants. Enfin, en paroxysme, l'affrontement de Marc Antoine et Octave se termine aussi tragiquement qu'on le dit, et pour les enfants c'est le bouleversement ou la mort. Il n'y a plus qu'à attendre le second tome...
L’immixtion de l'auteure dans le récit m'a un peu gênée au départ. Mais, la dernière page refermée, on espère que Sélèné reviendra hanter Françoise Chandernagor, pour le meilleur. Les Mémoires d'Hadrien restent inégalées, mais Les enfants d'Alexandrie offrent une aussi belle plongée dans le temps que Murena.

mercredi 26 octobre 2011

Polar désespérant : Ile flottante infestée de requins, de Charles Willeford

Surtout connu pour une série de polars se déroulant à Miami et mettant en scène un flic au bout du rouleau mais plutôt fin limier (voir la chronique de Miami Blues, Charles Willeford a commis, avant de mourir sans avoir pu toucher le jackpot, quelques chefs d’oeuvres du roman noir parmi lesquels Combats de coqs, La messe noire du frère Springer et Ile flottante infestée de requins ; ce dernier étant considéré par l’auteur comme son meilleur livre.

La structure même du roman a de quoi dérouter les amateurs d’intrigues classiques bétonnées, les fanatiques de la procédure policière et autres Hercule Poirot en herbe. D’ailleurs, il n’y a pas d’intrigue dans Ile flottante infestée de requins et il n’y a pas non plus le moindre flic. J’en vois déjà qui crient à l’arnaque, mais pas d’inquiétude à avoir, le roman contient son lot de salauds, psychopathes et fêlés de service oeuvrant en toute impunité. D’une certaine manière, Ile flottante infestée de requins rappelle Un tueur sur la route ou bien encore American psycho par sa capacité à incarner la mal et à jouer sur le processus d’identification du lecteur. L’histoire est découpée en quatre récits entrecroisés, ceux de quatre jeunes hommes proches de la trentaines, jeunes, beaux, aisés, célibataires... quatre jeunes imbéciles en somme, qui tuent l’ennui à coups de bières et de commentaires machistes sur la gent féminine à la terrasse d’une piscine. L’alcool et la testostérone aidant nos quatre gaillards se lancent dans un défi insensé, l’un d’entre eux (censé être le bourreau des coeurs de ces dames) devra en moins de deux heures emballer une jeune femme dans le lieu réputé pour être le moins évident en la matière, à savoir un cinéma drive-in, et la ramener chez lui. Sauf que le pari tourne mal. En guise de trophée, c’est une junkie de 14 ans à moitié défoncée que le bellâtre embarque dans sa bagnole. Quelques kilomètres après la sortie du drive-in, l’adolescente vomit une partie de ses tripes sur le tableau de bord et meurt d’une probable overdose. Sauf que nos lascars décident de ne pas prévenir la police et de régler le problème à leur manière, c’est à dire sans beaucoup d’élégance. Les récits suivants permettent de suivre les parcours croisés de ces quatre amis sur une période plus longue, tous semblent s’être parfaitement intégrés à la société et leur aventure d’un soir a été enterrée sous une chape de plomb. Pour résumer assez brièvement, le second protagoniste devra faire face au mari jaloux d’une jeune femme qu’il espérait séduire, mais en guise de nuit d’amour il devra défendre chèrement sa vie dans un jeu de cache cache à travers la ville. Le troisième tentera par tous les moyens d’échapper à l’emprise d’une femme acariâtre, pingre et frigide par dessus le marché. Le quatrième est dans une situation assez similaire, sauf que la femme à laquelle il tentera d’échapper est beaucoup plus âgée que lui, immensément plus riche et incroyablement possessive.

Willeford fait partie de ces écrivains fascinés par Miami, à croire que la ville est un terrain de jeu de prédilection pour les psychopathes refoulés et autres détraqués en tous genres. Mais l’on comprend aisément que la réunion d’ingrédients aussi variés et toxiques que l’argent, la drogue, les filles faciles et un vivier inépuisable de victimes désignées puisse attirer une certaine clientèle criminelle. A vrai dire tout le monde, ou à peu près, semble travailler du chapeau du côté de la Floride et l’on peine parfois à distinguer les bandits des honnêtes gens. Effet de loupe ou prisme déformant d’une réalité fatalement complexe, Willeford dresse le portrait d’une cité infestée de requins prêts à fondre sur une victime au moindre signe de faiblesse. Une ville où quatre “sympathiques” jeunes gens peuvent en quelques minutes se transformer en psychopathes et où la moindre goutte de sang donne le signal de la curée. La Floride n’est donc pas le paradis escompté et ses longues plages de sable fin, ses palmiers, ses plantations d’agrumes et son climat chaud et ensoleillés fonctionnent comme un trompe l’oeil. Mais à la limite on le savait déjà, Willeford arrive en terrain connu et le lecteur n’est pas forcément surpris par cet aspect criminogène du substrat socio-économique floridien ; même s’il a l’art et la manière de le faire. En revanche, on est totalement fasciné par le glissement psychologique des personnages. Au départ simples branleurs célibataires sérieusement travaillés par leurs hormones, Willeford nous permet d’observer par quels processus psychologiques, quatre jeunes gens dans le vent peuvent se transformer en criminels totalement dénués de remords. Une absence totale de culpabilité, une capacité à la prise de décision rapide et au calcul, qui en font d’authentiques psychopathes ignorés. Portraits croisés de quatre jeunes gens “ordinairement dégueulasses”, selon les propres termes de Willeford, Ile flottante infestée de requins est une plongée dans la noirceur de l’âme humaine, un voyage dans la tête de vrais salopards dont on ne sort pas totalement indemne.